Des victimes et des débats: le Titanic et la Belgique

Vingt Belges périrent dans le naufrage. Le sort des survivants ne fut pas toujours enviable. Grand fut le choc émotionnel dans l’opinion. Presse et monde politique croisèrent le fer sur la sécurité maritime mais aussi sur l’orgueil technologique, l’efficacité de la prière ou les comportements comparés des « races » anglo-saxonne et latine (1912)

   La catastrophe du Titanic a 110 ans et elle n’a cessé d’être un sujet de prédilection dans les sphères de l’édition, du théâtre, de la musique et de l’opéra (Wilhelm Dieter Siebert, Maury Yeston…) ou encore du cinéma (Jean Negulesco, James Cameron…), sans parler des expositions d’objets remontés de l’épave. Bien peu savent pourtant que le plus célèbre naufrage de l’histoire, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912 au sud de Terre-Neuve, cinq jours après son départ de Southampton à destination de New York, concerna aussi notre pays, à commencer par les Belges qui se trouvaient à bord, mais aussi pour la résonance immédiate de l’événement dans la presse, l’opinion et la culture populaire du temps.

   Pour approcher ces deux aspects, nous disposons du mémoire de licence défendu à l’Université de Liège par Jean-François Germain il y a de nombreuses années déjà [1] et, plus récemment, du travail accompli par Dirk Musschoot, journaliste flamand ayant beaucoup planché sur l’émigration en Amérique [2].

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Mai 68, la révolution académique

Outre ses effets parfois contradictoires sur les plans politique et sociétal, la vague contestataire a transformé l’institution universitaire et le contenu des enseignements, en particulier dans le domaine des sciences humaines. Entre savoirs et engagements, liberté et militantisme, la frontière est devenue perméable et les tensions palpables (1968-2018)

   Par-delà les barricades et les grèves qui firent, un temps, vaciller le pouvoir gaullien en France, Mai 68 s’inscrit dans une « crise de civilisation » – selon André Malraux – ou dans une « révolution culturelle » – selon le politologue américain Ronald Inglehart –, affectant un bon nombre de pays du monde industriellement développé. Pour la Belgique, ces dimensions importent bien davantage que l’agitation de rue et les occupations de locaux qui relevèrent, surtout dans l’année suivante, du mimétisme laborieux des événements parisiens.

   Quête de sens face au vide du « métro-boulot-dodo » , critique de la croissance pour la croissance, remise en cause du rapport aux autorités (institutions, entreprise, école, famille, armée…), revendication du droit de « jouir sans entraves » , ambition de « changer la vie » , tiers-mondisme, autogestion, démocratie directe, volonté chez certains d’emboîter le pas aux communismes chinois ou cubain idéalisés…: ces positionnements bien connus, qu’on a parfois appelés « postmatérialistes » , nés au sein de la génération qui avait bénéficié de l’économie florissante des Trente Glorieuses, ont largement et durablement déteint sur l’épicentre de l’agitation que fut le milieu universitaire.

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Egyptologie et égyptomania: l’effet Toutankhamon

La découverte du tombeau du jeune pharaon a (r)éveillé bien des passions, dont celle de la reine Elisabeth qui s’est rendue sur place avec l’égyptologue Jean Capart et le futur Léopold III. Si la presse à sensation s’est emparée des rumeurs de malédiction, la recherche et l’activité muséale ont su tirer parti de la vogue (1922-1940)

  « Amon-Ra, roi des Dieux, vous accorde toute prospérité, une longue vie, le cœur plein de joie. Ceci est pour vous réjouir. Dès que vous aurez reçu cet écrit d’invitation vous vous préparerez à assister à la « Réception chez Toutankhamon » organisée par le Murray’s Club le jour du Seigneur 14 mars 1926 dans les Salons du Palais d’Egmont, rue aux Laines, à 9 heures du soir » .

   Il n’est guère d’événements mondains qui aient été annoncés de si insolite manière. Son déroulement fut à l’avenant, les membres du Murray’s Club, un cercle de la haute société, ayant été conviés à se présenter en habits inspirés de l’époque pharaonique, dans des décors et avec un menu de dîner en perspective qui l’étaient tout autant (au menu: « Extrait d’Apis – Latus rose aux fruits de la Grande Verte – Volailles de la Table des Dieux – Foie d’oies sacrées du Temple d’Amon… » ) . En princesse égyptienne, la fille de nos souverains Marie-José, future éphémère reine d’Italie, attira tous les regards. Sur scène défilèrent les divinités et les personnages illustres du Nouvel Empire. Saluée par la presse comme un succès complet, la soirée bruxelloise donna lieu l’année suivante à un remake somptueux à Hélipolis, la nouvelle ville au nord-est du Caire à laquelle le nom de l’ingénieur et industriel belge Edouard Empain est étroitement associé.

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L’enfer d’Evere ou quand l’asile perdait la raison

Violences, insécurité, insalubrité, soins médicaux insuffisants…: telles sont les réalités mises en évidence par l’enquête et le procès consécutifs à un double homicide commis dans l’établissement pour aliénés d’Evere. L’affaire a suscité une prise de conscience et des réformes du régime asilaire, mais dans d’étroites limites (1871-1874)

Pendant la Première Guerre mondiale, le taux de surmortalité dans les institutions psychiatriques belges s’est élevé à 23 %. J’ai consacré un précédent article à ce moment « révélateur des carences de l’époque dans le domaine des soins aux aliénés » [1]. Sur un autre moment, celui-ci en temps de paix et non de désorganisation, de réquisitions et de privations, les recherches menées par Gauthier Godart (Université catholique de Louvain) jettent une lumière crue. Le chercheur est parti d’un double homicide commis à l’asile d’Evere, le 24 octobre 1871, et de l’ample scandale qu’il suscita [2].

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L’établissement de santé d’Evere tel qu’il apparaît dans une lithographie de l’artiste Louis Van Peteghem réalisée en 1859. (Source: n. 2, p. 185)

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Baptiser le fœtus quand la mère meurt ? Un débat entre foi et médecine

La césarienne post-mortem, même en l’absence de personnel médical, a été longtemps préconisée par l’Eglise pour sauver la vie de l’enfant ou pour le bien de son âme. Si les polémiques sur cette pratique ont fait rage dans le monde politique, les praticiens ont davantage cherché des voies de compromis (XVIIIè-XXè siècles)

Les plus anciennes sources mentionnant la technique de la césarienne remontent au XIVè siècle, mais c’est dans la seconde moitié du XVIIIè que s’est répandue la pratique de cette opération en cas de décès de la future mère afin de baptiser l’enfant qu’elle portait en elle. La campagne en faveur du sacrement premier au stade prénatal, également préconisé dans d’autres cas comme celui des fausses couches, s’est développée parallèlement à la vision théologique, elle-même influencée par les acquis scientifiques, selon laquelle l’embryon humain est doté d’une âme dès la conception. Etait dès lors abandonnée l’idée, dérivée d’Aristote, selon laquelle l’animation n’intervenait qu’à un stade ultérieur, quand le fœtus présentait une forme humaine distincte.

Approuvée par le Pape en 1756 et répandue dans nos provinces dès les années 1760, l’Embriologia sacra, œuvre de l’ecclésiastique sicilien François-Emmanuel Cangiamila, a constitué un jalon majeur dans la diffusion des procédures baptismales en situations extrêmes. Le recours à la césarienne post-mortem est devenu une obligation légale dans certains Etats catholiques ainsi qu’en Grèce orthodoxe, avec pour objectif de sauver la vie du fœtus ou, à défaut, d’agir pour le bien de son âme, les statistiques médicales n’autorisant guère d’illusions sur les chances de survie après la mort de la gestante.

En Belgique indépendante, le législateur n’a pas fixé de normes à cet égard. Le débat n’en a pas moins été vif, comme en témoigne l’étude que lui a consacrée Jolien Gijbels, en troisième cycle à la Katholieke Universiteit Leuven [1]. Continuer à lire … « Baptiser le fœtus quand la mère meurt ? Un débat entre foi et médecine »

Quand les chemins de fer divisent la cité

La ligne de ceinture est de Bruxelles a imposé une limite à l’urbanisation de certains quartiers de Saint-Josse-ten-Noode et de Schaerbeek. Le déplacement et l’enfouissement des infrastructures ferroviaires, entre 1881 et 1915, ont levé partiellement la barrière, mais son impact sur la morphologie urbaine demeure perceptible (1846-)

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En continu, le tracé actuel de la ligne de chemin de fer 161 (Bruxelles-Namur) traversant le nord-est de Bruxelles. En pointillé, le tracé tel qu’il se présentait avant le déplacement et l’enfouissement commencés à la fin du XIXè siècle. (Source: n. 1, p. 4)

Paradoxe: généralement loué pour les rapprochements que sa rapidité a favorisés entre les hommes et les régions, le train se trouve en même temps montré du doigt pour avoir été, dans nombre des lieux qu’il traverse, un facteur de division. Celui-ci échappe à la plupart des études qui lient le rail au développement économique, dans la mesure où celles-ci se concentrent sur les gares, pôles de croissance effectifs, attirant notamment les activités commerciales. Mais tout autre et même contraire peut être l’impact des voies ferrées, les sésames pour les traverser (viaducs, tunnels et autres passages à niveau) étant réservés aux rues et avenues principales.

A moins qu’elles ne soient profondément enfouies dans le sol, les infrastructures constituent des obstacles difficilement franchissables. Eloquente à cet égard est la manière dont, à Bruxelles, elles ont fractionné le territoire au sud de la gare du Midi. Alix Sacré, historienne diplômée de l’Université libre de Bruxelles et assistante à l’Université Saint-Louis, s’est penchée pour sa part sur un cas moins visible aujourd’hui mais non moins probant: celui du tronçon ferroviaire Bruxelles-Nord – Bruxelles-Luxembourg, c’est-à-dire la portion de la ligne 161 (Bruxelles-Namur) qui traverse les communes de Schaerbeek et Saint-Josse-ten-Noode ainsi que l’extension est de la capitale [1].

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Une vague de corail à l’aube des temps modernes

L’importance commerciale d’Anvers en a fait un haut lieu de l’engouement des collectionneurs et des artistes pour ce gemme maritime aux vertus thérapeutiques, témoin de la transformation naturelle ou artisanale des matériaux, parfois associé au sang du Christ et à la vie éternelle (XVIè-XVIIè siècles)

Extravagant: il n’est guère d’autres mots pour qualifier le décor monté au château de Binche, en 1549, en l’honneur du fils de Charles Quint, futur Philippe II, roi d’Espagne et seigneur de nos anciens Pays-Bas, entre autres. Le clou de la réception est un mur ouvragé de roche et de corail rouge, d’où le vin coule dans les coupes des invités! Et cependant, pour insolite qu’il soit, ce cas n’est qu’une illustration parmi bien d’autres d’un grand engouement contemporain: celui que suscite le calcaire des mers chaudes, dont la formation mystérieuse soulève en outre bien des interrogations.

Plongée doctoralement dans le monde des collectionneurs et des artistes de l’aube des temps modernes à Anvers, Marlise Rijks (Universités de Leyde et de Gand; Institut Max-Planck, Berlin) a fait ample moisson d’exemples de cette vague corallienne, inséparable d’une soif de connaissance des processus de transformation, naturels comme artisanaux [1].

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Les coraux en bonne place dans cet « Intérieur d’un cabinet d’art avec « ânes iconoclastes » de Frans II Francken le Jeune (1620 ou 1626). Les iconoclastes sont à l’extérieur, vus par la fenêtre. (Source: Quadreria della Società Economica, Chiavari; n. 1, p. 128)

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Le royaume avait besoin de savants

Les mathématiciens du Sud des Pays-Bas ont contribué au calcul infinitésimal, à la future thermodynamique et à la géométrie non euclidienne. Mais ces chercheurs polyvalents sont restés dans l’ombre de Quételet, par qui la mesure généralisée s’est trouvée au centre d’un style scientifique national (mi-XVIIIè – mi-XIXè siècles)

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Charles-François de Nieuport, synthèse du mathématicien et de l’ingénieur. (Source: buste de Charles Geefs (détail), Académie royale de Belgique, Les trésors de l’Académie, https://tresorsdelacademie.be/fr/patrimoine-artistique/buste-de-charles-francois-le-preud-homme-d-hailly)

Dans le monde des nombres et des figures, le cas est unique, paraît-il, d’une découverte désignée d’après son origine nationale. Les apports d’Adolphe Quételet (ou Quetelet) et de Germinal Dandelin à l’étude des coniques, publiés entre 1820 et 1822, reçurent et portent toujours aujourd’hui le nom de « théorèmes belges » . Laissant de côté cette ligne de crête, le professeur Jean Paul Van Bendegem (Vrije Universiteit Brussel, VUB) illustre par d’autres exemples, non moins éloquents, l’importance de la production mathématique dans notre pays entre la mi-XVIIIè et la mi-XIXè siècle [1]. Une période pourtant riche aussi en tourments et en revers…

S’imposent notamment à l’inventaire les travaux de Charles-François Le Prud’homme d’Hailly, vicomte de Nieuport (1746-1827), pour leur contribution au développement du calcul infinitésimal longtemps négligé sous nos cieux. Ce qui fonde celui-ci, selon la vision bien datée qu’en nourrit cet ancien officier du génie, directeur de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de 1816 jusqu’à sa mort, est exposé notamment dans son Mémoire contenant quelques réflexions sur des notions fondamentales en géométrie (1820). Il ne s’éloigne pas de ces préoccupations, bien au contraire, quand il y va d’essais sur la stabilité ou la mécanique des voûtes, dans lesquels les infinitésimaux sont aussi centraux. En lui s’opère la synthèse du mathématicien et de l’ingénieur. Continuer à lire … « Le royaume avait besoin de savants »

Dans les asiles de la Belgique martyre

Le taux de surmortalité dans les institutions psychiatriques s’est élevé à 23 % pendant la Grande Guerre. La malnutrition, les conditions sanitaires, les réquisitions… sont à l’origine de ces nombreux décès, sans beaucoup de réactions du côté des autorités. Un moment révélateur des carences de l’époque dans le domaine des soins aux aliénés… (1914-1919)

Bâtiments réquisitionnés ou frappés par les bombardements, évacuations pour cause de proximité des combats, afflux de civils en fuite, déplacements épuisants de personnes fragiles, surpopulation délétère des institutions restantes…: le monde des asiles psychiatriques a payé, lui aussi, un lourd tribut à la Grande Guerre. Une situation encore aggravée par l’amenuisement des sources de financement public, l’Etat, les provinces et les communes étant eux-mêmes confrontés aux aléas en cascade qui les avaient rendus ménagers de leurs deniers (aide aux nécessiteux, ravitaillement et entretien des troupes d’occupation, crise monétaire…). En 1918, l’hospice des insensés de Liège touche 2,18 francs par journée d’aliéné pris en charge, alors que le coût réel est estimé à 4,58 francs. C’est un des nombreux indices de misère que relèvent Benoît Majerus (Université du Luxembourg) et Anne Roekens (Université de Namur) dans leur étude novatrice sur le sujet [1]. Ajoutons, pour aider à se représenter, que cent grammes de beurre coûtent alors 5,20 francs à Bruxelles [2].

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Le train sifflera une fois, sous Bruxelles…

En 1837 déjà, la jonction ferroviaire entre le Nord et le Midi préoccupait les édiles bruxellois et les gestionnaires des chemins de fer. Cinquante ans de projets ont précédé cinquante ans de réalisation, non sans oppositions, pour faire aboutir le chantier à l’aube des années ’50. La ville en porte encore les cicatrices (1900-1952)

Drapeaux, orchestre, oriflammes, discours vibrant d’émotion, foule en liesse et endimanchée… : il y a toute l’euphorie économique et technique des fifties dans les images qui fixèrent, le samedi 4 octobre 1952, l’inauguration de la jonction Nord-Midi par le tout jeune roi Baudouin dans la gare flambant neuf de Bruxelles-Central. « Les Bruxellois, titrait La Libre Belgique le lundi 6, ont étrenné leur nouveau jouet » . C’était le point final d’une véritable épopée industrielle, pour laquelle il avait fallu, sur une longueur de 3,8 kilomètres, extraire un million de mètres cubes de déblais, planter bout à bout 85 kilomètres de pieux en béton armé, fixer 45.000 tonnes de charpentes métalliques, faire travailler 1600 ouvriers pendant seize ans, mais aussi contraindre plus de 12.000 personnes à déménager.

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Le chantier à ciel ouvert, photographié en avril 1938, de la jonction qui allait couper Bruxelles en deux. (Source: collection Paul Pastiels, photos Sergysels et Dietens, dans Michelangello van Meerten, Greta Verbeurgt & Bart van der Herten, « Un tunnel sous Bruxelles… » , n. 1 infra, p. 69)

Par l’ancienneté du projet, par l’importance des obstacles rencontrés, par l’ampleur du chantier, par la griffe de Victor Horta sur l’architecture des gares, par les traces laissées dans l’organisation spatiale de la capitale, la jonction représente une des plus fascinantes entreprises qu’ait connues la Belgique au XXè siècle. Mais la polémique l’a aussi accompagnée à chaque étape…

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