Les journalistes au temps des derniers combats

Ce fut sans doute l’âge d’or de la presse écrite. Le sentiment d’accomplir une haute mission allait de pair avec un engagement politique et philosophique assumé, largement dissipé depuis. Mais déjà, les critiques fusaient de l’extérieur sur les hommes du métier soupçonnés d’être des touche-à-tout incompétents, voire stipendiés (1950-1965)

   Les historiens contemporains inscrivent volontiers le travail des journalistes parmi leurs sources. Il est plus rare qu’ils fassent de ces derniers le sujet de leur recherche. Il vaut dès lors la peine, même s’il ne date pas d’hier, de s’arrêter à l’article, issu d’une thèse, que Nele Beyens a consacré à l’identité d’un métier « pas comme les autres » , tel qu’il se définissait dans les années ’50 et au début des années ’60 du siècle dernier [1].

   Incontestablement, on se trouve ici au cœur de la grande époque de la presse écrite, qui ne reviendra plus. Une époque, constate l’historienne, où être à l’œuvre dans une rédaction constitue « un mode de vie et une identité dont on était fier » . Une vocation aussi, puisqu’il faut accepter de travailler plus pour gagner moins que le commun des mortels. Au Standaard dont il deviendra rédacteur en chef, Manu Ruys découvre une équipe dont « la plupart des membres considéraient le journalisme comme une seconde nature et un appel » . Pour René Henoumont, qui a trimé à La Meuse, au Pourquoi Pas ?, au Moustique…, « entrer dans le journalisme, c’est s’engager totalement; c’est faire le don de soi, tant de soi, tant de sa personne que de son temps » . Jours et soirs, semaines et week-ends: rien d’étonnant si les femmes ne peuvent guère être légion dans la profession…

La rédaction d’une feuille illustrée à la fin de la Seconde Guerre mondiale. (Source: photo Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines (CegeSoma), dans n. 1, p. 119)

   Le souci de préserver la spécificité qui justifie tant de sacrifices conduira, en 1963, à la promulgation de la loi reconnaissant et protégeant le titre de journaliste professionnel. Dès 1950, Le journaliste / De journalist, l’organe de l’Association des journalistes professionnels (nom actuel), a appelé de ses vœux un tel balisage pour empêcher que « toutes sortes d’aventuriers puissent se faire passer pour des journalistes » (traduit du néerlandais). Un demi-siècle avant les réseaux sociaux!

   C’est par contre en net contraste avec notre présent que la liberté de l’information est alors tenue pour parfaitement compatible avec l’engagement des journaux et les liens organiques ou implicites qu’ils entretiennent avec un parti ou un syndicat, l’épiscopat ou la laïcité militante. Selon les termes de Charles Bernard, président de l’Institut pour journalistes de Belgique, il ne s’agit pas seulement d’informer mais aussi de former l’opinion, d’être « un guide spirituel » . Seule une dépendance à l’égard de l’Etat vous exclut du cadre. Les collègues de la radio et de la télévision resteront longtemps sur la touche parce qu’ils sont des fonctionnaires de l’Institut national de radiodiffusion (INR), devenu en 1960 la RTB-BRT (RTBF-VRT aujourd’hui).

   La ligne éditoriale du quotidien ou de l’hebdomadaire ne se loge pas seulement dans les commentaires. Elle est aussi présente dans l’information factuelle, qui se doit d’être « vraie mais pas neutre » . Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde en France, n’a-t-il pas parlé de la « vaine neutralité » , ni possible, ni souhaitable ? La diversité des couleurs, qui ne fait nullement obstacle à la grande confraternité régnant dans la corporation, est présentée comme « une nécessité vitale pour la démocratie » . Dans leur manuel de déontologie (1951), adopté par l’Association, Leon Duwaerts (Belga) et Joseph Demarteau (La Gazette de Liége) font de l’honnêteté dans la restitution des faits le premier devoir, tout en ajoutant qu’il ne peut y avoir d’obligation d’écrire tout ce que l’on sait et que l’objectivité pure est inaccessible. « Il n’y eut jamais au palais du Peuple d’objectivité qui fût autre que socialiste » , écrit pour sa part René-Pierre Hasquin, figure marquante du métier au pays de Charleroi.

   Si les organes de presse – du moins ceux qui survivront – vont largement se « décolorer » dans les décennies suivantes, Nele Beyens l’attribue pour une bonne part à la montée en puissance des médias audiovisuels autoproclamés « neutres » (encore que…). A cette concurrence, le camp de l’écrit répondra en opposant à la brièveté des journaux parlés ou télévisés l’idéal de l’exhaustivité, de l’approfondissement et de la mise en contexte. Parallèlement s’imposera de plus en plus un cloisonnement entre l’idéologie, confinée dans l’édito du jour et l’un ou l’autre billets d’humeur, et la démarche proprement journalistique. La responsabilité sociétale du reporter ou du rédacteur comme contrôleur des pouvoirs sera mise en avant bien davantage que le service d’une cause au sein du « pilier » chrétien, libéral ou socialiste. Cette option orientera progressivement tous les titres vers une opinion moyenne commune. La facilité avec laquelle des plumes parmi les plus en vue passeront de leur bercail initial à la concurrence sera en phase avec ce  désengagement. Demeurera cependant un certain écart entre le discours et la réalité. L’indépendance du journaliste en tant que personne, tant prônée aujourd’hui, ne doit certainement pas être surestimée. Les complicités existent et, dans certains cas, ne cherchent même pas à se cacher.

Le premier appareil servant à enregistrer les articles des correspondants, à la fin des années 1940. (Source: Pierre Stéphany, « La Libre Belgique. Histoire d’un journal libre 1884-1996 » , Louvain-la-Neuve, Duculot, 1996, pp. 320-321)

   S’amenuiseront aussi, au cours des golden sixties, la notion de vocation et l’idéal du don total de soi. « Le journaliste a cessé d’être sa légende » , écrira Roger Vervisch (Le Soir) en 1963. Cela n’améliorera pas le regard, depuis longtemps peu valorisant, porté par le grand public sur le secteur de l’information. Rien de changé sur ce plan au début du XXIe siècle… « La discordance entre l’image de soi des journalistes et la manière dont le monde extérieur les percevait pouvait parfois être très grande » , note la chercheuse. En reportage pour le Vooruit à Marcinelle lors de la catastrophe minière d’août 1956, Georges Hebbelinck résume en ces termes les avis qu’il a récoltés: « Le journaliste vit du malheur des autres. Il boit le sang des victimes innocentes. Quand il essuie une larme, il est hypocrite » , etc. Parmi les autres griefs figurent la superficialité liée aux conditions de travail, l’absence de formation spécifique, l’incompétence dans les sujets traités en touche-à-tout, le soupçon d’être à la solde d’intérêts secrets (la vénalité de certains périodiques n’est pas un mythe)…, le tout sur fond de méconnaissance des gens quant au fonctionnement des médias. « Ils ravalent singulièrement notre profession et ne la rangent pas parmi les professions intellectuelles » , déplore Joseph Demarteau en 1963 dans Le journaliste, à l’issue d’une enquête sur la réputation des hommes de presse. Les « serviteurs de la société » se consolent en se disant qu’ils sont des serviteurs incompris, que la dépréciation n’est évidemment pas générale et qu’ils peuvent même être héroïsés, jusqu’à l’excès, dans la littérature, le cinéma ou la bande dessinée.

   Mais Tintin n’écrit jamais d’article. « On sous-estime que le journalisme est un artisanat » , remarque Manu Ruys. De retour de reportage, d’interview ou de conférence de presse, le rédacteur est fréquemment impliqué dans les tâches techniques inhérentes à une entreprise d’où doit sortir chaque jour un nouveau produit. Il n’est donc pas rare qu’il faille « monter (ou descendre) à l’atelier » , là où sont composées les pages, ce qui n’est certes jamais arrivé à celui qu’Hergé envoya au Congo, au Tibet ou sur la Lune. La meilleure formation est celle qu’on reçoit sur le tas, en commençant au bas de l’échelle ( « les chiens écrasés » ). Plus encore que maintenant sont requises une grande polyvalence et la maîtrise d’un style concis. Pas de traitement de texte informatique pour se corriger à l’infini: le premier jet doit être le bon.

Le journaliste doit fréquemment se transformer en « petite main » . Ici, deux collaborateurs attelés à la correction des copies. (Source: « Vers » L’Avenir (1918-2018). Cent ans d’information en province de Namur » , dir. Jean-François Pacco, Namur, Société archéologique de Namur (coll. « Namur. Histoire et patrimoine » , 5), 2018, p. 256)

   Sous les effets des concentrations, des menaces sur la sécurité d’emploi, de la montée des revendications sociales…, le métier connaîtra bien des changements, tout en restant plus exigeant que la moyenne avec, toujours, le stakhanoviste pour type idéal. Et pourtant, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale comme à présent, beaucoup, même salariés à temps plein, doivent encore trouver du temps à consacrer à des à-côtés plus ou moins compatibles afin d’arrondir leurs maigres fins de mois (édition, enseignement, relations publiques, annales parlementaires, collaborations à d’autres journaux ou médias…).

   En 1957-1958, l’Association générale de la presse belge a inscrit parmi ses tâches l’accès de ses membres à un statut social qui corresponde à la haute mission qui est la leur. Sans guère de succès jusqu’à présent…

P.V.

[1] « Journalistiek, een vak apart. Journalistieke identiteit in de jaren vijftig » , dans Bijdragen tot de eigentijdse geschiedenis (30/60), n° 12, Brussel, 2003, pp. 91-122, https://www.journalbelgianhistory.be/nl/system/files/article_pdf/chtp12_003_Beyens.pdf (en libre accès). La thèse sur laquelle est basé l’article a été défendue à la Katholieke Universiteit Leuven en 1999-2000. [retour]

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