Dans la tête des participants à la plus vieille loterie

Organisée à Bruges en 1441 pour remédier à l’endettement de la Ville, elle a été rééditée et a fait école. Les Pays-Bas de la fin du XVIIe siècle en comptaient plusieurs centaines. Sur les billets, les participants adressaient leurs supplications à Dieu, à la Vierge, aux saints… ou écrivaient des plaisanteries moins édifiantes (XVe-XVIIe siècles)

   C’est à Bruges, en 1441, que fut organisée la première loterie de l’histoire des anciens Pays-Bas, lesquels englobaient une grande partie de la Belgique actuelle. L’événement a été peu étudié et pour cause: pour toute source le concernant, on ne dispose que d’une ligne dans les comptes de la cité. Mais ce ne fut pas one-shot, comme il se dit en franglais. Et pour un des jeux de hasard ultérieurs, celui de 1446, c’est Byzance! Les Archives de la Ville contiennent à son sujet pas moins de trois registres, dont un précieux document qui nous entrouvre la porte sur ce que les joueurs avaient en tête. Marly Terwisscha van Scheltinga (Universiteit Antwerpen, Fonds Wetenschappelijk Onderzoek) en a tiré parti [1].

   Une piste pour nos édilités quand elles sont dans la dèche ? La loterie a été d’abord pensée comme un moyen de réduire l’endettement du pouvoir local. Pour s’être soulevés entre 1436 et 1438 contre le duc de Bourgogne Philippe le Bon, occupé à unifier nos régions, les Brugeois avaient été condamnés à une amende salée, représentant le septuple des revenus communaux annuels. Pour faire rentrer de l’argent dans les caisses, une loterie était certes une solution moins impopulaire que l’augmentation des accises…

   Avec pour premier prix un emploi très lucratif, celui de la « scroderie » consistant  à jauger, contrôler et transporter le vin et d’autres boissons déchargés dans le port, l’opération s’avéra dès le premier coup des plus réussies, fournissant à la trésorerie 4,86 % de ses rentrées de 1441. D’où la récurrence.

   « Les tirages étaient de véritables fêtes populaires, qui parfois pouvaient durer des mois » , précise l’historienne. Vous avez bien lu: ce déploiement dans le temps s’explique par une procédure très différente de celle qui prévaut de nos jours. Place du Château ou place du Marché, les billets rassemblés dans un panier étaient tirés parallèlement à ceux qui, provenant d’un autre panier, mentionnaient ou non un lot. De la précieuse édition 1446 nous ont été conservés, avec la liste des heureux gagnants, près de 600 textes courts, en prose ou plus rarement en vers, dont les participants accompagnaient souvent leur nom sur le papier à livrer au sort. Appelés avys, devys ou prose, ces petits écrits étaient lus à voix haute, en public, afin d’identifier leur auteur, et retranscrits si la chance lui avait souri.

   Fréquemment et sans surprise, les prozen consistent en supplications adressées à Dieu, à la Vierge Marie, à différents saints, au Saint-Sang – la plus célèbre relique à Bruges, citée trois fois –, mais aussi aux hosties miraculeuses de Wilsnack, important lieu de pèlerinage en Allemagne, cité deux fois. Un exemple en rimes: « Helpt God ende thelich Bloet / Dat Heinric van Ghelre ende Andries een goet lot ghevalen moet » ( « Fassent Dieu et le Saint-Sang / Qu’un bon lot puisse arriver à Hendrik  de Gueldre et André » ). Apparaissent aussi des plaisanteries moins édifiantes, des petits couplets ou encore, en latin, le « beaucoup d’appelés mais peu d’élus » ( « multi vocati pauci vero electi » ) de l’Evangile selon saint Matthieu (22:14), transféré ici dans un tout autre contexte.

   Bien dans l’air de notre temps, la présente étude livre aussi, tirées du corpus, une série de données relatives aux genres, non sans préciser que ce petit échantillon n’offre aucune garantie de représentativité de toute la population. Il apparaît ainsi que les femmes, auteures d’environ 30 % des petits mots, sont proportionnellement plus nombreuses (80 %) que les hommes (67 %) à se contenter d’une identification personnelle, sans ajout. Elles font aussi davantage état de leur statut matrimonial (épouse de…, veuve de…) et, quand elles sont plus disertes, appellent volontiers Marie à l’aide (au nom de la solidarité féminine ?) ou préfèrent souvent s’en tenir à des rimes standard, là où les hommes ont un propos plus développé ou original (en tant que marqueur de leur position sociale, surtout si elle est élevée ?).

   Au total, toujours en 1446, 4071 billets ont été vendus, et pas uniquement dans la cité des Breydel et de Coninck. Des messagers et des vendeurs ont été envoyés dans d’autres villes, notamment Damme, Gand, Lille, Valenciennes…, sans que les clients soient tenus de se déplacer. Plus de 40 gagnants ont relevé de ces localités extérieures. Sur les 576 prix emportés, le premier, la « scroderie » , d’une valeur de 400 pieters (équivalant à 1200 jours de salaire d’un maître maçon), l’a été par Parette, « femme d’Anthone Mousque de Venise » , un marchand établi dans notre Venise du Nord. Le plus important des lots en argent s’est élevé à 200 pieters (600 jours du maître maçon), le plus modeste à 1 pieter (ce qui revenait pour l’acheteur d’un billet à récupérer son investissement). Des lots de consolation ont été prévus pour les participants tirés juste avant ou après un grand prix.

   Assez rapidement, des communes proches comme L’Ecluse (Sluis) ou Nieuport, mais aussi dans les provinces du Nord (Utrecht), ont suivi l’exemple brugeois en se lançant dans l’économie du jeu. A la fin du XVIIe siècle, les loteries organisées dans les Pays-Bas se compteront par centaines. Outre les bourgmestres et échevins, des paroisses ou des institutions charitables (hôpitaux, orphelinats…) en seront à l’origine. Avec cette expansion se formeront des traditions scripturaires, des modèles de phrases rimées. « Jonk van jaren / Zal het lot wel bewaren » ( « Jeune en années / Gardera bien le lot » ) sera ainsi d’usage courant, tout comme l’euphémique « Kinderen / Een lot zal hen niet hinderen » ( « Les enfants / Un lot ne les contrariera pas » ) ainsi que certains proverbes sur la chance et la fortune ou encore des plaisanteries anticipant sur l’absence de gain itérative, de loterie en loterie.

Le peintre anversois Gillis Congnet (ou Coignet) représente, sur un podium devenu un vrai théâtre, le tirage d’une une loterie organisée à Amsterdam en 1592 au profit de la maison des aliénés. (Source: Amsterdam Museum, inv./cat.nr. SA 3019, photo Rijksbureau voor Kunsthistorische Documentatie (RKD) – Nederlands Instituut voor Kunstgeschiedenis, Den Haag, et n. 1, p. 5)

   Typique aussi est la déclaration, à Malines en 1555, que « Bernaert vanden Broecke / Hadde liever thoochste lot dan een pepercoecke » ( « Bernard vanden Broecke / Préférerait le gros lot plutôt qu’une couque » ). Mais il y a aussi moins innocent, comme cette énigme attestée en 1555, 1564 en 1606: « Segt mijn trecker onverhoollen / Wat brant men int vaegevier / Hout torff off koollen ? » ( « Dis-moi tireur (de billets) sans faux-fuyant / Que brûle-t-on dans le purgatoire / De la tourbe ou du charbon ? » ). Si le maître de la loterie répondait « non » ou « rien du tout » , il avouait sa dissension avec la foi catholique… à ceci près qu’il pouvait simplement avoir voulu signaler que le billet tiré de l’autre panier, celui où étaient notés les lots éventuels, ne contenait… rien. En 1555, c’est pourtant à Bruges, dans le cadre d’une loterie organisée par l’église Notre-Dame, qu’on a osé cette farce…

P.V.

[1] « Iets of… ? De Brugse loterijprozen van 1446 » , dans Madoc. Tijdschrift over de middeleeuwen, jaargang 36, n° 1, printemps 2022, pp. 2-10. https://verloren.nl/tijdschriften/madoc-tijdschrift-over-de-middeleeuwen, Uitgeverij Verloren BV, Torenlaan 25, 1211 JA Hilversum, Nederland. [retour]

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