Arlon, capitale provinciale malgré elle

Promue à la suite de la scission du Luxembourg, sa vie institutionnelle n’a pas été un long fleuve tranquille: un gouverneur enlevé, un autre assassiné, les affres des occupations allemandes… En dépit des remises en cause, la Province est enracinée dans la conscience collective et continue de rendre d’éminents services (1831-)

   La Constitution adoptée par le Congrès national en 1831 le proclame dès son premier article: « La Belgique est divisée en provinces » . C’est assez dire l’importance de ce niveau de pouvoir, relais de la politique gouvernementale, intermédiaire entre l’Etat et les communes, mais aussi mémoire en leur centre de nos anciens comtés, principautés, duchés…, même si elles n’en épousent plus précisément les contours.

   A cette dernière dimension, identitaire, sont particulièrement attachés les Luxembourgeois, ainsi qu’en témoigne le récent ouvrage collectif consacré à leur Palais provincial, en fait à l’institution autant qu’au bâtiment qui l’abrite [1]. Si l’une et l’autre sont aujourd’hui bien ancrés dans la conscience collective, on ne peut oublier que leur existence s’origine dans une grande déchirure.

   Au congrès de Vienne, en 1815, les Puissances signent déjà le début de la fin pour le Luxembourg unitaire de Marche-en-Famenne à Grevenmacher. Elles font en effet de Guillaume Ier, souverain des Pays-Bas, en sus le souverain de l’espace belgo-liégeois (amputé des territoires donnés à la Prusse) et, à titre personnel, le grand-duc de Luxembourg. Ainsi est créée une dualité sous la même couronne, qui va peser sur la suite de l’histoire: une partie du territoire relève du Royaume-Uni des Pays-Bas, une autre de la Confédération germanique.

   Le traité des XXIV articles fait le reste. Il est imposé définitivement en 1839 à la Belgique affaiblie pour n’avoir pu repousser l’offensive hollandaise qu’avec l’aide de la France. La place forte de Luxembourg échappe au jeune Etat en même temps que celle de Maastricht. Il n’obtient du grand-duché que les districts de Marche, Neufchâteau, Virton et partiellement Bastogne. Arlon vient s’ajouter in extremis, comme un cadeau du roi des Français Louis-Philippe qui a fait pression en ce sens sur la conférence de Londres. « La France, rappelle Philippe Raxhon (Université de Liège), tenait impérativement à ce que la route de Longwy à Liège, à partir de la frontière française, se situe en territoire belge, et ne traverse pas la Confédération germanique » (p. 21). L’ancien Orolaunum vicus sera donc belge et, sans être la plus importante des villes de la province amputée, mais proche de sa partie perdue, elle en sera le chef-lieu. La construction du Palais débutera en 1845.

La construction du Palais provincial a débuté en 1845. Il a été inauguré en 1849. (Source: photo P. Willems / FTLB, Ardenne belge tourisme, Marche-en-Famenne)

   Ici comme ailleurs, la tension entre les décisions prises à Bruxelles et les volontés d’autonomie locale sera récurrente au fil des décennies. « Historiquement, note Geoffrey Grandjean (Université de Liège), la présence d’un gouverneur est le signe d’une méfiance du pouvoir central par rapport aux provinces, en ce qu’elles étaient susceptibles de menacer l’unité de l’Etat » (p. 119). Dès le départ, cependant, on s’est éloigné du modèle français du préfet, pur fonctionnaire et informateur des ministres. Le titre de gouverneur revêt un caractère prestigieux, honorifique, au sommet de la hiérarchie. Il est perçu comme un bâton de maréchal alors que son équivalent outre-Quiévrain n’est guère recherché que comme une étape dans l’avancement d’une carrière. Une autre caractéristique, découlant de la précédente, est que chez nous, on ne « parachute » guère. L’écharpe gouvernorale est portée le plus souvent par des enfants de la contrée.

   Contrairement à ce que beaucoup imaginent sans doute pour cette partie majoritairement rurale du pays, la vie provinciale n’a pas été qu’un long fleuve tranquille. Elle démarre de manière on ne peut plus tumultueuse avec le premier gouverneur, Jean-Baptiste Thorn (1830-1834) qui, opposé au morcellement du ci-devant duché et confronté à une conspiration orangiste menée par le baron de Tornaco, est enlevé et retenu captif pendant plusieurs mois avant qu’un échange négocié lui permette de retrouver la liberté.

   Le gouverneur Edouard Orban de Xivry aura moins de chance: le 26 janvier 1901, il est assassiné, un cas rare dans notre passé pour un mandataire dans l’exercice de ses fonctions. L’auteur du meurtre est un commis de l’administration provinciale qui présentait des signes d’aliénation mentale – un délire de persécution, dira-t-on. Après avoir tué sa victime d’un coup de revolver au cœur, il a retourné son arme contre lui. Les journaux tant nationaux que locaux, L’Avenir du Luxembourg (catholique) en tête, réservent le plus large écho au drame. Le récit d’un témoin direct, sans doute Fernand Bribosia, secrétaire et ami du défunt, fera l’objet d’un tiré à part. « Quand on sut la triste réalité, ce fut un véritable affolement » , lit-on dans la presse: « On voyait des gens haut placés courir dans les rues nu-tête, les vêtements en désordre, pleurant à chaudes larmes » (cité p. 38). Si la description n’est pas trop hyperbolique, il y a de quoi faire pâlir les mânes de Julien Lahaut et d’André Cools! L’émotion est en outre présentée comme dépassant les clivages philosophiques: « Catholiques, libéraux et israélites se confondaient dans une même pensée d’indignation, dans un même élan de sympathie vers celui qui agonisait » (cité p. 39, « libéraux » étant ici synonyme de « laïques » ). Une souscription lancée en vue d’un monument au martyr, qui sera élevé place Orban, remporte d’emblée un grand succès.

   Parmi les temps d’épreuve s’inscrivent, bien sûr, des deux occupations allemandes. La première est gérée dans le souci des conditions de vie de la population par Camille de Briey, « long » gouverneur de 1902 à 1932. Pendant la seconde, les pesanteurs politiques se font davantage sentir. Le bouillonnant Degrelle est aussi bouillonnais! René Greindl, gouverneur ad interim (1940-1943) et sous pression, cherche à se faire démissionner. Son successeur Jacques Dewez (1944), catholique, s’est rapproché d’Henri De Man, le leader socialiste gagné à l’Ordre nouveau. Quand il arrive à Arlon pour prendre ses fonctions, il est accompagné de gardes du corps rexistes. « Cet événement, écrit Jean-Michel Bodelet (licencié en histoire), est le point culminant de l’infiltration administrative dans la province de Luxembourg. Une sorte de Graal conquis par le mouvement » (p. 60). La députation permanente (l’exécutif provincial) est elle-même devenue un nid à collaborateurs.

Le roi Albert Ier accueilli en juillet 1920 par le gouverneur Camille de Briey, qui s’est efforcé de préserver les conditions de vie de la population sous l’occupation allemande. (Source: n. 1, p. 135)

   Au cours du dernier demi-siècle, les réformes institutionnelles successives qu’a connues la Belgique ont régulièrement fait perdre des plumes aux pouvoirs intermédiaires. Le Mouvement des provinces wallonnes, animé notamment par le social-chrétien Maurice Brasseur, gouverneur de 1965 à 1976, s’est opposé en vain à cette capitis deminutio sur l’autel du fédéralisme régional et communautaire. L’échelon provincial n’en demeure pas moins incontournable, même si les raisons d’aujourd’hui ne sont plus celles d’il y a près de deux siècles. Conseil et collège exercent la tutelle sur les communes et leur budget ainsi que des compétences non négligeables dans les domaines de l’enseignement, la culture, l’aide sociale, l’environnement, l’agriculture, la santé (ce dernier domaine étant sans doute celui où il y a le plus pléthore d’instances responsables). Au Luxembourg, l’institution est ainsi à l’œuvre dans le service de conseils en énergie, dans le réseau hospitalier Vivalia, dans la location de livres via les bibliothèques provinciale et communales, à l’Institut provincial qui forme les fonctionnaires locaux, les agents de police et les pompiers, dans la mise en place du réseau cyclable points nœuds, dans la gestion du domaine du Fourneau Saint-Michel, etc. (p. 115). Elle dispose en outre, avec Idélux, d’une importante intercommunale de développement économique.

   Si la Belgique est certes complexe, avec quatre niveaux de pouvoirs pour l’essentiel, elle n’en compte pourtant pas un de plus que la France: Etat, Régions-Communautés, provinces, communes de notre côté, Etat, régions, départements, municipalités dans l’Hexagone. Notre spécificité est de devoir, au deuxième niveau, compter avec la dualité Régions-Communautés, qui n’a rien d’insolite dans un pays trilingue (nos voisins ne reconnaissent qu’une seule langue officielle, même si la réalité est autre).

   Des partis ou des courants ont posé ou posent la question existentielle. Mais si, précise Geoffrey Grandjean, dans un scénario de politique-fiction, les provinces viennent à être suppimées, il y a de fortes chances qu’ « une collectivité supracommunale luxembourgeoise soit mise en place et corresponde en grande partie au territoire de l’actuelle province » pour en prendre le relais (pp. 124-125). Autrement dit, il n’y a guère que le nom qui changerait… A ceci s’ajoute que le gouverneur, qui est aujourd’hui une autorité administrative « dépolitisée » , non liée à l’institution provinciale, ne disparaîtrait pas: il demeurerait, en vertu de la loi spéciale de 1980, en tant que commissaire des gouvernements fédéral, régional et communautaire.

   La province a la peau dure. Chassez-la, elle reviendra au galop!

P.V.

[1] Le Palais provincial à Arlon. Témoin de l’histoire de la province de Luxembourg, Bastogne, Weyrich, 2024, 157 pp. [retour]

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