L’homme est d’âge moyen, élégamment coiffé, vêtu d’une longue robe, les yeux presque clos. Il a une pile de livres à portée de la main. De tout son corps penché, qui forme comme une ligne, il s’appuie par son avant-bras droit et son coude gauche sur un bloc massif qui semble émerger du sol. Tel est L’orateur (De redenaar) de George Minne (1866-1941), une sculpture datée de 1901, de petites dimensions (40,9 x 40,6 x 57,8 cm), dont existent deux versions, une en bronze (musée des Beaux-Arts de Gand) et une en marbre (collection privée).
Qu’a voulu représenter l’artiste, avec quel éventuel message sous-jacent ? A ces questions, Chiara Logghe (Université de Gand) a entrepris de répondre [1]. Son analyse nous instruit, à bien des égards, sur une époque, un milieu, un moment.
Au premier abord, les spécialistes ont relevé à quel point cette œuvre se distingue des autres productions du plasticien et dessinateur gantois, connu du grand public pour sa Fontaine aux agenouillés qui se dresse dans la cour arrière du palais de la Nation à Bruxelles. On se trouve ici très éloigné de la souffrance et de la misère, qui sont les thèmes de prédilection de Minne. L’impression dominante est celle d’une tranquillité, d’une symbiose entre une sorte de pupitre naturel et un personnage immergé dans ses pensées.

Orateur ? Il l’est le plus logiquement s’il appartient aux mondes de la politique, de l’Eglise ou du droit. Plusieurs éléments font pencher la balance en faveur de la troisième hypothèse: les livres, la toge, le bloc évoquant le barreau… ainsi que le nom, L’avocat à la barre, sous lequel le bronze est désigné dans son dossier d’acquisition par la Ville de Gand.
Va donc pour un cher maître. Mais pourquoi cette position inclinée, ce repos sur un bloc ? Quand un Léon Sarteel, concitoyen et contemporain de George Minne avec lequel il présente beaucoup de points communs, sculpte un Redenaar (1906), celui-ci est en pleine plaidoirie, droit devant son public et aussi sûr de lui que le sujet de Minne paraît humble, saisi avant l’action, les pieds en position dans l’attente du départ. On pourra certes lier ces constats à la psychologie d’un créateur resté toute sa vie introverti et misanthrope. « Sa nature personnelle explique le style spirituel qui se trouve dissimulé dans son art, souligne Chiara Logghe. Minne tend toujours à atteindre le monde spirituel, intérieur, par lequel ses œuvres renferment un sens profond » .
Son appartenance au symbolisme constitue une autre clé de lecture, non moins pertinente. La réserve et l’accent mélancolique de l’homme cadrent bien avec le courant qui s’est élevé, dans la seconde moitié du XIXe siècle, contre la vacuité de la vie urbaine moderne et industrielle, tournée vers les seules nécessités pratiques, le symbole devant rendre palpables les valeurs perdues. On retrouve cette vision au sein du groupe d’avant-garde des XX, contestataire et anarchisant, opposé aux standards académiques dominants, proche du Parti ouvrier belge des origines. Minne est un vingtiste convaincu (ce qui ne l’empêchera pas d’être « baronisé » en 1931).

Qu’il ait fait un sort à un représentant du biotope juridique n’a rien de surprenant quand on sait que presque la moitié des membres fondateurs de la revue La Libre Esthétique, issue des XX, sont des disciples de Thémis, notamment le critique d’art Octave Maus, les écrivains Emile Verhaeren et Maurice Maeterlinck ou encore le politicien Edmond Picard. La sensibilité aux enjeux sociaux les unit de même que la volonté de réformer et d’humaniser le pouvoir judiciaire. « Omnia fraterne » est la devise du Jeune Barreau, qui parraine nombre d’artistes « progressistes » , dont George Minne.
Aussi est-il plausible que celui-ci ait voulu rendre hommage aux rôles tant culturel que politique de ces défenseurs, l’absence de rabat dans l’habillement du Redenaar pouvant souligner sa position anticonformiste et révolutionnaire. Selon l’interprétation de la chercheuse, il est « en premier lieu symbole du processus d’introspection et de contemplation. Le personnage rayonne de retenue, un trait qui correspond pleinement à la pensée symboliste » . Baissé, penché en avant, les yeux fermés, il « entretient en ce sens un désir de prise de conscience du monde intérieur » , en un temps qui ne s’en préoccupe guère. Son moment de réflexion avant de plaider, sa recherche des mots justes qui convaincront en font aussi une incarnation de la force de persuasion. Pour les avocats, ce peut être une source d’inspiration, qui leur rappelle l’importance de l’éloquence devant le tribunal et de la préparation, un bon argumentaire ne s’improvisant pas.
L’idée a été émise qu’il se serait agi d’un travail commandé, ce qui expliquerait son originalité dans le corpus minnéen. Elle n’est pas rejetée par l’auteure de la présente étude, qui insiste toutefois sur la préservation d’une griffe spirituelle où on reconnaît bien le sculpteur du Petit porteur de reliques, du Fils prodigue ou encore des Trois saintes femmes auprès du tombeau. Même sans demande émanant d’un client, le propos a pu être de célébrer un juriste en particulier considéré comme exemplaire, voire un protecteur (Picard ? Maus ?…).
Reste, par-delà les débats possibles sur l’origine de L’orateur, sa thématique et l’intention qui a présidé à son façonnement, que sa force principale réside toujours dans « son formidable pouvoir d’inspiration » .
P.V.
[1] « De redenaar » van George Minne. Waar retoriek, recht en spiritualiteit synergetisch samenkomen » , dans Pro Memorie. Bijdragen tot de rechtsgeschiedenis der Nederlanden, vol. 25, issue 2, déc. 2023, pp. 239-257. https://www.aup-online.com/content/journals/15667146, p.brood@planet.nl, Amsterdam University Press, Nieuwe Prinsengracht 89, 1018 VR Amsterdam, Nederland. [retour]