« Le meilleur siège, les consommations les plus fines, ne seront appréciés parfaitement que si la décoration de l’établissement est franchement agréable » . La revue architecturale Bâtir insistait en ces termes, dans les années ’30 du siècle dernier, sur l’importance, pour assurer le succès d’un café, de l’aménagement intérieur, en même temps bien sûr que de la personnalité du patron ou de la patronne. Investir ce champ n’est toutefois pas chose aisée pour l’historien. Si les lieux emblématiques sont généralement bien documentés, il en va tout autrement pour les débits de boissons ordinaires.
Marjan Sterckx (Université de Gand) est pourtant parvenue à forcer l’entrée de ces foyers de sociabilité populaire [1]. L’originalité de son étude est de reposer sur les archives judiciaires, plus précisément sur les photographies légales et les plans de scènes de crimes qu’elles contiennent. L’alcoolisme aidant, les bistrots ont alimenté plus souvent qu’à leur tour la rubrique des faits divers des journaux! Après échantillonnage, la chercheuse a retenu dix dossiers d’assises de la province de Flandre-Orientale pour la période 1932-1938, conservés aux Archives générales du Royaume à Gand. L’ambition n’a pas été d’aboutir à un tableau pleinement représentatif, mais d’au moins déblayer la question.
Parmi les principales conclusions émerge celle d’un style décoratif et d’un équipement qui ne se transforment que très lentement au fil du temps, quelques éléments modernes venant cependant se greffer sur ceux qui relèvent d’une longue tradition belge. Joeri Mertens, spécialiste du patrimoine, a pu parler d' »un amalgame de formes et de styles, constitué et rassemblé à différentes périodes » . Une vérité qui vaut sans doute aussi pour le commun des habitations…

Ainsi, l’Art déco qui cartonne alors à Bruxelles est encore loin d’avoir percé en province. Le cabaret Le Neptune (Gand) a l’eau courante, mais ce n’est pas le cas partout. A l’Oud Gent (Zelzate), aux Floralies (Gand) et au Nieuw Pannenhuis (Nieuwkerken-Waas, aujourd’hui une section de Saint-Nicolas), son absence est trahie par une bassine ou un seau séparés du comptoir, qui servent très probablement d’évier. L’In de Barreel (Gentbrugge, section de Gand) dispose pour sa part d’une pompe à eau alimentée par un puits. Le chauffage peut être assuré par un poêle central doté d’un long tuyau, mais il faut parfois, comme à l’In de Reisduif (Scheldewindeke, section d’Oosterzele), se contenter de la chaleur communiquée par la cuisine. Et si un téléphone est fixé au mur derrière la grande salle du Neptune, il s’agit encore d’une exception à l’époque.
L’éclairage électrique, en revanche, s’avère bien présent, fréquemment avec des abat-jour au cachet Art nouveau. Les robinets distributeurs de boissons sont aussi largement diffusés. Repérables même aux Floralies qui ne comptent que trois petites tables, ils répondent à ce qu’Alphonse Barrez, secrétaire de l’Association des décorateurs et ensembliers modernistes, désigne comme le « goût populaire pour les choses scintillantes » . A côté des chaises en bois classiques, d’autres plus « tendance » , galbées et en hêtre (style viennois) ont fait leur apparition dès la Belle Epoque. Elles peuvent coexister avec les antiques banquettes fixées au long d’un ou plusieurs murs.

Les plus grands cafés proposent en outre maints divertissements en vogue à leur clientèle. Les jeux de cartes et le vogelpik ne mangent pas de pain, mais certains ont investi lourdement, comme le Nieuw Pannenhuis et l’Achthurenhuis (Sint-Gillis-Dendermonde), qui se sont équipés d’un billard, ou le Blauwe Donau (Zelzate) qui détient un pinball mécanique en chêne, possiblement de la marque Tonda-Ball localisée à Jemappes. L’ambiance est assurée au Neptune et à l’Oud Gent par un buffet piano, aux Floralies par un piano électrique, à l’Achturenhuis par un impressionnant « orgue tingel tangel » , à l’In de Barreel par un phonographe…
La plupart des motifs des papiers peints, sous nos regards actuels, peuvent paraître bigarrés et audacieux, des demi-soleils stylisés du Café sportif (Renaix) au patron « presque psychédélique avec des arcs et des écailles » de l’In de Reisduif . Le Neptune se singularise avec ses représentations végétales classiques sur fond clair. Depuis le début du siècle, on apprécie par ailleurs les revêtements muraux chauds et durables, comme les lambris de bois sombre. Les carreaux au sol des rez-de-chaussée sont de même choisis parmi les plus courants et solides.

Vus de l’extérieur, la plupart des estaminets ne se distinguent des maisons mitoyennes que par leur fonction affichée. Certains sont établis en coin de rue, profitant de la visibilité et de la lumière qu’assure cette position. A l’opposé, l’In de Reisduif, en milieu rural, s’apparente aux fermes environnantes. Les tavernes plus « chics » ont davantage été construites en fonction de leur destination.
Les normes légales sont loin d’être respectées partout. Ainsi pour la loi Vandervelde de 1919 qui prescrit que la salle des cafés ouverts après 1912 doit avoir une superficie d’au moins 30 m² – 25 m² pour les plus anciens – et une hauteur d’au moins trois mètres. Dans tous les cas, les espaces réservés aux consommateurs sont reliés directement aux espaces privés, généralement habités par l’exploitant (il peut aussi avoir des locataires). Une porte, un corridor ou une petite cour intérieure peuvent faire la séparation. Entrée, cuisine et WC sont communs.
On mentionnera encore, derrière le zinc, le miroir monumental qui, précise Marjan Sterckx, « procurait un cachet supplémentaire, un effet d’espace et la réflexion de la lumière, et était un moyen pour le tenancier ou la tenancière de tenir la clientèle à l’œil » . Sans oublier la publicité commerciale, voire la propagande politique, qui sont omniprésentes. Il peut s’agir d’affiches ou de panneaux émaillés vantant les eaux minérales et limonades Gand Thermal, les cigarettes Saint-Michel, les bières Helles Concordia, les pneus Englebert ou d’autres produits. On peut se plonger, comme dans un troquet sans nom connu à Ertvelde (Evergem), dans la lecture du journal de la fédération qui défend les intérêts des travailleurs flamands contraints à servir les Allemands pendant la Grande Guerre (Vlaamsche Federatie der Weggevoerden). Les messages sont plus insistants à l’Achturenhuis, dont le nom affirme déjà le caractère socialiste (la Maison des huit heures, référence à la revendication d’un temps de labeur limité). Emile Vandervelde ainsi qu’Henri De Man et son Plan du travail sont au mur alors que trônent des bustes de l’Italien Giacomo Matteotti et de la Marianne républicaine française.
La preuve est en tout cas faite que les dossiers pénaux, en marge d’un contenu forcément morbide, peuvent constituer une mine d’informations sur la vie la plus quotidienne.
P.V.
[1] « Het café als plaats delict. Caféinterieurs in Oost-Vlaanderen bekeken aan de hand van assisenzaken (1932-1937) » , dans Tijdschrift voor Interieurgeschiedenis en Design, vol. 44, 2022, pp. 121-147. https://poj.peeters-leuven.be/content.php?url=journal&journal_code=GBI, Vakgroep Kunst-, Muziek- en Theaterwetenschappen, Technicum, Blok 4, Sint-Pietersnieuwstraat 41, 9000 Gent. [retour]