L’Eglise martyre au Congo indépendant

Sur la chapelle-mémorial de Kongolo à Chastre (Brabant wallon) sont recensés les noms de 216 victimes des troubles qui ont suivi l’indépendance congolaise. La grande majorité est composée de missionnaires massacrés lors de la rébellion des Simba en 1964. Anticolonialiste, animiste ou communiste, la haine s’est donné libre cours (1960-1967)

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La chapelle-mémorial de Kongolo à Gentinnes (Chastre). Sur la façade, la stèle en forme d’œuf contenant les noms des martyrs. (Source: Paul Gouverneur, http://www.cathobel.be/2012/05/21/se-souvenir-des-martyrs-de-kongolo/)

   A Chastre (Brabant wallon), dans le domaine du château de Gentinnes devenu celui de la congrégation du Saint-Esprit, s’élève une chapelle de style moderne, épuré, où sont représentés le Christ en gloire et Marie offrant son fils au monde. A l’extérieur, gravés en lettres de bronze sur une stèle en forme d’œuf, symbole de vie, figurent les noms de 216 hommes et femmes, dont 156 prêtres, religieuses et religieux, victimes des rébellions qui ensanglantèrent l’ex-Congo belge au lendemain de son indépendance. Quand le projet de ce mémorial fut conçu, en 1962, il s’agissait d’honorer la mémoire de vingt spiritains sauvagement torturés, fusillés et achevés à Kongolo (nord du Katanga) par des membres de l’Armée nationale congolaise (ANC). Mais quand le monument fut inauguré, le 7 mai 1967, la liste des assassinés avait plus que décuplé…

   Depuis, la tragédie s’est enfoncée dans les brumes d’un oubli qui contraste singulièrement avec l’incessant rappel du sort, certes peu enviable, de Patrice Lumumba ! Le 20 septembre 2014, une cérémonie commémorative en la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, présidée par Mgr André-Joseph Léonard, archevêque de Malines-Bruxelles, et Mgr Marcel Utembi Tapa, archevêque de Kisangani, ouvrait une première brèche dans l’amnésie collective. Mais il manquait encore une enquête exhaustive. Dries Vanysacker, professeur à la faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université catholique de Louvain (KULeuven), l’a menée à bien [1].

   Si la longue série des troubles plongeant notre ancienne colonie dans le chaos s’ouvre dès l’été 1960 avec la mutinerie de la Force publique contre ses officiers blancs, le plus lourd du bilan humain évoqué par le monument chastrois (187 sur les 216) se concentre sur l’année 1964, dans les régions impactées par l’insurrection dite des Simba (Lion en swahili), issus des tribus animistes de la province du Kivu et de la Province-Orientale. Ils seront vaincus en novembre à Stanleyville (actuelle Kisangani), après y avoir pris la population en otage, par les troupes gouvernementales avec l’aide des paras-commandos de l’armée belge. Mais ils auront eu le temps, avant et encore après, de faire preuve, selon les termes du pape Paul VI, « d’une cruauté qu’on voulait croire à jamais bannie des annales de l’humanité après les horreurs de la dernière guerre mondiale » (homélie du 26 février 1965, citée pp.197-200).

   Le récit des exactions remplit la plus grande partie de l’ouvrage du professeur Vanysacker. N’en seront cités ici que quelques exemples éloquents. Dès le chapitre consacré aux antécédents de la rébellion simba, on voit l’hostilité à l’égard des missionnaires coûter la vie à plus d’un, tels l’abbé Thomas Beya, décapité le 25 octobre 1960 par des activistes Kanyoka (Bantous) au petit séminaire de Kalenda, le père Jacob Tegels, prêtre du Sacré-Cœur à Basoko, assassiné par des soldats de l’ANC le 14 février 1961 en représailles après la mort de Lumumba, ou encore les vingt spiritains évoqués plus haut (pp. 5-6). En 1964, à l’apogée des violences, le martyrologe est inauguré le 22 janvier à Kilembe (diocèse d’Idiofa) par les pères Gerard Defever, Nicolas Hardy et Pierre Laebens, oblats de Marie Immaculée, qui succombent sous les coups, les coupures et les tirs d’une bande de partisans du lumumbiste Pierre Mulele (pp. 29-30). Le 26 juin, le premier provincial des maristes du Congo-Rwanda, le frère Edouard Ettinger, est décapité au petit poste de mission de Nikiliza (diocèse d’Uvira) (p. 126). Le 21 août à Bondo, « les croisiers et les frères de Saint-Gabriel sont confrontés aux tribunaux populaires institués selon le modèle chinois, où deux condamnés à mort atrocement torturés étaient étendus face au drapeau de Lumumba. Le moindre faux pas est un prétexte de condamnation à mort, comme si la vie humaine semblait ne plus avoir de valeur » (p. 60). Le 25 novembre, des Simba, rendus furieux par les pertes subies lors de l’intervention des paras à Stanleyville, déferlent sur l’hôpital de Banalia, massacrent le médecin protestant Ian Maurice Sharpe, sa femme et ses trois enfants, le pasteur protestant Dennis Edward Patry, sa femme et leurs deux enfants, le prêtre du Sacré-Cœur néerlandais Hermann Bisschop, les trois sœurs de Saint-Vincent de Gits Nera Planquette, Hilda Tanghe et Julia Clara Vandendriessche… Ces dernières sont violées avant d’être tuées à la lance. La requête du père Bisschop d’une ultime prière avant d’être fusillé « est rejetée avec des rires » . Les corps sont jetés dans la rivière Aruwimi (p. 51). Le 28 novembre voit le colonel simba Abedi Masanga, ivre et enragé d’avoir perdu 700 hommes contre l’armée régulière congolaise, se venger sur les missions de Baraka et Fizi, en bordure du lac Tanganyika, où il assassine de sang-froid les trois missionnaires xavériens italiens Vittorio Faccin, Luigi Carrara et Giovanni Didonè ainsi que le prêtre congolais Athanase Joubert (pp. 126-127). Le 1er décembre à Paulis (Isiro), Marie-Clémentine (Anuarite Nangapeta), sœur de la Sainte-Famille âgée de 25 ans, reçoit une balle à l’épaule et est transpercée d’une lance après avoir refusé les avances sexuelles de Pierre Olombe, plus haut gradé des rebelles de la région, resté tristement célèbre. La religieuse sera déclarée bienheureuse en 1985 (p. 59).

   Le reste à l’avenant… Emprisonnés, injuriés, battus, privés d’eau et de nourriture, les Occidentaux ont parfois la vie sauve parce que tel est le bon plaisir d’un chef qui passe par là (pp. 30, 86), parce qu’un journaliste européen est en visite (p. 126) ou parce qu’un féticheur leur attribue des pouvoirs surnaturels (p. 103). Tout ne tient parfois qu’à un fil incompréhensible, comme à Buta où le colonel simba Augustin Makondo se conduit d’abord en ange gardien des missionnaires avant de devenir leur bourreau (pp. 65-68). Ceux qui n’ont pas été protégés à temps par les forces gouvernementales ou belges le sont parfois par la population locale, tel le père dominicain Arnold Brouns, chef du poste de mission d’Ingi (diocèse de Niangara), qui a pu se cacher dans la brousse pendant des mois grâce à l’aide de paroissiens (p. 94).

   Parmi les membres du clergé catholique, la majorité des 156 morts sont naturellement des Belges (81), suivis par des Néerlandais (36), des Italiens (10), des Luxembourgeois (8), des Congolais (7)… Les ordres ayant payé le plus lourd tribut sont les prêtres du Sacré-Coeur (26), les dominicains et dominicaines (26), les croisiers (23) et les pères blancs (11). 29 protestants, en provenance de pays anglo-saxons et en majorité au service de l’Unevangelized Fields Mission, ont également péri. Le chercheur louvaniste livre aussi les noms de quelques martyrs manquants sur la liste du mémorial brabançon. Et il faut y ajouter les centaines de victimes civiles non prises en compte ici ainsi, bien sûr, que tout ce qui relève du non mesurable, en particulier les séquelles physiques et psychologiques de la tragédie pour celles et ceux qui ont survécu à des tortures et des humiliations indicibles.

   Se pose, bien sûr, la question de savoir pourquoi la haine s’est à ce point focalisée sur les hommes et les femmes d’Eglise, les plus frappés en nombre absolu et davantage encore en proportion de leurs effectifs dans le pays. Leur identification au système colonial et aux revers essuyés ensuite (sécessions du Katanga et du Sud-Kasaï, assassinat de Lumumba…) n’explique pas tout. Mgr Jean Jadot, directeur des Œuvres pontificales missionnaires à Bruxelles après avoir été aumônier général de l’armée au Congo belge, fait état d’une addition de causes où figurent la paupérisation des masses rurales, le rôle délétère des partis organisés sur une base tribaliste mais aussi des influences externes communistes, notamment chinoises, au départ des pays limitrophes: « Les ambassades de la Chine populaire à Bujumbura et Brazzaville ont rapidement joué un rôle majeur dans l’organisation et le financement des opérations révolutionnaires » (p. 169). Est aussi mentionné l’héritage des trafiquants d’esclaves arabes qui ont sévi au XIXè siècle dans l’est du Congo, héritage qui serait un des ingrédients d’ « un cocktail de nature barbare sous le régime rebelle » (p. 169).

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La statue du missionnaire en prière. (Source: http://users.skynet.be/chastre.tourisme/Kongolo.htm)

   Et pourtant, les « Lions » sanguinaires sont restés une minorité. « Il est un fait que les gens ordinaires, c’est-à-dire la majorité du peuple, étaient non seulement opposés à la rébellion, mais ont également montré leur attachement à l’Eglise et à leurs prêtres, frères et sœurs » , témoignera le supérieur général des scheutistes Omer Degrijse à l’issue d’un voyage au Congo en 1965 (cité p. 179). On observera même, après les événements, un regain dans la ferveur et les engagements ecclésiaux. L’avenir en attestera. Malgré la forte concurrence évangéliste, plus de la moitié de la population est baptisée et catholique dans l’actuelle République démocratique du Congo, dont nombre de prêtres desservent aujourd’hui des paroisses en Belgique.

   Au mémorial de Chastre, la statue d’un missionnaire en prière porte cette inscription extraite de la Deuxième épître aux Corinthiens: « Mors in nobis operatur, vita autem in vobis » , « La mort fait son œuvre en nous, et la vie en vous » (4:12 – et non 4:11 comme écrit erronément p. 181). Quand, en août 1964, les insurgés s’emparent de Bumba, les religieux de la paroisse (séculiers, scheutistes et sœurs) se réunissent et tiennent conseil pour décider s’ils vont ou non partir en profitant de la présence d’un avion de ligne qui a atterri en provenance de Léopoldville (pp. 109-110). Leur dilemme n’est pas sans évoquer celui des moines de Tibhirine dans le film impressionnant de Xavier Beauvois (Des hommes et des dieux, 2010). Comme ces derniers, les martyrs du Congo n’ont pas tous été tués en raison seule de leur foi, tant pouvait être confus l’esprit de leurs agresseurs, mais c’est bien pour leur foi qu’ils ont vécu et qu’ils sont morts. Bon nombre des survivants, à côté de ceux qui étaient gagnés par le découragement, l’ont confirmé à leur manière en n’hésitant pas à retourner au Congo afin d’y poursuivre l’action missionnaire. « Ce zèle et cette force intérieure, écrit Dries Vanysacker, sont difficilement explicables » (p. 177)…

P.V.

[1] « Les martyrs oubliés ? » Les missionnaires dans la tourmente de l’insurrection simba au Congo 1964-1966, trad. du néerlandais, Turnhout – Louvain-la-Neuve – Leuven, Brepols – Collège Erasme – Maurits Sabbebibliotheek (coll. « Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique » , 100), 2016, vii-240 pp.

Une réflexion sur « L’Eglise martyre au Congo indépendant »

  1. Un précieux rappel historique, et la mise en évidence d’un monument que je ne connaissais pas. Merci, FJ.

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