Dans quelle langue évangéliser au Congo ?

Fallait-il miser sur le kongo, le kiteke, le bobangi, le bangala… ? La question s’est posée notamment aux missionnaires baptistes, dont les choix ont varié en fonction des périodes et des implantations. Parallèlement, l’opportunité ou non de forger une langue « améliorée » et normative a été source de tensions et de contradictions (1879-1940)

   Les bons frères croient dire aux indigènes que « le Christ est au Ciel » . En fait, ceux-ci comprennent que « le Christ est dans une coquille d’escargot » . S’agit-il de leur enseigner le commandement « tu ne commettras pas d’adultère » ? Celui-ci est en réalité reçu par les auditeurs comme étant « tu ne demanderas pas d’honoraires pour l’adultère » ! Telles sont parmi bien d’autres, s’il faut en croire John Whitehead, membre de la Baptist Missionary Society (Société baptiste missionnaire, BMS), les horreurs de traduction auxquelles a conduit, à la fin du XIXe siècle, la mauvaise connaissance par ses coreligionnaires du bobangi, langue bantoue aujourd’hui en usage dans une zone située sur la rive gauche du fleuve Congo, grosso modo entre Lukolela et Bolobo. L’auteur de ces remarques, contenues dans une lettre datée de 1904, a publié quelques années auparavant une Grammar and Dictionary of the Bobangi Language, mais cet ouvrage est alors lui-même des plus controversés.

   A l’aide notamment des archives de la BMS conservées à Oxford, Michael Meeuwis, spécialiste des langues et cultures africaines, professeur à l’Université de Gand, a retracé le cheminement, les hésitations, les revirements aussi de l’évangélisation et de la scolarisation protestantes confrontées, là où elles ont été dominantes, à la diversité foisonnante des parlers locaux [1].

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Ne croyez pas les dénigreurs d’Albéron II!

Marqué notamment par la reprise du château de Bouillon, le règne politique et religieux de cet évêque de Liège a été amplement discrédité par son successeur. Venu de l’Eglise de Metz et soutenu par le Pape, il offrait pourtant l’avantage de ne pas être lié aux clans qui s’affrontaient pour imposer leur candidat (1135-1145)

   Quand, en 1145, Albéron II meurt en Italie, on ne ramène pas son corps à Liège bien qu’il en soit l’évêque. Ce retour sera pourtant accordé en 1167 à son successeur Henri II de Leez, passé lui aussi de vie à trépas au-delà des Alpes. Sa dépouille sera ensevelie dans la cathédrale Saint-Lambert. Même un prédécesseur déshonoré, Alexandre Ier, déposé en 1135, a eu droit à cette dignité. L’exception peut certes résulter de maintes raisons. Elle n’en est pas moins symbolique d’une mauvaise réputation dont l’historiographie a gardé les traces.

   D’où vient-elle ? Selon Julien Maquet qui a proposé, au dernier congrès francophone d’histoire et d’archéologie tenu à Tournai, une réévaluation du treizième successeur de Notger, la piètre estime en laquelle ont été tenues ses dix années de pouvoir politique et religieux résulte d’un travail de sape mené par le précité Henri de Leez et son entourage [1]. Pour en comprendre les ressorts, il faut parfois lire les sources entre les lignes…

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L’impossible parti catholique en Brabant wallon

Ici comme ailleurs, aucune des tentatives visant constituer une formation qui soit beaucoup plus qu’un regroupement de tendances n’a pu aboutir dans la seconde moitié du XIXe siècle . L’autonomie locale, l’indépendance des élus et les divisions entre libéraux et ultramontains ont fait obstacle aux volontés centralisatrices (1857-1884)

   Appréhendé avec les critères de notre réalité présente, le XIXe siècle politique procure un dépaysement total. Rien ici qui puisse évoquer de près ou de loin ce qu’on appelle communément, de nos jours, la « particratie » . Il existe certes des courants d’opinion. Et les libéraux se sont bien donné un embryon de parti dès 1846. Mais les obédiences sont en quelque sorte invertébrées, la volonté de se doter d’une organisation centralisée au sommet n’émergeant que peu à peu, non sans s’exposer à de nettes réticences. Une récente étude de Paul Wynants, professeur émérite de l’Université de Namur, relate ces tentatives et les contre-feux qu’elles ont suscités dans le monde catholique du Brabant wallon [1].

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La sécurité des monastères a un prix

Chargés de les défendre contre les pilleurs et les guerroyeurs, les avoués doivent aussi répondre à l’appel du prince pour participer à la défense du pays. Les moines et leurs dépendants sont tenus de contribuer à l’effort de guerre, particulièrement important dans le comté de Flandre (XIe-XIIe siècles)

   Dès les premiers siècles médiévaux, les abbayes fleurissent un peu partout en Europe. Et tout aussi tôt, il faut pourvoir à leur sauvegarde, ainsi qu’à celle des terres en leur possession, contre les pilleurs et les guerroyeurs. La mission d’assurer protection et justice aux religieux revient à ceux qu’on appelle les avoués. Mais leur fonction revêt aussi un aspect moins connu, plus directement lié à l’organisation militaire du pays. Jean-François Nieus est venu l’éclairer dans le cadre du comté de Flandre, « l’une des terres d’élection de l’avouerie monastique » [1].

   Au IXe siècle déjà, pour faire face aux raids normands, les grands monastères ainsi que les évêchés sont soumis à de lourdes obligations. En témoignent les énigmatiques caballarii et herescarii (guerriers ou paysans ?) du polyptyque (registre) carolingien de l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Bertin, située du côté aujourd’hui français, à Saint-Omer (Pas-de-Calais). Les sources ne permettent toutefois pas de déterminer l’implication de l’avoué dans cette défense commune.

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La cour de France, lieu de perdition ?

Tel est l’avis de la jeune poétesse en langue latine Jeanne Otho, née à Gand. Appartenant au monde protestant, elle relève en outre, dans des vers dédiés à Camille de Morel, femme de lettres du milieu humaniste parisien, la difficulté de concilier les arts et la vie domestique (1566)

   « Prenez garde de ne pas être déçue. Il n’y a pas de piété à la cour / Pendant que la vaine foule y voit quelque chose de grand » ( « Ne fallare cave, nihil est pietatis in aula, / Dum quid in hac magni vulgus inane videt » ). Ainsi Jeanne Otho (Johanna Otho ou Othonia), jeune poétesse née à Gand au milieu du XVIe siècle, s’exprime-t-elle à propos de la cour de France en son temps. Ces propos peu amènes font partie d’un poème écrit en 1566, récemment édité et traduit pour la première fois dans son entièreté par Kaitlin Karmen (University of Michigan, Ann Arbor) [1].

   Ce regard particulier n’est évidemment pas étranger à l’appartenance de l’auteure et de sa famille au monde protestant. Fille de Johannes Otho, enseignant et humaniste dans le premier sens du terme – qui désigne l’érudition dans les langues et les littératures anciennes –, Jeanne a passé une partie de sa vie à Duisburg (duché de Clèves). Un des élèves de son père, Charles Utenhove, a acquis une célébrité internationale au sein de la république des lettres. C’est par son intermédiaire que la jouvencelle est entrée en contact avec une autre plume des plus renommées: Camille de Morel. A celle-ci, en accompagnement d’une lettre, ont été dédiés les vers dont il est ici question.

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Des religieuses pour et contre la Réforme catholique

Combattues, soutenues ou instrumentalisées, les décisions du concile de Trente ont été diversement reçues dans les communautés qui jouissaient d’une large autonomie. Illustration à travers deux couvents d’augustines à Anvers et à Lierre. Le respect de la clôture et le rejet des richesses ont été les idéaux les plus épineux (1563-1700)

   Si le concile de Trente, achevé en 1563, marque un tournant majeur dans l’histoire de l’Eglise, il n’a pas pour autant changé d’un coup de baguette magique la face de la chrétienté. « Les décisions tridentines n’ont pas été imposées sans plus, top-down, remarque Esther Van Thielen (Université d’Anvers). La réception et l’adhésion à ces décisions sont aussi importantes » [1]. Aux différents travaux corroborant ce constat, l’historienne ajoute sa contribution après s’être plongée dans les archives de deux communautés de chanoinesses régulières augustines, celle des Falcons à Anvers et celle de Vredenberg à Lierre (Lier).

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Espérer avec Jean Ladrière

Nourri d’Emmanuel Mounier et de Jacques Leclercq, le philosophe, professeur à l’UCLouvain a marqué une génération. Un récent colloque a été l’occasion de montrer comment, héritier de la conception moderne qui veut que la raison soit tributaire de l’histoire, il a proposé une interprétation eschatologique de cette historicité (1921-2007)

   La publication des actes d’un colloque consacré au concept de l’espérance dans le christianisme, l’islam et le judaïsme fournit l’occasion de porter un éclairage particulier sur Jean Ladrière (1921-2007) [1], cette figure éminente de notre histoire intellectuelle contemporaine. Une figure qui a marqué, dans son domaine spécifique, toute une génération et dont la notoriété s’est largement étendue au plan international.

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Comment vivre en France sans perdre son âme

Tel fut le défi posé par l’ampleur de l’immigration belge, flamande surtout, vers le très laïque Hexagone. Les œuvres d’encadrement religieux et social ont fait florès en milieu rural, mais moins à Paris ou dans le Lillois. Et sans pouvoir empêcher la dilution de la deuxième génération dans le creuset français… (XIXè-XXè siècles)

   En 1886, dans le département français du Nord, près d’un habitant sur cinq était de nationalité belge. A Roubaix, la proportion atteignit même le pic d’un sur deux. A Paris, à la même époque, nos compatriotes étaient plus de 45.000 et constituaient le groupe étranger le plus nombreux, avant d’être dépassés par les Italiens. Aux établissements définitifs s’ajoutaient l’émigration temporaire et le travail frontalier. Les arrivants venaient en grande majorité de la partie flamande de la Belgique, par un flux qui trouvait également à déboucher dans les bassins industriels wallons.

   L’importance de ces courants migratoires, entre le milieu du XIXè siècle et le milieu du XXè, rendit nécessaire un accompagnement religieux et aussi social. Ses formes, son importance, ses réussites et ses échecs ont fait l’objet d’une thèse de doctorat défendue à la Katholieke Universiteit Leuven [1]. Trois espaces particulièrement attractifs y sont envisagés: la région de Lille, en raison de sa proximité et du développement de l’industrie textile, la ville de Paris en plein essor multisectoriel et, surtout après la Première Guerre mondiale, les régions agricoles au nord de la Loire dans le contexte de l’appel d’air créé par la dénatalité.

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Sortir du monde ou y rester sous l’Ancien Régime: des femmes témoignent

L’attrait pour la sérénité du cloître et la motivation religieuse s’expriment dans les annales écrites par les annonciades célestes de Liège, qui font aussi état des déchirements familiaux, de la désolation des refusées et d’une opinion publique prompte à s’émouvoir au moindre soupçon de vocation forcée (XVIIè-XVIIIè siècles)

   « L’ont a mieux aimé préférer le bien de la paix et de la solitude et, s’il le faut ainsy dire, Dieu aux hom[m]es » . Ces mots sont de la main d’une religieuse du XVIIè siècle, une annonciade céleste, qui pouvait aussi avoir vent d’échos négatifs de l’extérieur: « Souvent le monde improuve ce que Dieu approuve » .

   Sa communauté, d’abord installée à Tongres en 1640, s’est établie « au fauxbourg d’Avroy lez Liège » en 1677, suite à l’incendie de la maison initiale. De la même famille religieuse existait déjà en Cité ardente un autre monastère, fondé en 1627 à l’intérieur des remparts, dans l’ancien quartier de l’Ile. De l’un et l’autre établissements, les célestines – comme on les appelait familièrement dans nos régions – laissèrent des mémoires où, avec franchise, elles se faisaient les historiennes de leur ordre. Dans ces sources peu connues mais abondantes s’est plongée Marie-Elisabeth Henneau (Université de Liège), en y cherchant les raisons que pouvaient avoir ces femmes de sortir du monde… ou d’y retourner [1].

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Les victoires d’outre-tombe de la libre-pensée

La sécularisation des cimetières, la crémation, les funérailles civiles… ont figuré très tôt à l’agenda de la laïcité militante et des loges. La prépondéance politique des libéraux à Bruxelles a assuré des succès rapides aux associations porteuses de cette nouvelle culture de la mort. Beaucoup plus lente fut sa percée en milieu rural (XIXè-XXè siècles)

   La lutte entre forces laïques et chrétiennes, catholiques surtout, pour le contrôle de l’espace public, grandissante à partir de la seconde moitié du XIXè siècle, est aussi culturelle. Ce n’est pas pour rien que dans l’Allemagne de Bismarck, elle s’appelle le Kulturkampf. Dans cette guerre, les rites funéraires et les cimetières constituent un champ de bataille privilégié.

   Jeffrey Tyssens et Christoph De Spiegeleer (Vrije Universiteit Brussel) ont braqué leurs projecteurs sur ce volet de la marche à la sécularisation en Belgique. Un récent article du second s’attache à le replacer dans une perspective européenne plus large, tout en montrant comment ses protagonistes réussirent à marquer points sur points à Bruxelles [1]. Sans surprise, c’est l’action conjuguée des associations de laïcité militante et des pouvoirs politiques épousant leurs vues qui s’avère décisive. La capitale belge, où le parti libéral est alors dominant sans discontinuer, constitue à cet égard un terrain des plus favorables.

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