Les Acec, ce chaudron social

Fleuron de l’industrie belge avant d’être vendus et filialisés, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi, présents aussi à Gand, Herstal et Ruisbroek, ont été le haut lieu d’un militantisme « rouge » qui ne fut pas que syndical et socialiste. Il fut aussi associatif dans sa forme et communiste, trotskiste ou chrétien dans ses obédiences (1886-1992)

   La place majeure qu’occupent, dans l’histoire industrielle de la Belgique, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (Acec), ainsi que la parution récente d’une monographie du syndicaliste et communiste Robert Dussart qui donna longtemps le ton social au « Pays noir » [1], ont incité le Centre d’animation et de recherche en histoire ouvrière et populaire (Carhop) à consacrer un numéro de sa revue trimestrielle à ce haut lieu du militantisme en entreprise [2]. Un militantisme beaucoup plus diversifié dans ses formes et ses inspirations qu’il n’y paraîtrait de prime abord au sein d’une firme des plus « rouges » , où le syndicat socialiste (FGTB) fut de fait tout-puissant.

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Se loger à Bruges au temps du déclin

Les troubles du XVIè siècle ont poussé un grand nombre de petits propriétaires à vendre leur maison. Ils n’ont pas pu la racheter quand la conjoncture s’est améliorée, malgré les prix bas de l’immobilier et la hausse des salaires. Les investisseurs et les spéculateurs les avaient devancés… (1550-1670)

   Imaginez une ville qui connaît un exode sans précédent de sa population, laissant un tiers des habitations vacantes, alors que les salaires y sont en forte progression, triplant en une vingtaine d’années. Nul besoin d’être diplômé de la London School of Economics pour déduire de cette conjonction que les particuliers enrichis vont se porter en grand nombre acquéreurs des maisons aux prix fléchis par l’offre excédentaire. Et pourtant, dans la Bruges des XVIè et XVIIè siècles, c’est le contraire qui se passe. L’explication de ce paradoxe serait à trouver dans une dynamique du marché lui-même.

   Tels sont, en tout cas, les constats et conclusions auxquels Heidi Deneweth (Vrije Universiteit Brussel) est parvenue en épluchant les registres fiscaux sur la valeur des logements et ceux dits des Zestendelen (ancien cadastre) ainsi que les sources notariales de l’époque [1]. Les données y puisées sont imparables: entre 1583 et 1667, le prix immobilier médian est multiplié par 4,4 et la proportion des citadins propriétaires de la maison où ils vivent, qui atteignait 45 % au début du siècle, continue de s’éroder de 34 à 27 %. Le contraire, donc, de ce qu’on attendrait.

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Comme un étranger dans la ville d’Anvers

Jusqu’à la fin du XIXè siècle, de par sa vocation internationale liée à l’activité portuaire, la Métropole est accueillante aux non-Belges et peu encline à mettre en œuvre la politique plus restrictive voulue par le gouvernement. Mais la plupart des arrivants proviennent des pays limitrophes (1830-1880)

Une idée largement partagée veut que l’intégration des migrants ait toujours été problématique, même quand ceux-ci provenaient d’autres pays européens et ne creusaient donc pas un fossé culturel dans leur terre d’élection. Mais les sciences historiques sont le plus souvent rétives aux généralisations. Ainsi ressort-il de la thèse de doctorat d’Ellen Debackere, portant sur la ville d’Anvers au cœur du XIXè siècle, que celle-ci fut alors des plus accueillantes à l’étranger, davantage même que ne le souhaitaient les autorités nationales [1].

Notre très ancienne tradition d’autonomie communale, jointe aux incohérences nombreuses dans les lois, décrets, arrêtés et instructions qui régissaient cette matière, ont favorisé le développement de spécificités locales. Ce fut plus vrai encore dans la cité portuaire, où les relations avec la capitale sont fréquemment à couteaux tirés. « La Ville, souligne la chercheuse, restait le principal acteur avec lequel les étrangers entraient en contact. A partir de cette position privilégiée, elle pouvait ou non être attentive aux directives d’en haut » (p. 24). 156.171 dossiers individuels sont conservés au Stadsarchief pour la période 1840-1914. Ils témoignent en grand nombre d’une latitude certaine et de l’usage qui en a été fait.

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Les infortunés de l’emploi hier, aujourd’hui, demain

La présence étrangère sur le marché du travail a toujours été prisée par les employeurs quand elle contribuait à la bonne marche de l’économie. Depuis les années ’70, ils ont été rejoints par les tenants de la promotion de toutes les diversités culturelles et de la (sur)protection de toutes les minorités (XIXè-XXIè siècles)

Dans les années 1933-1934, le gouvernement belge s’est efforcé de combattre le chômage, alors en pleine croissance, par la limitation du nombre de travailleurs étrangers. Cette politique ne différait guère de celle menée en France, y compris par le Front populaire, au nom de « la protection de la main-d’œuvre nationale » . Bien de l’eau a coulé depuis sous les ponts, c’est le moins qu’on puisse dire. De nos jours, pareilles mesures seraient dénoncées dans les médias mainstream comme « populistes » ou « rappelant les heures sombres de notre histoire » ! Les Etats s’accordaient hier le droit de fixer la proportion maximale de migrants pouvant être employés dans les entreprises. Aujourd’hui, c’est de chiffres minimums ou de quotas à atteindre qu’il est question.

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La Belgique au tournant du millénaire

Une Belgique différente de celle d’aujourd’hui mais guère plus tranquille, qui a vu l’Etat se faire moins providentiel, la défiance s’instaurer envers toutes les autorités et le bouleversement du paysage politique s’amorcer avec la montée des extrêmes, le déclin de la famille sociale-chrétienne et la naissance de la N-VA (1989-2004)

Le temps du Nouvel An est propice aux regards rétrospectifs. Celui qui va suivre est inspiré par la relecture d’un Etat de la Belgique au tournant de notre siècle, et même de notre millénaire, entré à présent dans sa vingtième année [1]. Publié en 2004, l’ouvrage avait pour auteurs un aréopage d’historiens, politologues, économistes, journalistes, juristes…, réunis pour donner un épilogue à la collection « Pol-His » et à sa trentaine de livres consacrés à la Belgique de l’après-1945.

Le point de départ est ici 1989, dont datent des réformes institutionnelles décisives chez nous et l’effondrement du communisme derrière le rideau de fer, avec ses répercussions sur la construction européenne. Le point d’arrivée est moins signifiant: 2004, soit à mi-parcours des gouvernements Verhofstadt (1999-2008), le deuxième ayant été formé à la suite des élections de mai 2003. Dans cet intervalle, il ne manque pas d’événements ou de processus dont les prolongements sont constitutifs de notre actualité ou qui, à l’inverse, contrastent singulièrement avec elle. Nos remarques seront forcément sélectives.

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La « dissociété » moderne face aux défis de la pauvreté

L’assistance concernait de 15 à 20 % de la population belge au milieu du XIXè siècle. De nos jours, cette proportion n’est plus que de 2 %, mais elle a augmenté depuis le début des années 1970, alors que la couverture fournie par la sécurité sociale a montré ses limites (XIXè-XXIè siècles)

L’expression « quart-monde » s’est diffusée au cours des années ’70 du siècle dernier. Mais on ne le sait que trop, il y a toujours eu des pauvres parmi nous. La crise avait pris l’ascendant sur une longue période de croissance économique quand les regards se sont retournés vers les laissés-pour-compte de la société industrielle. Si les associations à vocation caritative n’avaient jamais cessé d’être à pied d’œuvre, on ne peut en dire autant des professionnels de la politique et du syndicalisme. ATD-quart-monde, dans son Livre blanc: le sous-prolétariat en Belgique, publié en 1977, déplorait ainsi que des franges de la société ont été « exclues de la solidarité ouvrière » par les organisations syndicales qui « ont méconnu les travailleurs sous-prolétaires dans leur spécificité et ont axé le combat sur les seuls prolétaires » . Comme si le mépris de Karl Marx pour le lumpenprolétariat incapable de constituer une force avait laissé des traces…

Dans la promotion des catégories sociales « à risque » , en tant que sujets du débat public et de l’action des pouvoirs, Daniel Zamora Vargas voit pour sa part une dynamique qui « a accéléré la déstructuration des institutions et des valeurs de la société salariale » [1]. En d’autres termes, plus il y a d’assistance, moins il y a d’assurance, plus il y a d’humanitaire, moins il y a de social. Les rapports qu’entretiennent aux différentes époques ces concepts et les réalités qu’ils recouvrent méritent en tout cas de retenir l’attention.

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Au travail dans une entreprise en déclin

Dernière grande fabrique textile gantoise, UCO Braun a fini par succomber en dépit des rationalisations et d’une pression accrue à la productivité. Les sources écrites et orales y témoignent des réticences syndicales envers le salariat féminin et des relations collégiales, sans plus, entre travailleurs d’origines différentes (1950-2009)

En janvier 2009, les travailleurs d’UCO Braun franchissaient pour l’ultime fois la porte de ce qui avait été la dernière grande fabrique textile gantoise. Ouverte en 1950, sise à la Maïsstraat, elle faisait partie intégrante de l’Union cotonnière, devenue UCO n.v. en 1964. A la suite d’une reconversion dix ans plus tard, son département spécialisé dans la production de jeans avait ajouté le mot « Sportswear » à son nom.

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Vue aérienne d’UCO Braun. (Source: Miat F-2297 et « UCO Maïsstraat. Verwerven verhalen » , p. 4, https://ookmijn.stad.gent/sites/default/files/idea/files/20150511_pu_uco_15_00776_verhalenboekje_uco_syl_lr02.pdf)

La tâche de retracer ces six décennies d’activités s’avère des plus ardues. Comme il arrive bien souvent dans le cas des entreprises, une grande partie des archives a disparu. Sont demeurés néanmoins les dossiers du personnel, sauvés de justesse et conservés aux Archives de l’Etat à Beveren. Des étudiants de l’Université de Gand ont été mis au travail (formateur) sur ce fonds et leurs résultats jugés les plus intéressants ont fait l’objet d’une édition digitale [1]. Ils portent sur la période 1985-2009, pendant laquelle l’usine employa quelque 1570 personnes. Des entretiens avec certaines d’entre elles ont permis aux jeunes chercheurs de compléter leur information. Il y manque toutefois le point de vue patronal.

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Inégalité et fraternité dans les guildes gantoises

A travers l’étude d’un groupe de tisserands et de drapiers dans la capitale du comté de Flandre, il apparaît que la solidarité corporative n’exclut pas l’existence de conflits d’intérêts et, parmi les maîtres, de stratégies visant à élargir leur réseau et renforcer ainsi leur position, tant dans le métier que dans la cité. C’est grave, docteur ? (XIVè siècle)

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Les armes de la guilde des tisserands gantois. (Source: « Wapenen vanden edelen porters van Ghendt alzo zij van hauts tijden in schepenen bouck staen… » , Ghendt, by my Pieter de Keysere, 1524,
https://lib.ugent.be/en/catalog/rug01:000836445 et n. 1, p. 21)

   Conscience de guilde ou conscience de classe ? Dans les villes du comté de Flandre comme dans celles du duché de Brabant ou de la principauté de Liège, les associations constituées autour d’un métier commun sont connues et reconnues pour la fraternité et les protections qu’elles apportèrent à leurs membres au cours de leur longue histoire. Ont-elles pour autant échappé à tout conflit d’intérêts en leur sein ? Evidemment non, vient nous dire Wout Saelens (Universiteit Antwerpen et Vrije Universiteit Brussel) [1]. A travers le cas d’un groupe de tisserands et de drapiers gantois au XIVè siècle, l’historien fait avouer aux sources l’existence et l’importance, entre supérieurs hiérarchiques (ou maîtres), de relations matrimoniales, économiques et/ou amicales étroites et durables. « En fin de compte, ajoute-t-il, de telles stratégies de réseaux ont été des instruments de contrôle de champs cruciaux dans la guilde de métier, la politique urbaine et l’industrie textile » .

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Gueules noires, Pays noir, mauvaises mines

Le recul des entreprises houillères familiales ou liées à des petits groupes au profit des grands ensembles anonymes et de l’intégration à des industries en aval, sidérurgiques surtout, a agrandi le fossé entre patrons et ouvriers (XIIè-XXè siècles)

BOIS DU CAZIER
Entreprise de taille modeste au début du XIXè siècle, le Bois du Cazier, fermé un peu plus de dix ans après la catastrophe de 1956, est aujourd’hui un des hauts lieux de la mémoire minière. (Source: Tanguy Jockmans, « La Dernière Heure »)

   Devenu un lieu mémorial, muséal et culturel, le site du charbonnage du Bois du Cazier à Marcinelle doit sa réhabilitation, entreprise trente ans après sa fermeture en 1967, à la catastrophe dont il fut le théâtre le 8 août 1956. Dans cette tragédie qui coûta la vie à 262 mineurs, Thierry Demet, auteur du guide Badeaux consacré à notre industrie houillère, voit « le reflet d’une imprévoyance coupable en matière de sécurité et du maintien d’installations obsolètes » [1]. On ne saurait mieux dire. Mais au-delà des causes immédiates, liées à une conception de la rentabilité à courte vue, d’autres plongent leurs racines plus loin, notamment dans la poursuite d’un dimensionnement toujours accru des sociétés au fil du temps et dans l’éloignement qui en résulte entre décideurs et exécutants.

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De l’indésirable au vagabond, il n’y avait qu’un pas…

Selon les archives des Colonies de bienfaisance de l’Etat, le concept de vagabondage était des plus flexibles, pouvant s’appliquer à des individus sédentaires mais jugés perturbateurs. Certains internés, en quête d’un refuge à tout prix, étaient eux-mêmes demandeurs (1870-1930)

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L’entrée principale de la Colonie de Merksplas au début du XXè siècle et aujourd’hui. (Sources: carte postale, collection privée Rik Vercammen, n. 1, p. 57; Gevangenismuseum Merksplas, http://www.gevangenismuseum.be/)

   Les moines mendiants qui sillonnèrent les routes d’Europe au XIIIè siècle n’auraient pas joui de la même liberté dans les Etats modernes! Fruit atténué d’une stigmatisation et d’une répression croissantes à partir du XVIè siècle – et dont le Code Napoléon avait largement hérité –, la loi belge de 1866 envoyait, sans coup férir, les sans domicile et sans subsistance ayant fait l’objet d’une condamnation dans des Colonies de bienfaisance de l’Etat. Le complexe de Merksplas, qu’on peut visiter aujourd’hui, fut l’une d’elles. La durée minimum du séjour, portée à deux ans en 1891, permit d’avoir moins de sujets à poursuivre mais fit gonfler le nombre des colons du royaume jusqu’à plus de 5000. Le durcissement des peines frappa surtout ceux qui étaient censés avoir choisi librement leur état marginal.

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