Léopold III en questions

Les défenseurs du Souverain soulignent l’importance des données psychologiques aux origines de la crise royale. La rupture avec le gouvernement, l’entrevue avec Hitler, le remariage… ont été matières à griefs mais le Roi, en restant sur le territoire national, a fait barrage à l’instauration d’un régime dirigée par les SS (1939-1951)

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Revue des troupes dans les années 1930. (Source: général Robert Close, « Léopold III, les « non-dits »  » , Bruxelles, Ligne claire, 2001, hors-texte)

   Même avec le recul du temps, Léopold III demeure un sujet touchy. Qu’on le veuille ou non, le réflexe persiste, quand sont évoqués des faits qui le concernent, de les classer à sa charge ou à sa décharge, même s’il n’en put mais. Les questions posées ne changent pas et survivent aux réponses fournies de longue date mais trop nuancées pour séduire le café du commerce. Elever le débat est l’ambition du Cercle Léopold III, créé en 2002 sous le haut patronage de la princesse Maria Esmeralda. Oui, on y défend l’honneur d’un Roi, mais en recherchant sincèrement la vérité, même si elle doit conduire à mettre des bémols au bilan du règne.

   La démarche a débouché sur un ouvrage collectif [1], qui ne risquait certes pas d’être un nouveau pamphlet politicien, mais se trouve tout aussi éloigné des hagiographies trop ferventes. L’intention une fois saluée, regrettons qu’elle soit desservie par quelques scories, comme l’emploi de l’expression incongrue de « Rois de Belgique » (pp. 23, 32) ou l’ample recours au « journal des événements » (p. 34) du général Raoul Van Overstraeten, aide de camp puis conseiller militaire, sans préciser que ce prétendu journal ne fut pas écrit au jour le jour mais largement reconstruit ultérieurement [2].

   L’ensemble s’articule aux interrogations les plus récurrentes adressées à l’association au cours des années 2012 à 2014. Sans surprise, c’est le remariage qui est arrivé en tête de liste (30 %), suivi de l’attitude à l’égard des questions humanitaires et du sort des Juifs (15 %), puis – à égalité (10 %) – de la politique d’indépendance et de neutralité, de l’entrevue de Berchtesgaden avec Hitler, de la déportation du Roi à la fin de la guerre (parfois présentée comme volontaire) et de l’abdication (parfois perçue comme une faiblesse). En queue (5 %) viennent la décision de capituler le 28 mai 1940, le choix de rester en Belgique plutôt que de suivre les ministres et les activités du « Roi prisonnier » sous l’occupation. Sur chacun de ces points sont proposés des dossiers bien étayés par l’historiographie et divers témoignages.

   Entre les chapitres, un dénominateur commun au moins s’impose: celui de l’importance des données psychologiques dans l’enchaînement des événements. C’est le nez de Cléopâtre qui déjouera toujours les constructions intellectuelles fondées sur le déterminisme des seules forces profondes. Le rôle de notre quatrième souverain aurait sans doute été moins controversé sans « son caractère bien trempé, entier, manquant parfois de souplesse » (p. 15). Ce qui peut être dit aussi de certains de ses interlocuteurs… Rien de plus équilibré à cet égard que ce propos de la princesse Esmeralda, qui se voue inlassablement à la mémoire de son père: « J’ai l’impression qu’avec le temps, cela devient plus serein, et on se rendra mieux compte de sa personnalité avec ses erreurs, mais aussi du fait qu’il était totalement honnête » (interview au journal Le Soir, 26 avril 2014, citée p. 16).

   Le comédien Jean Piat, ami des dernières années, décelait chez le roi Léopold « le regret peut-être de n’avoir pas obtenu un rendez-vous mérité et nécessaire avec l’Histoire et la Vérité » (p. 3). Ses défenseurs, pourtant, n’avaient pas ménagé leurs peines pour fournir des éléments solides de réponse aux condamnations sans appel. En face, force est de constater que l’ampleur des recherches impressionne moins. Une exception de taille, cependant, et qui fit grand bruit: l’étude de Jean Stengers, dont la première édition parut en 1980, sur la rupture de 1940 attribuée par le professeur de l’ULB à une politique personnelle du chef de l’Etat, incompatible avec celle du gouvernement et mise en œuvre inconstitutionnellement [3]. Celui qui s’était ainsi fait étriller, sans avoir pu se défendre face à l’historien, en fut piqué au vif, d’où sa décision de livrer sa version des faits par des écrits personnels et d’autres documents. Destinés à être publiés post mortem, ils le furent l’année du centenaire de sa naissance [4]. Très étoffé sur certains sujets, ce « testament » en laisse toutefois d’autres dans l’ombre, tantôt par retenue à l’égard des acteurs, tantôt en raison de l’imbrication avec des aspects d’ordre privé. Toute source, du reste, même la plus précieuse, appelle la confrontation avec les autres. C’est bien pourquoi il faut, vingt fois sur le métier, remettre l’ouvrage.

   De la contribution du Cercle Léopold III, on retiendra quelques mises au point peu susceptibles de trouver des contradicteurs sérieux, mais bien nécessaires pour le public non connaisseur, confronté aux rumeurs qui courent toujours. Ainsi pour l’entrevue du 19 novembre 1940 avec Hitler au Berghof, sa résidence de villégiature à Berchtesgaden, qui a prêté à maintes confusions. Il ne fut pas question d’y accepter la moindre inféodation: le Roi ne le pouvait ni ne le voulait. Les vrais collaborateurs, qu’on trouvait au sein du Vlaams Nationaal Verbond (VNV), pour ne citer que lui, étaient d’ailleurs des plus antiroyalistes et leur chef Staf De Clercq signala, en février 1941, avoir remis à la Militärverwaltung (administration militaire) un dossier sur la « conspiration d’un certain nombre d’instances belgicistes et l’attitude équivoque du Roi et de la Cour » (cité p. 54). Sur la rencontre avec le Führer, le Souverain s’est exprimé dans son livre comme suit: « La vérité est que je me suis rendu à Berchtesgaden pour obtenir la libération sans discrimination des prisonniers de guerre, une augmentation de la ration alimentaire et l’allégement des charges économiques et financières qui pesaient sur la Belgique. Ces points sont soumis à un préalable: le maintien de l’indépendance nationale. Je n’y ai engagé aucune négociation politique. J’en suis revenu en n’ayant pris aucun engagement, n’ayant rien cédé et n’ayant rien promis » (cité p. 69). Il faut savoir que cette version est pleinement corroborée par deux témoins dont on dispose des relations. L’un est partiellement et l’autre totalement indépendant du Roi: le général Van Overstraeten, qui n’hésitait pas à afficher ses désaccords, et l’interprète allemand Paul-Otto Schmidt.

   Les gestes posés pour le bien-être de la population et surtout le sauvetage des Juifs sous l’occupation constituent un autre point sensible. Même si on imagine mal que les nombreuses démarches de la reine Elisabeth pour empêcher des déportations – qui lui valurent d’être reconnue Juste parmi les nations par le mémorial israélien Yad Vashem en 1965 – aient été entreprises sans l’aval de son fils, il n’en est pas moins vrai qu’un certain air du temps, méfiant envers le « peuple élu » , a pu déteindre sur le Palais. Encore faut-il, sous peine de n’y rien comprendre, mesurer toute la distance qui sépare l’antisémitisme catholique ou socialiste, nourri des craintes de collusion avec le bolchevisme ou le capitalisme, et le projet exterminationiste sur lequel déboucha le national-socialisme allemand. Mutatis mutandis, on ne soupçonnera pas tout qui pourfend les inégalités et la bourgeoisie d’aspirer à un Goulag qui engloutirait les ennemis de classe par millions! Léopold III apparaît du reste, dès la fin des années ’30, préoccupé par le sort des Juifs en Allemagne. Il demande ce qu’il pourrait faire en leur faveur à Chaïm Weizmann, le futur président de l’Etat d’Israël, qu’il reçoit en 1938. Après mai 40, le successeur d’Albert Ier, qui se souvient des atrocités perpétrées par l’envahisseur contre les civils pendant la Première Guerre mondiale, intervient maintes fois auprès du gouverneur militaire, le général von Falkenhausen. En demeurant sur le territoire national, observe Louis Van Leemput, il « a épargné à la Belgique un régime de Zivilverwaltung, dirigé par les SS. Les conséquences d’une administration civile auraient été autrement épouvantables » (p. 79).

   Difficile à admettre, même par les monarchistes les plus convaincus, le remariage de celui qui s’affirmait prisonnier de guerre constitue aujourd’hui encore, on l’a vu, la pierre d’achoppement principale. Les souvenirs personnels du président du Cercle, Jacques Borgers, enfant à l’époque et dont le père était prisonnier de guerre, incitent pourtant à nuancer l’ampleur du traumatisme suscité dans l’opinion. « Il (le père) nous a dit que les prisonniers n’avaient pas fait de remarques et qu’ils comprenaient ce mariage, surtout en pensant aux enfants royaux » , lesquels retrouvaient ainsi une maman (pp. 99, 100).

   Quant à l’envoi en Allemagne du Roi et de sa famille (la reine Elisabeth exceptée), décidé en juin 1944, faut-il encore dire qu’il n’eut rien d’un exil doré ? La description des conditions de vie dans le sinistre château d’Hirschstein aux salles vides, aux murs couverts de moisissure, aux plafonds crevés, aux châssis rongés par l’humidité… devrait être suffisamment éloquente, sans parler de l’exposition aux bombardements alliés. La famille royale « souffrit de la faim au quotidien, le petit Alexandre de rachitisme, Albert d’un œdème dû à la faim et tous tombèrent malades à l’exception du Roi » (p. 90).

   Après la guerre, en dépit du conflit persistant avec le gouvernement et des critiques étalées sur la place publique, il alla de soi pour la majorité des Belges que l’impossibilité de régner de Léopold III devait prendre fin. 57 % s’exprimèrent en ce sens lors de la consultation populaire de 1950. L’abdication face à l’agitation organisée par ceux qui avaient perdu dans les urnes doit-elle être, dans ces conditions, interprétée comme le résultat d’un déficit de la volonté ? « Les ministres ont été très injustes vis-à-vis de moi. Ils sont fort peu intéressants. La situation actuelle ne va pas toujours durer, il faut compter sur la Providence » , avait déclaré le Souverain, le 3 août 1945, au comte Arnold de Looz-Corswarem, ancien commandant de bataillon, officier de cavalerie et aviateur, dont le témoignage est ici publié pour la première fois (pp. 117-144, citation p. 130). Cinq ans plus tard, le petit filet d’optimisme qui coulait encore avait-il disparu ? A défaut de pouvoir dire si l’effacement était évitable, on en connaît au moins les nombreuses causes, différemment dosées selon les points de vue: le refus des ministres de retirer les propos tenus contre le Roi en 1940, la pression de la rue avec le danger d’une guerre civile sanglante, les inquiétudes anglo-américaines de voir remises en cause par Léopold III les livraisons d’uranium du Congo… sans oublier le revirement du Parti social-chrétien, principal soutien affiché rue de la Loi. Quelques semaines avant le débat parlementaire sur la « transmission des pouvoirs royaux » , le Premier ministre Jean Duvieusart aurait déclaré à Pregny, à propos du retour pur et simple pour lequel son parti avait fait campagne (obtenant la majorité absolue dans les deux chambres): « Croyez-vous encore à saint Nicolas, vous ? » (p. 114)

   Ceci étant, à côté de la versatilité politicienne ordinaire, à côté aussi de l’agenda caché républicain de certains opposants à Léopold III, il n’est pas moins remarquable que chez la plupart de ceux-ci, le jugement négatif sur les actes et les positions de l’homme n’avait pas entamé la foi dans les bienfaits de l’institution royale en Belgique. Le journaliste Christian Laporte rappelle à cet égard que le socialiste et très antiléopoldiste Achille Van Acker, ancien Premier ministre et président de la Chambre, est aussi celui qui professait que notre pays a besoin de la monarchie comme de pain…

P.V.

[1] Jacques BORGERS, Jean-Louis Van De WOUWER & Louis Van LEEMPUT, Léopold III. Une envie de vérité, préface de Jean Piat, épilogue de Christian Laporte, Bruxelles, Homes International, 2017, 185 pp. + xxxii pp. de photos hors texte. www.cercleleopoldiii.org

[2] Sous le joug. Léopold III prisonnier, Bruxelles, Didier-Hatier (coll. « Grands Documents » ), 1986, 315 pp. L’éditeur a aussi omis cette précision.

[3] Léopold III et le gouvernement: les deux politiques belges de 1940, 2è éd. augm., Bruxelles, Racine, 2002, 362 pp.

[4] Pour l’histoire. Sur quelques épisodes de mon règne, Bruxelles, Racine, 2001, 248 pp.

3 réflexions sur « Léopold III en questions »

  1. Dans la vidéo, votre très estimé journaliste, Monsieur Laporte, relève que les rois et reine d’Europe étaient partis en Angleterre avec leur gouvernement, a l’exception de Léopold III. En fait, c’est exacte. Mais il faut savoir que le reine des Pays-Bas ne voulait pas quitter son pays et que c’est sur ordre du Royaume Uni que le bateau qui devait la conduire en Zélande près des troupes qui résistait encore, à convergé vers l’Angleterre où elle a dû débarquer.. En réalité, la reine avait la même intention que notre roi. ( voir Roger Keyes, un règne brisé, T 1, chapitre XVII )
    Bien à vous.

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  2. Cher M.Winandy,
    Vous avez tout à fait raison. On ne m’a malheureusement pas donné l’occasion d’expliciter un tant soit peu mes réponses…
    Merci en tout cas pour votre intérêt et l’importance du respect de l’Histoire. C’est qu’il est temps de remettre définitivement certaines choses au point… Pour l’Histoire… et pour la vérité!
    Christian Laporte

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  3. En effet, la reine Wilhelmine avait fait exfiltrer les membres de sa famille mais elle même a voulu, en vain, rester au pays. Son absence a laissé les coudées franches à l’occupant dont les exactions ont pris, dès lors, beaucoup plus d’ampleur que chez nous. Mais pendant les années de la crise royale en Belgique, cet élément de comparaison n’a pas joué. Il avait manifestement échappé à la plupart des contemporains. Bien à vous

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