Un Rwanda déchiré dès l’indépendance

Le contentieux interethnique est un fil rouge dans la destinée anthume et posthume de son premier et éphémère président Dominique Mbonyumutwa, comme dans celle des autres responsables politiques. Les mouvements qui réclamaient l’émancipation se sont combattus autant ou plus qu’ils n’ont combattu le pouvoir belge (1952-2010)

   Le 1er novembre 1959 à Gitarama, Dominique Mbonyumutwa, ancien instituteur devenu commis de l’administration locale, est agressé par une bande de jeunes partisans du roi (mwami) Kigeli V. L’incident est un des catalyseurs des troubles qui embrasent alors le Rwanda, au moment même où la Belgique a enclenché un processus d’autonomie interne dans les territoires qu’elle administre sous tutelle de l’Organisation des Nations unies, faisant suite au mandat reçu de la Société des nations après la Première Guerre mondiale.

   L’homme qui a ainsi contribué bien involontairement à mettre le feu aux poudres deviendra, quatorze mois plus tard, le premier et éphémère président du pays des mille collines, avant même la proclamation officielle de son indépendance le 1er juillet 1962. Ce personnage clé, né en 1921 à Mwendo, dans la région centrale du Kabagari, a récemment trouvé son biographe en François Xavier Munyarugerero, docteur en histoire et civilisations de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) et journaliste à l’hebdomadaire Jeune Afrique après avoir dirigé des départements ministériels à Kigali [1].

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La vie agitée d’un joaillier bruxellois

Egalement marchand d’art, Joannes Baptista Grondoni nous est surtout connu grâce son activité d’éditeur de gravures d’ornement et… ses nombreux démêlés avec la justice. Prisées par les collectionneurs, ses planches, souvent inspirées de motifs antérieurs, se retrouvent dans maints musées en Europe et outre-Atlantique (1700-1738)

   Les Pays-Bas méridionaux, soit une grande partie de la Belgique actuelle, ont leur place dans l’histoire moderne du commerce des bijoux. Et pas seulement en tant qu’importateurs. Nombre de pièces d’orfèvrerie ou de diamants sertis d’or, ouvragés sous nos cieux, ont franchi les frontières et même l’Atlantique en passant par Cadix. Au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, un Nicolas de Cachiopin traitait dans son atelier bruxellois des joyaux à partir de modèles qui lui étaient envoyés par la marchande Maria Agatha Boelis, établie dans le port andalou, afin de correspondre au goût hispanique.

   C’est sur la vie, des plus agitées, et sur l’œuvre composite d’un neveu et élève de Cachiopin qu’une étude fouillée vient d’être publiée par Wim Nys, docteur de l’Université de Gand, directeur de collection et de recherche au musée du Diamant, des Bijoux et de l´Orfèvrerie à Anvers [1]. Il s’agit de Jean Baptiste Grondoni, né en 1680 à Bruxelles, en formation chez son oncle à partir de 1692. Un jeune homme qui va traverser des temps de troubles et de dèche liés à moult conflits culminant avec le bombardement de Bruxelles par les troupes françaises en 1695. On peut rêver d’un début de carrière sous de meilleurs auspices.

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Espérer avec Jean Ladrière

Nourri d’Emmanuel Mounier et de Jacques Leclercq, le philosophe, professeur à l’UCLouvain a marqué une génération. Un récent colloque a été l’occasion de montrer comment, héritier de la conception moderne qui veut que la raison soit tributaire de l’histoire, il a proposé une interprétation eschatologique de cette historicité (1921-2007)

   La publication des actes d’un colloque consacré au concept de l’espérance dans le christianisme, l’islam et le judaïsme fournit l’occasion de porter un éclairage particulier sur Jean Ladrière (1921-2007) [1], cette figure éminente de notre histoire intellectuelle contemporaine. Une figure qui a marqué, dans son domaine spécifique, toute une génération et dont la notoriété s’est largement étendue au plan international.

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Roger Nols, d’une passion identitaire à l’autre

Ceux qui voient en lui un « raciste patenté » contestent la présence de son buste à l’hôtel communal de Schaerbeek. Celui qui en fut le bourgmestre pendant deux décennies n’en collectionna pas moins les succès électoraux. Et fut à peine plus provocateur que bien d’autres à l’époque (1964-2004)

   Il est question à Schaerbeek de retirer ou, au minimum, de « contextualiser » le buste de Roger Nols installé, avec ceux d’autres célébrités politiques locales, dans la galerie qui précède la salle des mariages de la maison communale. Faisant suite à une demande introduite en 2017 par le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax), pour qui l’ancien bourgmestre ne fut rien moins qu’un « raciste patenté » , l’actuelle majorité (Défi-Ecolo/Groen-MR-CDH) a constitué un groupe de travail qui doit rendre ses conclusions en décembre prochain.

   Pour servir de base à leur réflexion, les élus et citoyens dudit groupe disposent d’une étude, rendue publique, où Serge Jaumain (Université libre de Bruxelles) et Joost Vaesen (Vrije Universiteit Brussel) portent sur la période nolsiste leurs regards d’historiens [1]. Disons d’entrée de jeu qu’ils sont tout sauf laudatifs. Mais ils entendent aussi « discuter des risques du « présentisme » , c’est-à-dire l’utilisation du passé en fonction d’objectifs politiques actuels sans tenir compte de la réalité historique » . Risques bien… présents aussi, ajouterai-je, quand sont mis en cause des monuments ou des noms de rues liés au passé colonial.

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Qu’est-il arrivé au « musée domestique » de la reine Louise-Marie ?

Reflets des goûts de l’élite du temps, ses albums d’oeuvres d’art contiennent 49 pièces ajoutées après sa mort. Dix-sept de celles-ci sont en outre des plus légères… Faut-il y voir la main de Philippe, comte de Flandre, fils cadet de notre premier couple royal ? (1823-1900)

   Dans la culture des élites, les albums ont longtemps occupé une place de choix. Beaux livres quant à leur aspect extérieur, ils constituaient quant à leur fonction de véritables « musées domestiques » . La reine Louise-Marie (1812-1850) en a pour sa part laissé deux, promis à une singulière destinée.

   Conservés aujourd’hui aux Archives du Palais royal, portant la lettre L à l’avant de leur étui de protection, ces recueils de dessins, de gouaches, d’aquarelles et de lithographies reflètent l’intérêt pour les arts de l’épouse de notre premier Souverain, connue pour s’être adonnée à la peinture – ayant été à Paris l’élève du maître d’origine belge Pierre Joseph Redouté – ainsi qu’à la tapisserie. Les aquarelles de ses trois enfants, qui faisaient partie des ornements de sa chambre, pourraient être de sa main [1]. Le même violon d’Ingres se retrouva au plus haut degré chez sa sœur Marie d’Orléans, dont une exposition au Louvre, en 2008, a révélé les talents au grand public.

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En Afrique, quatre cents ans avant Stanley

Commerçant tournaisien, Eustache de la Fosse a laissé le témoignage original, réaliste et pourtant méconnu d’un voyageur de nos régions sur l’espace afro-atlantique, alors dominé par les Portugais. Nullement tourmenté par l’esclavage, il décrit les autochtones de Sierra Leone dans des termes qui évoquent le mythe du « bon sauvage » (1479-1480)

   Conservé par un bourgeois de Valenciennes, Louis de la Fontaine, qui l’avait probablement retranscrit de sa main, le Voyage à la côte occidentale d’Afrique, en Portugal et en Espagne d’Eustache de la Fosse mérite à bien des titres de retenir l’attention. Rédigé au début du XVIè siècle, ce texte constitue une des plus anciennes descriptions en langue française du monde subsaharien dans son versant occidental. L’auteur, originaire de Tournai, était probablement issu d’une famille de commerçants et jouissait d’une certaine notoriété dans son milieu. Nissaf Sghaïer, diplômée notamment en histoire médiévale à l’Université libre de Bruxelles, a proposé de ce manuscrit, actuellement en possession de la bibliothèque de la cité de Watteau, une lecture qui en souligne la richesse et l’originalité [1].

   Le récit, certes, est relativement bref et de composition tardive – quelque 40 ans après le retour –, ce qui accroît les risques d’oublis ou d’erreurs. C’est la rareté d’un regard sur l’altérité africaine à cette époque qui lui confère tout son prix. Il a fait l’objet d’une édition scientifique en 1992 [2].

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Une journée dans la vie de sœur Emmanuelle

En dépit de l’ampleur de ses engagements sociaux enracinés dans sa foi, en particulier parmi les chiffonniers du Caire, elle ne voulait pas être considérée comme une sainte. Consciente de sa faiblesse, elle s’appuyait sur la conviction paulinienne et pascalienne que rien ne vaut le moindre des mouvements de charité (1908-2008)

  Le journalisme, qui fut mon métier en même temps que l’histoire, confère quelques privilèges dont celui de rencontrer, exceptionnellement ou régulièrement, avec un peu de chance, des figures qui marquent ou ont marqué leur temps. Le reporter devient alors témoin et producteur d’une source dont les chercheurs, le cas échéant, pourront faire usage. C’est ainsi que le présent portrait de Madeleine Cinquin, mieux connue sous le nom de sœur Emmanuelle, née à Bruxelles en 1908, morte presque centenaire en 2008 à Callian (Var, France), sera en partie nourri de rendez-vous avec elle et de propos recueillis à ces occasions.

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Il y avait comme un Pépin

Un fils de Charlemagne impliqué dans une conjuration contre lui: sujet épineux pour les chroniqueurs de l’époque et ultérieurs! La figure du renégat Pépin le Bossu a été, au fil du temps, tantôt noircie à souhait, tantôt presque réhabilitée, en fonction des nécessités liées à la conjoncture politique (792-887)

   Faut-il professer avec Benedetto Croce que « toute histoire est contemporaine » ? La propension a adapter cette dernière au contexte et aux exigences du présent caractérise en tout cas, sans conteste, les chroniqueurs du haut Moyen Age (on a heureusement fait, depuis, quelques progrès scientifiques). Pour illustrer cette dépendance, un beau cas nous est fourni par les différents portraits et récits consacrés au fil du temps à Pépin le Bossu.

   De ce fils de Charlemagne et prétendant au trône du royaume des Francs, on sait avec certitude qu’il complota contre son père en 792, que l’entreprise échoua et qu’il termina sa vie à l’abbaye de Prüm (Rhénanie-Palatinat), où il mourut en 811. Brodant sur ce canevas, les écrivains de l’époque et ultérieurement ont fait preuve, comme le montre Bart van Hees (Bergische Universität Wuppertal), d’une grande liberté couplée à un sens affiné de l’opportunité [1]. C’est que l’enjeu était de taille, à la mesure du retentissement d’un épisode qui avait jeté une lumière crue sur la fragilité de la dynastie.

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Von Falkenhausen, l’occupant qui se disait résistant

Le commandant militaire pour la Belgique et le Nord de la France de 1940 à 1944 a su cultiver sa réputation de modéré atténuant les rigueurs de l’occupation allemande. S’il fut, de fait, opposé au régime national-socialiste, ce très fut passivement, tout en appliquant et parfois devançant les ordres répressifs qui venaient de Berlin (1878-1966)

   « Belgica ingrata, non possedibis ossa mea » ( « Belgique ingrate, tu n’auras pas mes os » ): tel est le contenu du billet que le général Alexandre von Falkenhausen fit remettre, depuis la voiture qui le reconduisait à la frontière allemande, à des journalistes du Soir qui souhaitaient l’interviewer [1]. C’était en mars 1951. Quelques jours auparavant, le commandant militaire pour la Belgique et le Nord de la France de 1940 à 1944 avait été condamné comme criminel de guerre. Une décision gouvernementale de libération et d’expulsion hors du territoire national avait néanmoins suivi promptement.

   Nombre d’acteurs et de témoins de l’époque ont loué la relative modération dont aurait fait preuve le gouverneur de l’occupation, ainsi que son hostilité avérée au régime national-socialiste. Cette image prit encore plus d’ampleur en 1960 quand von Falkenhausen, veuf de sa première épouse, se remaria avec une ancienne résistante belge, Cécile Vent, de 28 ans sa cadette. La presse internationale afflua alors au chalet de bois où il s’était établi à Nassau, dans la vallée de la Lahn (Rhénanie-Palatinat). L’écrivain français Edmonde Charles-Roux trouva cette histoire très romantique et lui consacra un article laudatif dans le magazine Elle.

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James Ensor, le faux artiste maudit

Le peintre et graveur ostendais s’est montré beaucoup moins rebelle dans la vie réelle que dans l’imaginaire qui imprègne ses œuvres et le personnage qu’il s’est construit. Feignant d’ignorer la reconnaissance et les honneurs, il s’est fait l’écho des tumultes contemporains et le contempteurs du prosaïsme bourgeois (1880-1930)

   Quand on porte sur une carrière d’artiste un regard d’historien, quelques aspects insoupçonnés, très prosaïques, voire terre à terre, peuvent se révéler des plus dignes d’attention. Ainsi en va-t-il pour l’importance… du train dans l’activité de James Ensor (1860-1949) et son accès à la notoriété. C’est le réseau ferroviaire belge, au développement exceptionnel à la fin du XIXè siècle, qui permit au peintre et graveur de recevoir à Ostende la visite de collectionneurs des quatre coins du pays ainsi que de l’étranger. C’est aussi grâce au rail que Bruxelles, Anvers ou Liège devinrent des destinations de routine pour l’homme ou pour ses œuvres.

   Ce constat figure parmi ceux que dresse le journaliste, historien, philologue Vincent Delannoy [1]. Car à l’encontre des représentations d’un Ensor casanièrement vissé à sa demeure de la Vlaanderenstraat – devenue depuis son musée –, aucun créateur aspirant à la reconnaissance ne pouvait alors s’exempter des institutions et des réseaux culturels de la capitale en particulier. Centralisme à la parisienne ? Mutatis mutandis. La vie du natif de la Côte est jalonnée de séjours de quelques semaines, susceptibles de s’étendre jusqu’à quelques mois, dans « le lieu des échanges culturels et l’endroit où l’on entretient des contacts et où l’on conclut des affaires » (p. 100). Les salles d’exposition et les revues artistiques qui font percer sont bruxelloises. C’est en empruntant ces passages obligés que l’inconnu, à la longue, est devenu illustre.

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