Une porte du ciel pour les statues bien élevées

L’église Notre-Dame à Bruges conserve l’exemplaire ancien et rare d’un dispositif qui permettait de visualiser les scènes de l’Ascension ou de l’Annonciation, entre autres. L’ouverture était pratiquée généralement à la croisée du transept. Vers elle ou à partir d’elle, on voyait les figures religieuses monter ou descendre selon le récit biblique

   Connue surtout pour la hauteur où s’élancent sa tour et sa flèche, l’église Notre-Dame à Bruges ne fait pas partie des édifices les plus visités par les touristes. Elle constitue pourtant un cas, unique dans nos régions et rare en Europe, en ce qu’elle recèle une entrée symbolique vers le ciel, pratiquée dans son plafond, ainsi qu’un mécanisme qui permettait d’y élever certaines statues voire, peut-être, quelques exemplaires de ces dernières. On doit à l’historien de l’art Jean Luc Meulemeester de précieux éclairages à ce propos [1].

L’église Notre-Dame à Bruges ne surprend pas que par sa hauteur… (Source: photo Wolfgang Staudt, 2008, Wikimedia Commons)

   Les plus anciennes références à la pratique consistant à faire monter (Ascension…) ou descendre (Annonciation, Pentecôte…) des représentations religieuses datent du XIVe siècle (église Sainte-Croix, Hildesheim). Ouvert pour les fêtes, fermé en temps normal par des planches éventuellement peintes, le trou pouvait, pour suggérer qu’il menait vers les nuages, être entouré de guirlandes enroulées. La croisée du transept était la place préférée, le spectacle devant être contemplé par le plus grand nombre de fidèles. Des anneaux sur les statues, au sommet de la tête ou des bras, permettaient d’y fixer une corde. On pouvait aussi se contenter de hisser une simple image.

   La porte du ciel (hemelgat) de l’église brugeoise est entourée de cette inscription en lettres capitales blanches: « Dese vaute (sic) is gemaeckt door Eugenius Goddyn ten jaere 1762 » ( « Cette voûte a été réalisée par Eugène Goddyn en l’an 1762 » ), époque où le lieu de culte médiéval connut de fait une rénovation. Pour être relativement tardif, pareil orifice demeure chez nous le plus ancien en son genre. Celui qu’on peut reconnaître dans la cathédrale Saint-Sauveur ne saurait lui faire concurrence, ayant été repeint dans le style néogothique. Ailleurs, il faut faire parler les archives: ainsi pour la basilique de Hal dont les comptabilités font état d’un Christ élevé au XVIIe siècle, ou pour l’église Saint-Jacques de Louvain où la descente d’un ange accompagnait au XVe siècle la lecture de l’annonce faite à Marie. Hors de l’espace belge, les témoins de l’usage les plus nombreux ont été recensés dans le monde germanique, qui en fut le berceau, ainsi que dans les Pays-Bas septentrionaux. La Réforme protestante y a toutefois mis le holà.

La porte du ciel fermée par des planches à la croisée du transept de l’église Notre-Dame à Bruges. (Source: photo Jean Luc Meulemeester, dans n. 1, p. 106, fig. 3)
Dans la ferme de comble au-dessus de l’ouverture céleste, des mécanismes de levage à peu près intacts. (Source: ibid., p. 112, fig. 7a)

   Çà et là, les œuvres témoignent d’une large transmission à travers l’Europe. Les symboles des évangélistes, les scènes de la Passion, les anges et toutes sortes de décors ornent le sommet des voûtes d’Ulm à Termonde. Il n’est guère courant, en revanche, de retrouver dans les combles, au-dessus de l’ouverture céleste, des mécanismes de levage à peu près intacts. Le chercheur en a eu l’heureuse surprise à Notre-Dame de Bruges. La roue et la grue, très perfectionnées, sont toujours là, sans doute telles que restaurées au XVIIIe siècle, mais ce n’est pas rien. Nombre d’églises gothiques ont certes conservé des appareillages en bois permettant d’amener des matériaux aux niveaux supérieurs. C’est notamment le cas pour les cathédrales Saint-Rombaut à Malines et Notre-Dame à Anvers ou encore pour l’église de Courtrai. Les systèmes sont comparables à ceux dont étaient équipées des constructions portuaires ou civiles, comme l’hôtel de Ville de Louvain, sans qu’il soit pour autant toujours question d’une utilisation dans le cadre liturgique. La légèreté des sculptures ou des images n’imposait pas nécessairement de tels moyens.

   Toujours dans l’édifice brugeois dédicacé à la Vierge sont conservées des figurines en laiton (entre 33 et 38 centimètres) d’anges, des apôtres et du Christ datées du XVIIe siècle, qui pourraient bien avoir eu pour fonction d’illustrer le récit de l’Ascension en faisant s’élever le Messie ressuscité du milieu des Onze (bien qu’ils soient ici Douze…), selon un procédé également en vigueur à Halle (Allemagne) notamment. Les autres solutions envisagées s’avèrent peu convaincantes. On voit mal, en particulier, comment lesdites figurines auraient pu être fixées à un lustre, d’autant que chacune repose sur un socle, et il n’y a pas d’indices d’existence d’un modèle ainsi conçu. Une Fraternité des douze apôtres, active localement à l’époque, a pu jouer un rôle.

Les figurines en laiton des anges, des apôtres et du Christ (XVIIe siècle) conservées en l’église Notre-Dame, disposées comme il convenait pour la célébration de l’Ascension. (Source: ibdi., p. 114, fig. 8)

   Sans doute pareils montages prêteraient-ils à sourire de nos jours. Il faut les comprendre dans le contexte de cette civilisation de l’image que fut, à bien des égards, la chrétienté médiévale et moderne. Une image parfois mouvante… « Ainsi, souligne Jean Luc Meulemeester, avait-on dans diverses paroisses, au dimanche des Rameaux, une prédilection pour un chevalet en bois de palme sur lequel un Christ de même était assis en bénissant. Toute une série d’images semblables ont été conservées, surtout dans les régions germanophones. Dans certains lieux de culte, le célébrant était assis sur un âne en bois ou même vivant. Nous savons en outre que certaines poupées existaient, dotées d’un système ingénieux de cordes, de charnières et de spirales pour les faire changer de position, au point que de vraies personnes semblaient les faire bouger » .

   Les tableaux animés et dialogués (mystères) et les jeux accompagnant la lecture des Ecritures ont procédé de la même culture, que les mises en scène aient été théâtrales ou non, avec ou sans figurants ou distribution des rôles. L’usage de retirer de la croix un Christ décharné pour le porter au tombeau, attesté entre autres à Zoutleeuw (Léau), remonterait au moins du Xe siècle. On peut inscrire parmi les applications profanes et contemporaines de ces séculaires récits imagés les pluies de coquelicots organisées en certaines circonstances sous la porte de Menin à Ypres pendant la cérémonie du Last Post.

   Les trous du ciel, eux, sont restés en service jusqu’au XIXe siècle et même au début du XXe dans le sud de l’Allemagne, en Suisse et en Autriche, non sans limites mises par l’autorité ecclésiale à des scénarios frisant parfois l’hétérodoxie. A Elche, en Espagne, l’Assomption continue chaque année d’être visualisée, lévitation comprise. Et chez nous ? Il s’est dit qu’un accident dramatique aurait entraîné la fin de la tradition à l’église Saint-Pierre de Louvain, mais les sources font défaut pour certifier cette version. A Bruges, au-delà de la fin du XVIIIe  siècle, « on est dans le noir absolu » , constate l’historien. La seule constante est que « le spectacle, la dévotion, la liturgie, le divertissement, la technique, la musique et la connaissance de la Bible » n’ont cessé d’aller « main dans la main » .

P.V.

[1] « Het Brugse hemelgat » , dans Belgisch Tijdschrift voor Oudheikunde en Kunstgeschiedenis, vol. XCI, 2022, pp. 101-124. http://www.acad.be, Koninklijke Academie voor Oudheidkunde van België, Paleis der Academiën, Hertogstraat 1, 1000 Brussel. Regrettons au passage que le site Internet de la revue une fournit aucune information sur les derniers numéros – ne serait-ce que leur table des matières. [retour]

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