Pierre Hubermont, de la littérature prolétarienne à l’Ordre nouveau

L’auteur socialiste de « Treize hommes dans la mine » , inspiré par la condition ouvrière, s’est rallié sous l’occupation allemande à la collaboration au nom de l’unification européenne, de la cause wallonne, de l’antisémitisme, de l’antimaçonnisme… Condamné et ostracisé après la Libération, il a été néanmoins réédité (1920-1989)

   Le 28 mai 1940, Henri De Man, président du Parti ouvrier belge (POB, ancien nom des actuels PS et Vooruit), invite dans un manifeste ses militants à accepter le fait de la victoire allemande, convaincu que celle-ci ouvre la voie à une révolution qui instaurera « la souveraineté du Travail » . Parmi les figures que le chef socialiste entraîne dans son sillage émerge notamment celle de Pierre Hubermont, « écrivain prolétarien » auquel le roman Treize hommes dans la mine a, quelques années auparavant, conféré une renommée internationale. Un trio de chercheurs s’est attaché à retracer son itinéraire, singulier et symptomatique à la fois [1].

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La cour de France, lieu de perdition ?

Tel est l’avis de la jeune poétesse en langue latine Jeanne Otho, née à Gand. Appartenant au monde protestant, elle relève en outre, dans des vers dédiés à Camille de Morel, femme de lettres du milieu humaniste parisien, la difficulté de concilier les arts et la vie domestique (1566)

   « Prenez garde de ne pas être déçue. Il n’y a pas de piété à la cour / Pendant que la vaine foule y voit quelque chose de grand » ( « Ne fallare cave, nihil est pietatis in aula, / Dum quid in hac magni vulgus inane videt » ). Ainsi Jeanne Otho (Johanna Otho ou Othonia), jeune poétesse née à Gand au milieu du XVIe siècle, s’exprime-t-elle à propos de la cour de France en son temps. Ces propos peu amènes font partie d’un poème écrit en 1566, récemment édité et traduit pour la première fois dans son entièreté par Kaitlin Karmen (University of Michigan, Ann Arbor) [1].

   Ce regard particulier n’est évidemment pas étranger à l’appartenance de l’auteure et de sa famille au monde protestant. Fille de Johannes Otho, enseignant et humaniste dans le premier sens du terme – qui désigne l’érudition dans les langues et les littératures anciennes –, Jeanne a passé une partie de sa vie à Duisburg (duché de Clèves). Un des élèves de son père, Charles Utenhove, a acquis une célébrité internationale au sein de la république des lettres. C’est par son intermédiaire que la jouvencelle est entrée en contact avec une autre plume des plus renommées: Camille de Morel. A celle-ci, en accompagnement d’une lettre, ont été dédiés les vers dont il est ici question.

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Pas de frontière linguistique dans le comté de Flandre

A Bruges, un Picard écrit un livre de conversation français/néerlandais diffusé parmi les lettrés et les commerçants de la ville, tandis qu’un Flamand bilingue rédige en français la chronique des troubles des dernières années. Deux indices parmi d’autres d’une pratique de la langue d’oïl bien au-delà des régions de Lille et Douai (2è moitié du XIVè siècle)

   Le comté de Flandre était-il bilingue, voire trilingue ? Si la réponse affirmative à cette question ne fait guère de doute, une conception ancienne veut que le domaine du français à l’ombre du Lion ait été étroitement limité aux châtellenies méridionales, constitutives de la Flandre wallonne ou Flandria Gallica. Bien que battue en brèche par les études contemporaines, cette construction demeure largement répandue. Ainsi peut-on lire, dans une encyclopédie en ligne bien connue, que « le comté de Flandre est traversé par la frontière linguistique entre dialecte thiois (Bruges, Gand, Ypres, Dunkerque) et latin vulgaire (Tournai, Lille, Douai) » [1].

   L’historiographie, on le sait, n’est pas toujours imperméable aux effluves de la politique. La dualité germanique-romane du comté – comme aussi du duché de Brabant et de la principauté de Liège – en faisait une anticipation de la Belgique. Doté d’une frontière séparant les deux cultures, il préfigurait la Région flamande unilingue. Mais le passé ne se laisse pas modeler par le présent. Dans la principauté médiévale, le français, plus précisément le picard, fut écrit et parlé partout.

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Flamand ou allemand ? Une autre question linguistique

L’usage d’appeler « Duitsch » ou « Duytsch » (allemand) la langue parlée dans le nord de l’espace belge, tout en la distinguant de celle d’outre-Rhin, a traversé les siècles jusqu’au XXème. Parfois en rude concurrence avec « Dietsch » , le mot a fini par céder la place à « Vlaemsch » sous l’influence francophone

   Si, au début du XIXè siècle, vous aviez demandé à des Flamands du Limbourg ou du Brabant quelle langue ils parlaient, qu’auraient-ils répondu ? Flamand ? Néerlandais ?… Ni l’un, ni l’autre. Selon Jan Frans Willems, qui la rapporte en 1837, la réponse aurait été: « Ik spreek Duitsch » , littéralement « Je parle allemand » . L’écrivain et philologue suggère toutefois qu’il faut comprendre « Dietsch » , soit « thiois » , entendu ici comme le terme désignant les parlers germaniques dans l’espace belgo-néerlandais. Avec des variantes phoniques, les dialectes continueront d’être désignés de la sorte par ceux qui les pratiquent jusqu’au milieu du XXè siècle.

   L’usage ambigu remonte loin.

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Une révolution sexuelle au XVè siècle ?

Les sources littéraires témoignent de mœurs débridées dans les villes du duché de Brabant et du comté de Flandre jusqu’au siècle suivant. Un courant où la contrainte et le viol faisaient partie intégrante de l’art d’aimer… Mais l’époque n’était pas plus monolithique dans la licence que les temps antérieurs ne l’avaient été dans la rigueur (XIVè-XVIè siècles)

   Bon nombre de nos ancêtres, vers la fin du XVè siècle, seraient devenus de chauds lapins! Telle est, en tout cas, la conclusion à laquelle est parvenu Herman Pleij, professeur émérite de l’Université d’Amsterdam, après immersion dans les sources littéraires du temps [1]. Les villes prospères du duché de Brabant et du comté de Flandre auraient été les lieux d’ « une véritable révolution sexuelle » (p. 403), qui se serait ensuite propagée dans l’ensemble des anciens Pays-Bas, toutes classes confondues.

   Légion, de fait, sont les textes de rhétoriqueurs d’alors exaltant les plaisirs des sens. Aujourd’hui encore, certains de leurs ouvrages ne sont pas à mettre entre toutes les mains. Mais des indices du phénomène se rencontrent bien avant le cadre chronologique pointé par le chercheur, spécialiste des lettres médiévales. Le premier exemple qu’il nous livre porte le titre bien innocent de d’Meisken metten sconen vlechtken (La fille aux jolies petites tresses). Cette chanson anonyme consacrée à un amour perdu, déjà célèbre vers 1400 dans les cercles nobles de Bruxelles et environs (manuscrit Van Hulthem), ne tarde cependant pas à évoquer d’autres attraits de la personne aimée. Y apparaissent des expressions connues pour renvoyer à des réalités osées, comme la présence d’une fossette dans le menton, avant que les choses soient dites plus crûment. L’œuvre a été conçue pour être chantée en communauté, de sorte que « les chanteurs accompagnants devaient bien s’identifier avec les frustrations sexuelles du poète faisant office de chanteur principal » , selon notre auteur (p. 14).

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Quand un médiéval rencontre un autre médiéval…

Des réalités les plus terrestres à la théologie de haut vol, le contenu hétéroclite des « Martins » de Jacob Van Maerlant les a souvent fait considérer comme des poèmes distincts. Et s’il s’agissait plutôt de traduire en une œuvre le cheminement des personnages, du souci du monde à la contemplation du Ciel ? (XIIIè siècle)

   C’est l’histoire de deux amis, imaginée dans le comté de Flandre du XIIIè siècle. Ils sont frappés tour à tour par l’abattement et la lassitude devant un monde qui leur apparaît en dérive, du fait de maîtres mal conseillés. Dans les deux cas, c’est la conversation nouée entre eux qui va remédier à leurs états d’âme. Ce qu’ils se racontent ? Des histoires de médiévaux, bien sûr. Jean Nohain n’aurait pas mieux dit dans sa célèbre chanson Quand un vicomte, mise en musique par Mireille Hartuch (1935). C’est pour cela qu’ils nous intéressent.

   Connus sous le titre des Trois Martins ou sous celui de Haro! Martin! (Wapene Martijn), ces dialogues curatifs imaginaires constituent une des œuvres principales de Jacob Van Maerlant, le plus renommé des poètes en moyen-néerlandais, né vers 1220 dans les environs de Bruges, mort vers 1300, sans doute à Damme où sa statue trône devant l’hôtel de Ville. L’interlocuteur de Martin porte son propre prénom dans son poème strophique qui semble avoir connu un joli succès, au point d’être considéré comme le premier opus thiois à avoir été traduit en français [1]. Trois entretiens sont consignés, le premier sur des questions diverses, le deuxième sur un dilemme amoureux et le troisième sur le dogme de la Trinité.

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Etre édité en Tchécoslovaquie communiste

Le contrôle exercé sur les traductions et publications d’auteurs néerlandophones illustre le caractère orwellien d’un monde où le passé est gommé ou réécrit en fonction des décisions du Parti. Sauf pendant le dégel des années ’60, le caractère « rural » d’une œuvre suffit à la faire frapper d’interdit (1948-1989)

   « La littérature est un des plus puissants moyens pour diriger, mener et éduquer le peuple et la nation. Elle est certainement plus efficace que la science, l’école  ou les autres domaines de l’éducation » . Ainsi s’est exprimé Zdeněk Nejedlý, considéré comme le principal idéologue du régime communiste tchécoslovaque, au Congrès des écrivains du 6 mars 1949. Est alors imposée, comme on le sait, la norme du « réalisme socialiste » que le même Nejedlý définit non pas comme un reflet de la réalité mais comme l’évocation « par des procédés artistiques de l’idée de la réalité » . Parmi les effets de l’action des dispositifs de propagande de l’Etat, on observe notamment une prolifération de fictions populaires idéologiquement inoffensives, alors que les ouvrages instructifs se raréfient jusqu’à la pénurie.

   Les livres étrangers sont eux aussi soumis « au système orwellien à l’œuvre derrière l’octroi des permissions de publication » , selon les termes de Wilken Engelbrecht, docteur de l’Université d’Utrecht, professeur aux Universités d’Olomouc (République tchèque) et de Lublin (Pologne). Il est l’auteur d’un gros plan sur le sort réservé dans ce contexte particulier aux littératures néerlandaise et flamande [1]. Un sort tributaire notamment d’une autre des prédilections du pouvoir marxiste-léniniste: celle qui favorise le roman historique, en ce qu’il permet « de lier le combat présent avec la tradition et le passé révolutionnaires du peuple » , dixit Georgi Dimitrov, le leader bulgare qui a été l’agent principal de Staline au sein de la IIIè Internationale. Ainsi, parmi les 186 titres néerlandophones publiés en traduction tchèque entre 1949 et 1989, 50 (27 %) relèvent du genre cher à Alexandre Dumas père. Cette part diminue toutefois dans les années ’70 et ’80: plus que 9 sur 49 (18 %) pendant la période 1980-1989.

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Ulenspiegel, une légende dans le roman national

Le personnage légendaire transposé par Charles De Coster a pu être embrigadé sous bien des bannières politiques ou philosophiques. Mais en incarnant la révolte des provinces des Pays-Bas contre le centralisme espagnol, il est devenu une icône de la Flandre comme de la Belgique dans leurs multiples visages (XVIè-XXè siècles)

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Deux facéties de Thyl: avoir déclaré qu’il allait s’envoler depuis une fenêtre de l’hôtel de Ville pour mieux se moquer de la masse des « fous » qui l’ont cru; avoir semé la confusion parmi les fermières en leur promettant d’acheter leur lait au prix double, ce qui s’avère impossible parce qu’on ne sait plus quelle quantité chacune a versée dans la bassine. (Source: chromos de Felix Timmermans, éd. Liebig, 1933, https://blog.seniorennet.be/timmermans_fan/archief.php?ID=1716922)

« La Légende d’Ulenspiegel est tout sauf un énoncé consensuel. On peut même affirmer que c’est un texte de combat : un vaste hymne à la liberté, mais une liberté incarnée, celle des corps autant que celle de la pensée » . Ainsi s’exprime Jean-Marie Klinkenberg, en introduction du numéro de la revue Textyles mis en chantier pour marquer le sesquicentenaire de l’œuvre majeure de Charles De Coster (1867) [1]. La lecture du professeur émérite de l’Université de Liège (ULiège), spécialiste des sciences du langage, en vaut bien d’autres. La « liberté » du fils de charbonnier dammois a été si librement interprétée que l’épopée a pu, notamment, se voir diffusée à plus d’un million d’exemplaires dans une dizaine de langues de la défunte Union soviétique. En Belgique, « l’espiègle » – l’étymologie du mot remonte à lui – s’est trouvé embrigadé sous les bannières tantôt du flamingantisme, tantôt de la franc-maçonnerie, tantôt du nationalisme belge, tantôt du socialisme…

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Le Flamand qui avait trop aimé la France

L’inventaire des livres de Christophe de Longueil révèle de multiples facettes de l’humaniste et juriste né à Malines et devenu un ardent cicéronien. Sa carrière, de Poitiers à Rome et de Paris à Padoue, fut brillante mais aussi marquée par un douloureux « choc des civilisations » version Renaissance (1485-1522)

Latiniste, juriste, humaniste, enseignant, grand voyageur…: Christophe de Longueil offre un parfait portrait-robot de l’intellectuel renaissant, au tournant des XVè et XVIè siècles. Son œuvre de taille modeste, appréciée surtout pour ses qualités formelles, se résume à des discours cicéroniens et universitaires, des textes sur Pline l’Ancien, une correspondance certes abondante… Mais quel destin que celui de cet enfant naturel d’un évêque de Saint-Paul-de-Léon (diocèse correspondant à l’actuel Finistère) et d’une Malinoise, bourgeoise sans doute! Elevé en bord de Dyle, aidé par la famille de son père Antoine de Longueil, par ailleurs chancelier et aumônier d’Anne, duchesse de Bretagne et reine de France, Christophe sera un proche secrétaire de Philippe le Beau, souverain des Pays-Bas (et père de Charles Quint), un précepteur du futur François Ier, roi de France, un avocat et juge au Parlement de Paris, un professeur de droit à Poitiers puis à Paris, avant de céder à l’appel de l’Italie. Il n’aura pourtant que 37 ou 38 ans quand, en 1522, une fièvre l’emportera à Padoue.

Sur cette figure, Tobias Daniels (Ludwig-Maximilians-Universität München) livre de nouveaux éclairages par l’édition et l’analyse de l’inventaire, jusqu’ici inconnu, de ses livres tel qu’il avait été dressé à Rome le 5 mars 1519 [1]. Confié au notaire allemand Jacobus Apocellus, cet acte prévoyait qu’en cas de décès de Longueil en Italie, sa bibliothèque reviendrait à son élève et ami Lorenzo Bartolini, protonotaire apostolique (dignitaire de la cour romaine), demeurant alors à Paris. Le document a été retrouvé et acheté en 1999 par les Archives d’Etat de Rome à la société de vente Christie’s. Continuer à lire … « Le Flamand qui avait trop aimé la France »

Quand le théâtre jésuite dénonçait Voltaire

« Philosophus modernus comœdia » , pièce écrite pour être jouée par des élèves du collège d’Anvers, relate la descente d’un étudiant aux enfers des Lumières, avant qu’une ruse familiale le fasse revenir à la foi. On y décèle notamment l’influence des moralités médiévales et du dramaturge français Charles Porée, sj (1772)

Le rideau se lève sur Phaedria, un jeune Anversois, bâillant sur ses livres, tous au label des Lumières dont il est entiché depuis ses études à Paris. A ce « savant » s’oppose Davus, son domestique quelque peu simplet, qui refuse de lire ou d’entendre un chapitre de Voltaire et, une fois seul, se lamente d’avoir à servir un maître qui « vit comme un animal, depuis qu’il prétend que son âme est mortelle comme celle d’un animal » . Et pourtant, l’oncle et le père de la brebis égarée vont parvenir à la ramener à la bergerie. Comment ? C’est toute l’intrigue de Philosophus modernus comœdia, comédie en trois actes et en latin, écrite pour être représentée en juin 1772 par les élèves du troisième degré (appelé grammatica) du prestigieux collège jésuite d’Anvers. Une étude et une édition en ont été menées à bien par Nicholas De Sutter (Katholieke Universiteit te Leuven) [1].

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