Et les occupés devinrent occupants…

Entre Clèves et Aix-la-Chapelle, puis jusqu’à Monschau et Blankenheim et un temps dans la Ruhr, la Grande Guerre a été suivie par une longue présence armée des Belges en Allemagne. Ces années au bord du Rhin, dans le cadre des politiques alliées de sécurité et de réparations, n’ont pas été exemptes de violences de part et d’autre (1918-1930)

   Pendant près de douze ans, de décembre 1918 à juin 1930, la Belgique a occupé, entre Clèves et Aix-la-Chapelle, ceux qui l’avaient précédemment envahie. La zone s’est élargie ensuite vers l’ouest jusqu’à Monschau et vers l’est jusqu’à Blankenheim pour atteindre une superficie de  5564 km², équivalant à un peu plus que nos actuelles provinces de Liège et de Brabant wallon augmentées de la Région de Bruxelles-Capitale. Une population de près de 1,5 million d’habitants s’est trouvée surveillée, voire punie, par des effectifs qui ont grimpé jusqu’à un pic de 48.000 hommes et 2000 officiers en mars 1919. Cet épisode, qui n’est pas le plus familier au grand public, a trouvé son historienne en Anne Godfroid, docteure de l’Université libre de Bruxelles et de l’Ecole royale militaire, travaillant au musée royal de l’Armée [1].

   Conséquence de la convention d’armistice qui a placé la rive gauche du Rhin sous le contrôle des Alliés, cette longue présence poursuit un objectif  initialement militaire. Il s’agit de porter la ligne géostratégique sur le fleuve afin de pouvoir, si nécessaire, repartir à l’offensive sur un bon pied. Cette menace est censée, en outre, constituer un moyen de pression sur l’Allemagne pendant les négociations de paix. Dans ce contexte, entre les Américains, les Britanniques et les Français, il est capital pour les Belges, « sans paraître systématiquement à la traîne de l’un d’eux » , de défendre au mieux leurs intérêts (p. 77). Les tensions ne tardent pas: dès janvier 1919, le gouvernement Delacroix déplore l’influence prédominante de l’Hexagone à Aix. Au même moment, Joseph Guilhot de Lagarde, commandant au 97e régiment d’infanterie alpine, peste dans son journal contre le « côté humiliant » qu’il y a pour la France à admettre une direction belge face aux Allemands (cité pp. 47-48). Ambiance…

Un convoi d’artillerie photographié en décembre 1918 sur la Lütticher Strasse (rue de Liège), en direction d’Aix-la-Chapelle. (Source: War Heritage Institute, Bruxelles, inv. B.1.119.6, dans n. 1, fig. 1, p. 38)

   On n’en savoure pas mois, chez nous, le retournement de situation après quatre années passées sous la férule des forces du Deuxième Reich. La presse parle avec délectation des « Kommandanturs belges en Allemagne » (La Libre Belgique, 27 novembre 1918, citée p. 57). Le sergent au génie Nicolas Altzinger écrit à ses parents: « Vous avez l’impression que je prends en quelque sorte votre revanche. C’est en effet à nous maintenant de commander » (cité p. 11). Au sommet des hiérarchies, les lignes de conduite ne sont toutefois pas toujours dictées par le seul ressentiment. A la tête du Haut-Commissariat belge établi à Coblence, Edouard Rolin-Jaequemyns, juriste et diplomate, entend faire valoir une vision pacificatrice et conforme au droit international. Il s’oppose notamment à la main jugée trop lourde de l’appareil judiciaire en zone occupée ainsi qu’à l’existence d’un camp où sont internés des suspects arrêtés arbitrairement. L’auditeur militaire et le haut commandement militaire, imprégnés des sacrifices consentis pendant la Grande Guerre, se veulent pour leur part inflexibles face à ce qu’ils considèrent toujours comme l’ennemi. Le lieutenant-général Rucquoy, commandant en chef des forces d’occupation entre 1920 et 1923, personnifie cette intransigeance. Il a perdu son fils dans les tranchées de l’Yser.

   Entre le civil et le guerrier, Bruxelles ne tranche pas clairement. L’occupation franco-belge  de la Ruhr, décidée à la suite du refus de la République de Weimar de payer intégralement les réparations imposées (1923-1925), fait toutefois converger les points de vue en faveur d’une approche plus répressive face à une exaltation nationaliste intense. La tentative de prise du pouvoir par le parti d’Adolf Hitler, à Munich en novembre 1923, en est la manifestation la plus spectaculaire.

Des putschistes en armes dans les environs de Munich, le 9 novembre 1923. Dans le climat d’exaltation nationaliste créé par l’occupation franco-belge de la Ruhr, le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) d’Adolf Hitler tente de prendre le pouvoir. (Source: e.a. dans Ian Kershaw, Hitler. 1889-1936: Hubris (1998), trad. de l’anglais, (Paris), Flammarion, 1999, pp. 128-129, ph. 19)

   Avec la population autochtone, les relations sont en dents de scie. Au début, les armées interdisent toute fraternisation. A la longue, des relations individuelles se nouent malgré tout, entre autres à la faveur du logement chez l’habitant, et les mesures s’assouplissent quelque peu. Les couples « mixtes » n’en sont pas moins condamnés, tant d’un côté que de l’autre.  « Dans les rangs de l’armée d’occupation, relève la chercheuse, les militaires désireux de s’unir à une Allemande sont contraints d’abandonner leur position au sein du corps, qui s’estime déshonoré. Dans la société allemande, les Rhénanes encourent l’humiliation publique pour l’opprobre qu’elles ont prétendument jeté sur leur communauté » (pp. 288). Un blâme ou un emprisonnement peuvent frapper les Belges coupables d’amours non patriotiques quand celles-ci sont par surcroît illégitimes (p. 142).

   Si la période 1919-1920 est marquée par un relatif apaisement dans les relations entre vainqueurs et vaincus, le climat se dégrade ensuite, quand les négociations internationales se compliquent, une nouvelle phase de « démobilisation culturelle » s’ouvrant avec les accords de Locarno conclus entre les anciens belligérants (1925). Les appuis de partisans d’une Grande Belgique au séparatisme rhénan qui a culminé avec la proclamation d’une république à Aix-la-Chapelle en 1923, ont contribué à envenimer les rapports, même si les autorités belges sont demeurées partagées à l’égard d’un mouvement qui, dans leur zone, n’a pas trouvé de grande assise populaire. On se méfie surtout des appétits français. On appréhende « que l’opération dans la Ruhr, lancée sous couvert d’une prise de gages productifs destinée à compenser l’insuffisance des réparations, prenne une tournure politique » (p. 255).

   Il reste que pour beaucoup, la vie est belle en « Bochie » . Les divertissements organisés pour les soldats ne manquent pas. Deux bateaux ont même été réquisitionnés pour leur offrir des croisières sur le Rhin, de Cologne jusqu’à Bingen ou Rüdesheim. Et le futur lieutenant-général Crahay peut se demander si ceux qui, en garnison dans le pays, demandent leur mutation en Allemagne, ne sont pas surtout attirés par « la vie un peu folle de l’occupation de la Rhénanie, où l’inflation leur perme[t] de mener une vie de boyards » (cité p. 97).

   En même temps, l’opération s’avère à hauts risques pour l’aura du martyre qui a entouré jusque-là la « poor little Belgium » à travers le monde. La justice militaire opérant outre-Gemmenich est accusée de partialité. Un net durcissement de la répression est constaté ou déploré après l’assassinat du lieutenant José Graff par des nationalistes en mars 1922, suivi de peu par l’occupation de la Ruhr, laquelle donne lieu à une vague de réquisitions, de condamnations, de sanctions collectives (peines financières, prises d’otages, boucliers humains) et d’autres violences en réponse aux actions locales de résistance (attentats, grèves, sabotages…). Le paroxysme est atteint le 30 juin 1923 avec l’explosion d’une bombe dans un train, peu après la gare de Hochfeld, qui tue douze permissionnaires belges. Les représailles qui suivent sont à la mesure du traumatisme. Si Locarno, comme on l’a dit, diminuera la tension, des dérives surviendront encore de la part de badernes qui auront champ libre après le départ des civils.

Le 30 juin 1923, une bombe dans un train fait douze morts parmi les permissionnaires belges. (Source: War Heritage Institute, Bruxelles, inv. B.1.119.81-3, dans n. 1, fig. 7, p. 226)

   Dès 1921, les services du gouvernement de Berlin dressent des listes de crimes et de délits attribués à des membres de forces étrangères. Les données collectées alimentent des brochures et des pamphlets largement diffusés au sein de la population ainsi qu’à l’étranger. Il faut, bien sûr, faire la part de la propagande et de ses exagérations. Mais trop de faits sont avérés pour qu’on ne s’en inquiète pas à Bruxelles. Ils jettent « une triste lumière sur la façon dont les troupes se conduisent » , commente Gaston de Ramaix, directeur de la politique aux Affaires étrangères, en avril 1922. Et de poursuivre: « Sans parler des cas de violence, on y relève de nombreux exemples de vols et même des cas de viols et de sadisme. Nous avons, bien entendu, signalé la chose au ministère de la Défense nationale, mais étant donné les renseignements que Mr Rollin Jacquemyns [sic] nous transmet depuis un an, il est à craindre qu’il ne nous soit très difficile de sortir avec les honneurs de la guerre d’une polémique relative à ces faits » (cité p. 186).

   Il est de bonne guerre, si l’on ose dire que, selon les termes d’Anne Godfroid, « occupants/néo-occupés et occupés/néo-occupants usent de la même arme – la violation du droit – qu’ils instrumentalisent, à des degrés différents, pour accroître leur emprise sur les opinions publiques » (p. 290). Mais la symétrie s’arrête là et l’auteure ne manque pas de le souligner. On ne peut pas parler décemment d’une simple inversion des rôles, alors qu’il n’est pas de commune mesure entre les exactions des uns et des autres, entre les quelques peines de mort prononcées en zone belge – et systématiquement commuées en appel (pp. 223-224) – et les 5500 civils de nos villes et villages tués par les Feldgrau du Kaiser rien qu’entre août et octobre 1914, sans parler des destructions.

   Comparaison n’est pas raison…

P.V.

[1] La guerre après la Guerre ? L’occupation belge de la rive gauche du Rhin (1918-1930), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. « Histoire » ), 2023, 332 pp. [retour]

A toutes mes lectrices et à tous mes lecteurs, un joyeux Noël et mes meilleurs voeux !

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