Dimanche 10 novembre 1918, vers six heures du matin. Au poste frontière limbourgeois d’Eisden, le dernier Roi de Prusse et Empereur d’Allemagne demande à être admis aux Pays-Bas. La décision ne tarde pas: il est autorisé à entrer en tant que « personne privée » . Dans le train spécial de ce particulier pas très ordinaire se trouve une suite de septante personnes, dont une vingtaine de militaires du Sturm-Bataillon Rohr… La veille, au Grand Quartier général installé à Spa, l’entourage de Guillaume II l’a convaincu qu’il devait partir, notamment pour préserver sa sécurité. Berlin est alors en proie à la révolution et, selon la relation que le prince héritier fera des événements, le bruit court que des communistes partis de Verviers sont en route pour la ville d’eaux.
Du côté néerlandais, l’arrivée du convoi impérial sera longtemps présentée comme une surprise complète, prenant les autorités au dépourvu, les plaçant devant le fait accompli. Mais cette version est aujourd’hui mise à rude épreuve. En s’appuyant notamment sur des archives diplomatiques étrangères, et comblant ainsi les lacunes des sources nationales sur ce sujet, l’historienne Beatrice de Graaf, professeur à l’Université d’Utrecht, arrive à la conclusion que La Haye ne s’est pas contentée de « voir venir » [1].
Les dernières semaines de la Première Guerre mondiale voient, en effet, se développer des échanges intenses entre le ministre néerlandais des Affaires étrangères Herman Adriaan van Karnebeek et la reine Wilhelmine d’une part, et les hauts responsables politiques du Reich d’autre part. L’objectif de ces contacts strictement confidentiels est d’abord de faire conférer aux Pays-Bas, neutres dans le conflit, un rôle d’intermédiaires qui amèneraient les belligérants à négocier la fin des hostilités au palais de la Paix de La Haye. Le Kaiser se montre d’emblée favorable à la médiation de celle qu’il appelle « meine liebe Cousine » . La menace d’expansion du bolchevisme à travers l’Allemagne, alors que le Tsar de Russie et sa famille ont été exterminés en juillet, ne constitue pas la moindre des motivations à rapatrier les troupes… Mais les officiers supérieurs, qui croient encore pouvoir renverser la vapeur sur le terrain, tardent à jeter l’éponge. Et quand ils s’y résignent, c’est du côté des Alliés que la proposition hollandaise coince.
Les civils qui ont pris les rênes dans le nouveau gouvernement allemand, sous la conduite du chancelier social-démocrate Friedrich Ebert, tendront en vain la perche. Ils se heurteront à la volonté de la France et de l’Angleterre de pousser leur avantage jusqu’à la défaite totale de l’ennemi, ainsi qu’à un ressentiment, dans ces deux pays et en Belgique, qui sera accru par la présence de Guillaume II sur le sol néerlandais. Au regard de la pure raison d’Etat, tout plaidait pour que la Souveraine et ses ministres évitent une telle situation et cherchent au contraire à se rapprocher des vainqueurs. Les revendications territoriales belges visant certaines parties du Limbourg hollandais et de la Zélande, en compensation des dommages subis chez nous et des profits engrangés par nos voisins du nord pendant la guerre, apparaissent cruciales dans ce contexte. « Pour pouvoir faire barrage à ces exigences, les Pays-Bas avaient besoin du soutien de Washington et de Londres » , note le professeur de Graaf.
Mais comment quérir de tels appuis quand on n’a cessé de prêter le flanc à des soupçons étayés de germanophilie ? Ceux-ci ont été nourris notamment par les liens séculaires unissant les Hohenzollern et les Orange, indépendamment de tout ce qui peut différencier les inclinations politiques personnelles des chefs des deux maisons. Wilhelmine a par ailleurs épousé le duc Henri de Mecklembourg-Schwerin, dont on devine la sympathie pour l’armée dans laquelle il a lui-même servi. La Reine, certes, a veillé pour sa part à ne rien laisser transparaître et sans doute a-t-elle partagé l’indignation quasi universelle suscitée par l’invasion de la Belgique. Dans ses mémoires, publiés en 1959 sous le titre Eenzaam maar niet alleen, elle évoquera « le comportement dur et cruel des troupes allemandes » , qui « nous choqua profondément et avec nous le monde entier » . On peut toutefois se demander si ce regard rétrospectif sur la Première Guerre n’est pas infléchi par les souffrances des Hollandais du fait de l’occupant allemand pendant la Seconde…

« En tout cas, écrit l’historienne, Wilhelmine était beaucoup plus pro-allemande, ou pour mieux dire pro-Hohenzollern, qu’il n’a été reconnu après la guerre » . Le 5 novembre 1918 encore, elle adresse ses « hartelijkste groeten » ( « salutations / amitiés les plus chaleureuses » ) au Kaiser. Et le gouvernement semble à l’avenant. Dans un message adressé le 16 octobre à l’Auswärtiges Amt, le département des Affaires étrangères à Berlin, Friedrich Rosen, en charge de la légation d’Allemagne à La Haye, assure que les ministres néerlandais sont indépendants de l’Entente et que « beaucoup d’entre eux ont même tendance à rester discrètement du côté allemand » .
Pour concilier sa préférence familiale et les intérêts de son pays, il ne reste à la Souveraine qu’à agir dans la plus grande discrétion. « La plupart du temps, ma politique devait être soustraite au regard du public » , confiera-t-elle à propos des années de guerre dans ses souvenirs déjà cités. Plus encore, selon Beatrice de Graaf, elle a veillé à ce que les archives soient muettes et ce silence, ainsi que les dénégations contenues dans son livre, expliqueraient que l’historiographie nationale ait si longtemps tenu pour argent comptant la version du caractère totalement inopiné de l’arrivée de Guillaume II. « Maintenant encore, les circonstances ne peuvent être totalement éclaircies » , constate la chercheuse qui n’en a pas moins relevé assez d’indices convergents pour être raisonnablement assertive.
Au préalable, il convient de préciser qu’à l’instar d’Albert Ier, Wilhelmine dispose alors d’une marge d’intervention effective dans la décision politique, bien au-delà de ce que la Constitution stipule formellement. Ce qu’on peut lire sur ce point dans l’Encyclopédie Larousse en ligne appelle maintes nuances [2]! La présente étude met par ailleurs en lumière le rôle clé joué, dans les coulisses de la cour, par la famille Bentinck, proche de l’Empereur dont elle sera le premier hôte aux Pays-Bas, au château d’Amerongen (province d’Utrecht), et proche aussi du prince consort Henri. Au cours de l’été 1918, des rencontres ont eu lieu entre les Bentinck et les diplomates allemands Roland Köster, bras droit de Rosen, et Dankward Christian von Bülow, haut fonctionnaire des Affaires étrangères à Berlin. Pour la spécialiste, il est « bien concevable » que ces personnages « aient déjà travaillé à de possibles plans de fuite pour l’Empereur et sa famille » , en connexion avec le Palais. Une certitude en tout cas: le 9 octobre, le général français Paul Boucabeille, un spécialiste confirmé du renseignement, alors en poste à La Haye, adresse un télégramme au ministre de la Guerre à Paris, dans lequel il révèle que la cour néerlandaise a chargé secrètement le bourgmestre d’Oldenzaal (province d’Overijssel, près de la frontière allemande) de prendre des dispositions en vue de la réception, la garde et la réexpédition de 40 malles en provenance de la cour impériale d’Allemagne. Le document est conservé aux Archives militaires de Vincennes.
D’autres pièces sont versées au dossier. L’une est le journal personnel du médecin de famille du château d’Amerongen, le docteur Herman Waller, où il est noté que l’échevin du village Gerard Pieter Johan Versteegh était informé depuis longtemps de la venue possible du Kaiser. Une autre est la présence de l’adjudant-général de Wilhelmine, Joannes Benedictus van Heutsz, au haut quartier militaire allemand à Spa du 5 au 9 novembre, veille du départ en exil. Relevons enfin que quand, le 10 novembre à l’aube, Rosen se rend chez Van Karnebeek pour lui apprendre la nouvelle, celui-ci est déjà au courant, la Reine aussi, et le commandant de garnison de Maastricht a déjà donné l’autorisation de franchir la frontière. Singulière rapidité pour une décision dont on a vu à quel point elle est lourde de risques diplomatiques potentiels…
En vain, les Alliés réclameront l’extradition de l’ex-monarque. Au désespoir de ceux qui auraient voulu le voir traduit devant une juridiction internationale, il coulera des jours paisibles à Huis Doorn jusqu’à sa mort en 1941. Sa « chère cousine » s’abstiendra de le rencontrer, par crainte des effets négatifs en cas d’ébruitement, mais son époux et d’autres membres de la famille royale ne se priveront pas de franchir maintes fois les grilles du manoir utrechtois, transformé depuis en musée. Parmi les visiteurs figureront la future reine Juliana et le prince Bernard de Lippe-Biesterfeld. Et Guillaume portera sur ses genoux leur fille, la future reine Beatrix. Il est prince d’Orange.
P.V.
[1] « Vorstin op vredespad. Wilhelm II en Wilhelmina en het einde van de Eerste Wereldoorlog » , dans Tijdschrift voor Geschiedenis, vol. 131, n° 4, déc. 2018, pp. 577-604. https://tijdschriftvoorgeschiedenis.org/, Amsterdam University Press, Nieuwe Prinsengracht 89, 1018 VR Amsterdam, Nederland. – Dans un tout autre domaine, Beatrice de Graaf est aussi une compétence très écoutée sur les questions du terrorisme international.
[2] A l’article « Wilhelmine » : « Respectant les usages constitutionnels, elle laissa gouverner les partis » (https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Wilhelmine/149863).
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Eclairage très interessant sur la façon dont Guillaume II s’est mis à l’abri à la fin de la guerre en laissant les pouvoirs civils Allemands négocier la défaite, ce qui servit ensuite la propagande des militaristes et des Nazis.
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Merci pour votre intérêt.
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