Les Fours à coke Semet-Solvay & Piette, la Société générale belge des produits chimiques, la Société des produits chimiques de Droogenbos (Drogenbos), les Produits chimiques et pharmaceutiques Meurice: telles sont les compagnies qui s’unissent, le 18 janvier 1928, au sein de l’Union chimique belge (UCB). La première des quatre est le pivot (51,8 %) d’un ensemble des plus hétérogènes, sur un spectre s’étendant du secteur sidérurgique au marché des médicaments. Si vous visitez l’UCB aujourd’hui, oubliez cette pluralité initiale: l’entreprise est exclusivement biopharmaceutique. L’accès aux archives, souvent problématique dans les firmes industrielles, a permis à Kenneth Bertrams (Université libre de Bruxelles) de mettre en lumière les raisons de cette polarisation et d’en retracer les étapes [1].
A l’origine figure Emmanuel Janssen (1879-1955), un homme d’affaires lui-même des plus polyvalents. Admis en 1916 au sein du management exécutif de Solvay & Cie, il a notamment joué un rôle clé dans la formation, en 1921, de la Compagnie internationale pour la fabrication mécanique du verre (Mécaniver), seule en Europe à pouvoir faire usage du nouveau procédé américain Libbey-Owens. Mais les gérants du groupe chimique, réticents à le détourner de sa vocation historique, ont frustré leur brillante recrue dans ses ambitions financières internationales.

Au début, l’UCB se développe à travers trois divisions distinctes: Fours à coke et ammoniaque synthétique, Produits chimiques, Pharmacie. Si les liens entre elles demeurent lâches, la recherche scientifique bénéficie de la circulation interne du savoir et du know-how. Le moment est opportun, le roi Albert Ier venant d’appeler à la mobilisation de nos cellules grises dans son retentissant discours de Seraing (1927). Laboratoires et bureaux d’études fleurissent dans les différents sites, coordonnés à partir de celui de Drogenbos.
La récession des années ’30, bien sûr, frappe durement. L’Union ne paie aucun dividende entre 1931 et 1935. Et surtout, elle réduit d’un tiers sa main-d’œuvre. Avec la guerre, le processus d’intégration est interrompu et les lignes de production les plus dynamiques, très dépendantes des exportations, s’avèrent les plus vulnérables. A ces revers s’ajoutent les comptes que devront rendre les responsables de la société Fabelta, contrôlée par la famille Janssen, aux autorités judiciaires pour avoir par leurs activités dépassé le seuil de service à l’occupant autorisé par la « doctrine Galopin » du moindre mal.
C’est dans ce contexte tourmenté que le leadership passe du fondateur à la génération suivante. Celle-ci s’applique à renforcer le groupe financièrement et prépare ses grandes transformations. L’UCB, souligne le professeur Bertrams, va déployer « sa stratégie commerciale internationale reposant sur des partenaires commerciaux, des têtes de pont et des relais comme une base d’apprentissage pour étendre son développement interne (Research and Development, R&D) et assurer sa présence industrielle à l’étranger en tant qu’entreprise biopharmaceutique » . Ce faisant, on n’en compte pas moins sur un équilibre interne pour financer les services les plus « gourmands » . Les capacités en matière d’économie de la connaissance sont tributaires en grande partie des bénéfices réalisés par les activités traditionnelles de récupération des gaz de cokerie (jusqu’au début des années ’60), et de films et emballages cellophanes (jusqu’au début des années ’90).
Un pas décisif est franchi en septembre 1958 quand, au cours d’une partie de chasse, Jacques Solvay retire sa mise dans l’Union chimique. Les Janssen sont désormais seuls maîtres à bord. Par ailleurs, la décision prise dès 1949 de doubler la capacité de la R&D au sein de la division Pharma, jusque-là d’un poids accessoire, a produit ses effets. Le nombre de brevets y est passé de 67 en 1956 à 116 l’année suivante. L’UCB prend plus que pied au Congo et la croissance des ventes pharmaceutiques annuelles atteint les 15 %. La percée est venue avec le Postafene (1953), un antihistaminique, et surtout avec l’Atarax (1954), prescrit contre l’anxiété et la tension, tous deux commercialisés en Amérique du Nord et du Sud ainsi qu’en Asie via une entente avec le futur géant Pfizer.

Le choix entre diversification et spécialisation n’en demeure pas moins sujet à débats parmi les responsables. La nécessité d’asseoir une présence internationale à long terme préside, en 1961, à un regroupement avec la Société industrielle de la cellulose Sidac, l’Union des fabricants belges de textiles artificiels (Fabelta) et la Compagnie continentale du Pégamoïd. Cela ne va pas sans grogne dans la cabine de pilotage, où certains considèrent l’opération comme un gaspillage d’énergie et de ressources. Mais les faits sont têtus. Dans le climat social perturbé du début des années ’60, ce sont une série de désinvestissements mais aussi les profits engendrés par la nouvelle unité Cellophane qui procurent un cash-flow suffisant pour investir dans les trois autres secteurs, le Pharma en particulier.

Pour continuer de s’imposer hors frontières, il faut cependant surmonter de nouveaux obstacles. Le scandale du Softénon (thalidomide), médicament causant de graves malformations aux enfants à naître, a poussé de nombreux pays à durcir les procédures de régularisation, sur le modèle de la redoutable Food and Drug Administration (FDA) américaine. Grâce à son cluster de laboratoires à l’étranger, l’UCB est bientôt en mesure de lancer un nouveau « hit » , le Nootropil, qui vient à l’aide des fonctions cérébrales troublées, particulièrement chez les personnes âgées. Commercialisé en Belgique et en France en 1972, ailleurs ensuite, mais recalé par la FDA aux Etats-Unis, il contribue aux revenus de l’unité pharmaceutique à hauteur de 20 % à partir de 1972.

Mais pas question de se reposer sur une unique vache laitière. Il ne faut pas rater le train de la biotechnologie et le chantier s’ouvre, dans le même temps, pour une nouvelle génération d’antihistaminiques. L’attention de Georges Jacobs, le nouveau directeur général entré en fonction en 1982, est attirée par la description d’une molécule liée à l’Atarax, la cétirizine. Après examen, Robert Feeney, à la tête des programmes de licence chez Pfizer, lui donne raison: « Georges, c’est de l’or » , lui écrit-il! Le Zyrtec est dans le pipeline, mais le partenaire américain devra accepter des conditions nettement moins défavorables pour la maison belge. Une fois franchie la dernière étape de la validation par la FADA, fin 1995, il faut moins de deux ans aux nouveaux comprimés pour détenir 19 % de part du marché des remèdes combattant les effets de l’histamine.
Success-story également pour l’antiépileptique Keppra qui, soumis à la Food and Drug en janvier 1999, obtient son feu vert dès l’année suivante, un délai étonnamment court. Il s’agit en outre, souligne l’historien, de « la toute première introduction d’un médicament 100 % commercialisé par l’UCB sur le marché américain » .
Il faut pourtant déjà préparer l’après et c’est là que le bât blesse. L’équipe Pharma peine à trouver une relève au Zyrtec et au Keppra, alors que le brevet du premier ne sera plus protégé à partir de 2007. Le laps de temps, en outre, n’a cessé de s’allonger – presque quinze ans – entre la découverte en labo et la mise en vente d’un produit. Les questions, à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe, se font plus pressantes, tant sur sa stratégie que sur son hybridité.
La réponse viendra en 2004 et 2005, avec le désistement de l’Union chimique des secteurs non pharmaceutiques au profit de son core business, particulièrement son expertise thérapeutique dans les domaines de la neurologie et de l’immunologie. Le département mineur avant la guerre, devenu majeur après, sera désormais le seul. Les acquisitions de la société biotechnologique britannique Celltech en 2004 et de l’allemande Schwarz Pharma quatre ans plus tard confirmeront cette orientation.
L’hybridité avait fait l’UCB, certes, mais elle ne pouvait plus assurer son avenir.
P.V.
[1] « The Various Meanings of Diversification: UCB and its Transformation into a Biopharma Company (1928-2008) » , dans Journal of Belgian History, LIII, 3, 2023, pp. 126-142. https://www.journalbelgianhistory.be/fr, Centre d’étude Guerre et Sociétés contemporaines (Cegesoma), square de l’Aviation 29, 1070 Brussels. Du même auteur est parue en ligne une monographie « autorisée » de la société à l’occasion de son 90e anniversaire, UCB. The First Ninety Years 1928-2018, Tielt, Lannoo, 2018, 181 pp., https://www.ucb.com/the-first-ninety-years/flipbook.html (en libre accès). [retour]