Si le mal était connu et nommé dès le Moyen Age, il avait pris, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, une ampleur appelant des réponses adaptées. Devenue endémique dans le bassin méditerranéen, particulièrement dans l’Empire ottoman, la peste bubonique a imposé, dans les zones portuaires, le renforcement de la seule barrière qui lui était alors opposable: la quarantaine. La mer du Nord et la Manche, certes plus éloignées de la menace, n’ont pas tardé à être impactées elles aussi, au moins dans les phases de crise aiguë. En examinant qu’il en fut dans l’espace actuel de la Côte belge, Stan Pannier (Vlaams Instituut voor de Zee, Oostende, et Katholieke Universiteit Leuven) nous fait découvrir une terra (presque) incognita [1].
Y apparaît notamment la facilité avec laquelle, face à un fléau qui ignore les frontières, s’instaurent entre autorités de différents pays des réseaux d’information et de coordination faisant fi des conflits ouverts ou latents. En ampleur, les mesures demeurent pourtant limitées. Pour nos Pays-Bas habsbourgeois, dans les limites des sources qui présentent de nombreuses carences, l’historien a pu identifier un minimum de 60 bateaux s’étant vus, entre 1720 et 1793, interdire tout débarquement ou embarquement de personnes ou de marchandises avant une date fixée. La durée standardisée de 40 jours pouvait être prolongée ou réduite. Dans dix-huit cas, l’isolement n’a pas excédé une semaine. Les moments d’alerte impliquant des confinements sont revenus en moyenne une fois par décennie au cours du siècle. Du relevé ressort un pic (23) dans les années 1770-1772, conséquence de l’épidémie sévissant alors en mers Baltique et Blanche. Globalement, les vaisseaux concernés n’en constituent pas moins qu’une très faible proportion du nombre de ceux admis: 1,5 % à Ostende en 1770. Et jamais de peste à bord: dans deux cas seulement, des membres de l’équipage souffrant du scorbut.

Il n’empêche qu’on ne lésine pas sur le principe de précaution. A Ostende ainsi qu’à Nieuport (la fermeture des bouches de l’Escaut par les Provinces-Unies ayant, pour rappel, condamné Anvers), tout nouvel arrivant est interrogé à distance depuis une embarcation de surveillance. Les certificats délivrés par le port de provenance sont vérifiés: s’agit-il d’une zone pestiférée ou pas ? Le critère peut être interprété très largement. Quand la Sicile est frappée en 1764, la quarantaine est imposée à tout bateau provenant de la Méditerranée. Par contre, un long voyage sans escale peut inspirer davantage confiance ainsi que la présence de produits considérés comme non susceptibles de véhiculer l’infection (bois, fer, pierres, sel…).
S’il est jugé contagieux, le bâtiment est tenu de hisser un drapeau rouge, accompagné d’un bleu si le capitaine a accepté la quarantaine, temps qui sera passé en un lieu isolé du port. En cas de tentative d’atteindre malgré tout les quais de débarquement, le navire peut être coulé aussi sec, si l’on ose dire. Pour s’y être risqué, le bien nommé Ambitieux essuie en 1720 le feu des canons installés sur les murs d’Ostende, ce qui le force à renoncer. En 1781, le récalcitrant vénitien Nostra Signora del Rosario doit de n’avoir pas été envoyé par le fond au seul fait que son épave aurait rendu le havre inaccessible.
Mais protéger les villes portuaires ne suffit pas. A ceux qui voudraient mouiller au plus près en les contournant, notre soixantaine de kilomètres de littoral n’oppose pas d’obstacles naturels comme des falaises. Aussi, quand parviennent les nouvelles d’épidémies en Europe du Sud ou ailleurs, des sentinelles militaires et civiles font-elles le guet tout au long des plages où l’on s’égaie aujourd’hui. En 1743, mal en prend à un sloop de s’être approché de Blankenberge avec huit hommes en quête de provisions. Lors de l’alerte de 1770-1772, la ligne de baraquements construite lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) est remise à contribution. Les vigies se postent jusque dans les tours des églises pour prévenir toute incursion de marins ou de biens étrangers. Un plan a été en outre préparé pour établir un second cordon sanitaire utilisant les canaux épars à l’intérieur des terres entre Furnes et Sluis (L’Ecluse).

Si les autorités communales sont évidemment en première ligne, le poids du gouvernement central ne cesse de s’accroître, ici comme tous les domaines au cours de l’époque moderne. Il se traduit par le passage d’un management de crise, encore prévalent dans la première moitié du XVIIIe siècle, à des dispositions plus permanentes pour contrer les menaces représentées par la peste mais aussi par la fièvre jaune. En 1720, des lazarets en bois sont improvisés dans les dunes pour les sujets qui doivent subir la quarantaine onshore. En 1770, on a été plus prévoyant. Des infrastructures prophylactiques ont été mises sur pied par décision du Conseil privé, qui seconde le gouverneur général des Pays-Bas, et les gardes côtiers en ont reçu des directives précises. « C’est la première fois, constatent les Etats de Flandre, que les précautions sur les côtes ont été établis en regle et que l’on a préscrit des directions à cet égard, ci-devant l’on s’est contenté de charger en general ceux du Franc de Bruges (une subdivision du comté) de faire veiller sur les côtes de leur ressort » . Bruxelles entend être informée de tout ce qui survient dans les ports et favorise par ailleurs l’usage des « certificats de santé » caractéristique, avec les lazarets et la tendance à généraliser les pratiques d’isolement temporaire, du modèle méditerranéen.
A la base de cette politique, des chercheurs ont mis en évidence l’influence dans le monde germanique, et donc l’Empire des Habsbourg, du caméralisme qui préconise une gestion centralisée forte en vue de l’enrichissement de l’Etat et du renforcement de sa puissance militaire. Ceux-ci impliquent aussi une population en progression et en bonne santé (populationnisme). Le pasteur Malthus n’est pas encore passé par là! Mais il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. Un local destiné aux contagieux ou susceptibles de l’être est bien construit en 1784 au polder de Hazegras (Zwin). Un agent du Franc de Bruges lui trouve même un air de famille « avec ceux qu’il a vu en différents endroits en Italie près des villes portuaires commerçant avec le Levant » . Il ne sera toutefois guère opérationnel, étant confronté, tout comme le lazaret envisagé près de Nieuport, à des problèmes d’ensablement. « En dépit d’efforts notables, conclut Stan Pannier sur ce point, il est dès lors douteux qu’un lazaret ait fonctionné de manière permanente dans les Pays-Bas méridionaux à la fin du XVIIIe siècle » .
Une autre difficulté, à laquelle tous les niveaux de pouvoir sont confrontés, prend sa source dans la tension entre les impératifs de la santé publique et les intérêts économiques. Nombre d’édiles sont aussi des marchands… Ainsi voit-on Ostende, lors de la peste sicilienne de 1764, s’opposer avec succès à la quarantaine sans discrimination voulue par la capitale, arguant que celle-ci nuit au commerce du sel avec l’Espagne. Mais la même cité, dans les années 1780, refuse tout autant pour raisons sanitaires la proposition gouvernementale d’ériger un lazaret, en dépit des échanges lucratifs avec l’Orient que celui-ci aurait autorisés « sans cependant exposer les Peuples au danger d’une Contagion quelconque » , selon le ministre plénipotentiaire Belgiojoso, représentant de l’empereur Joseph II aux Pays-Bas.
N’être ni trop ni trop peu précautionneux: difficile équilibre, davantage encore quand il s’agit de faire face à la concurrence de nos voisins, particulièrement des Provinces-Unies. En témoigne, cette lettre du marchand Victor Van Poppelen fils à la chambre de commerce de Gand, datée du 7 juillet 1784: « Je serai obligé de faire revenir le susdit navire sur la Hollande pour y faire sa quarantaine, n’étant pas admis a Ostende, d’y devoir ensuite supporter des droits d’entrée, et de sortie, commissions et autres fraix qui absorberont tout l’avantage qu’on pourra retirer de cette expedition… dêvant passer par les mains avides de nos voisins les Hollaindois, ils ne chercheront qu’a faire échouer nos entreprises » .
Malgré tout, d’après la présente étude, le dommage macroéconomique subi par nos régions du fait des mesures de confinement maritime est demeuré limité. Plus de peur que de mal, donc. Mais la peur aussi appartient à l’histoire.
P.V.
[1] « From Crisis Management towards a Mediterranean Model ? Maritime Quarantine in the Austrian Netherlands, c. 1720-1795 » , dans BMGN – Low Countries Historical Review, vol. 138-2, Amsterdam, 2023, pp. 32-74, https://bmgn-lchr.nl/article/view/10034 (en libre accès). [retour]