De la cellule au Créateur, les petits pas d’Hector Lebrun

A l’édifice de la cytologie et de l’embryologie naissantes, ce savant discret et oublié a apporté sa pierre. Inventeur sans succès d’appareils microscopiques, il fut aussi promoteur de la muséologie « à l’américaine », appela à la modernisation de l’enseignement et proposa des voies de conciliation entre la science et la foi (1890-1937)

   Voici un de ces oubliés, beaucoup plus nombreux que les sommités notoires, qui n’en ont pas moins apporté une contribution précieuse à l’édifice du savoir. Découvreur assurément en biologie mais aussi praticien et voix autorisée en maintes autres matières, Hector Lebrun (1866-1960) est pourtant absent de la monumentale Histoire des sciences en Belgique dirigée par le regretté Robert Halleux et consorts [1]. Il est inconnu même de l’encyclopédie libre en ligne Wikipedia, c’est tout dire. A l’aide de ses archives déposées à la bibliothèque Moretus Plantin de l’Université de Namur, Céline Rase, issue de la même Alma mater, a entrepris de sortir cette figure singulière du purgatoire. Ses recherches ont débouché sur des podcasts, des tables rondes, une exposition virtuelle ainsi qu’un livre [2].

   Il ne s’agit pas pour autant d’une béatification du savant né à Longchamps (Eghezée) dans une famille d’agriculteurs, candidat à la faculté namuroise des sciences, docteur en médecine (1890) et en sciences naturelles (1897) à l’Université de Louvain, conservateur du musée d’Histoire naturelle à Bruxelles [3] (1906), chargé de cours puis professeur ordinaire (1919) à l’Université de Gand. Le personnage est opiniâtre et volontiers soupe au lait. Sa correspondance, note l’historienne, le montre « imbu de lui-même, parfois indélicat, souvent agressif, convaincu de sa supériorité de scientifique » (p. 68). L’essentiel, bien sûr, est ailleurs, dans ses apports à sa discipline ainsi que dans ses écrits témoins de la manière dont un esprit remarquablement polyvalent, de la fin du XIXe siècle au deuxième tiers du XXe, a abordé quantité de questions sociétales, éthiques, politiques ainsi que les rapports entre science et foi.

Hector Lebrun a consacré de longues années à l’étude des œufs de batraciens. (Source: n. 2, 1ère de couverture et Neptun – bibliothèque universitaire Moretus Plantin)

   Les avancées discrètes mais considérables que la cytologie et l’embryologie naissantes doivent à Lebrun, dans l’ombre de Jean-Baptiste Carnoy (1836-1899), dont il a été l’assistant à l’institut biologique louvaniste, et dans le prolongement des travaux d’Edouard Van Beneden (1846-1910) à l’Université de Liège, ont germé sur un terreau des plus fertiles. C’est l’occasion de rappeler que la théorie cellulaire est née en Belgique et que son pionnier, l’Allemand Theodor Schwann (1810-1882), accomplit une grande partie de sa carrière académique à Louvain puis à Liège.

   A l’alumnus de ce qui s’appelait alors, et jusqu’en 2013, les Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, on doit une meilleure compréhension des globules polaires, qui se constituent lors du processus de double division cellulaire (méiose) permettant la formation des cellules sexuelles. Le spécialiste a pris amplement appui à cet égard sur l’appareil génital des batraciens (amphibiens). Ceux-ci offrent l’avantage de produire des œufs proportionnellement énormes et faciles à conserver. Les phénomènes biologiques observés chez eux permettent en outre l’extrapolation aux autres organismes, notamment humains. Et puis, il ne manque pas sous nos cieux de grenouilles, crapauds, tritons et autres salamandres. Le cytologue en a capturé lui-même dans les étangs. Dans un article publié en 1899, il avoue avoir tué à des fins de dissection « plus de cinq cents sujets en 48 heures » (cité p. 32). Il ne faut pas encore, à l’époque, compter avec les lois sur le bien-être animal… A la station zoologique de Naples, il a étendu ses constats aux poissons cartilagineux (sélaciens) et s’est penché aussi d’autres animaux marins.

   Le catalogue dirigé par Céline Rase met également en lumière l’inventeur qui s’est battu pour répandre les appareils microscopiques qu’il avait conçus. Entre 1905 et 1908, « une ribambelle » de brevets et de lettres disent assez ses tâtonnements ainsi que sa détermination à faire reconnaître et commercialiser ses innovations ou ses perfectionnements, à l’étranger comme en Belgique (p. 84). Mais il ne trouvera pas l’accueil espéré et aucun de ces documents ne sera suivi d’une application industrielle. Il en concevra un grand dépit, notamment envers les hommes politiques, « tous des avocats » sans « aucune formation scientifique » , qui n’ont pas su comprendre. « Je mets au défi un savant belge de trouver 10.000 francs pour lancer un produit ou une invention purement scientifique qui n’aurait pas fait ses preuves à l’étranger! » , tonne-t-il dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles (1910-1911, cité p. 91).

   Dans un tout autre registre, Hector Lebrun consacre, dans les années 1910, une série d’articles et de conférences aux rapports entre science et foi. Contre l’orgueil de maints savants, il appelle à « considérer combien nous sommes petits et faibles devant la grandeur du problème à résoudre » (cité p. 68). Pour ce chrétien, l’hypothèse transformiste n’exclut nullement celle de la Création, « la seule qui réponde aux exigences de la Logique et de la Causalité, et par conséquent à une recherche scientifique raisonnable » (cité p. 126). Il s’oppose à Darwin ainsi qu’au naturaliste allemand Ernst Haeckel dont l’Histoire de la création (1868) lui apparaît comme « une foule de sophismes » , où toute la descendance de l’homme est construite « avec plus de bravoure que de logique » (cité p. 122). La science actuelle ne donne pas entièrement tort au contempteur: elle a réfuté nombre de conceptions de Haeckel, notamment sa « loi biogénétique fondamentale » .

   En revanche, Lebrun fait fausse route en s’engouant pour le calice d’Antioche, trouvé par des Syriens en 1910 et considéré alors par d’aucuns comme le saint Graal, la coupe utilisée par le Christ lors de la Dernière Cène. La pièce, conservée au Metropolitan Museum of Art à New York, a été depuis datée du VIe siècle.

   La vulgarisation et la mise en valeur des collections scientifiques constituent un autre champ de réflexion et d’action pour celui qui, entré dès 1898 au musée d’Histoire naturelle, en a gravi les échelons, non sans se heurter à l’animadversion du directeur venu d’un tout autre horizon, le géologue Edouard Dupont. Après une mission gouvernementale de plusieurs mois aux Etats-Unis, il publie en 1903 un plaidoyer pour l’importation des conceptions muséologiques développées outre-Atlantique. A cette fin, précise-t-il, les savants « doivent s’ingénier à se faire très petits et à se mettre au niveau du public » (cité p. 53). Et de proposer, par exemple, que les espèces soient présentées dans leur milieu naturel grâce à des reconstitutions, ce qui va de soi de nos jours. Le même souci d’accessibilité le conduit à accompagner ses conférences biologiques de « projections lumineuses » à l’aide de la lanterne magique, encore peu usitée.

   Autre préoccupation et non des moindres: la modernisation de l’enseignement des sciences. En 1911, le professeur Lebrun déplore le faible niveau – déjà! – des étudiants qui se présentent à des examens universitaires, « ne sachant distinguer une parallèle d’une perpendiculaire et affirmant qu’on s’approche du pôle en montant sur une montagne! » (cité p. 98). En cause, l’hégémonie dans les écoles secondaires des humanités gréco-latines considérées comme « le socle de la haute éducation intellectuelle » (p. 99).

Le titre de ce pamphlet publié en 1910 par Hector Lebrun est on ne peut plus clair quant au programme exposé. (Source: Neptun – bibliothèque universitaire Moretus Plantin)

   Le maître est aussi de ceux qui souhaitent voir l’université s’ouvrir aux femmes. Dans un article publié en 1903 par la Revue sociale catholique, il évoque en exemple le Bryn Mawr College de Pennsylvanie, qu’il a visité et où les jeunes filles reçoivent la meilleure formation. Chez nous, en principe, les étudiantes sont admises à Bruxelles, Liège et Gand depuis 1880-1882, mais en pratique, la présence féminine dans les amphithéâtres demeure des plus marginales et pas toujours acceptée. Citons seulement le propos d’Adolphe Wasseige, recteur de l’Université de la Cité ardente de 1885 à 1888: « La femme est réellement supérieure à l’homme, quand elle applique tous ses moyens à la difficile et sublime mission de bien élever des petits enfants » (cité p. 101). Pour Hector Lebrun, la solution passerait par une mise à niveau de l’instruction moyenne qui prépare alors insuffisamment le sexe dit faible aux études supérieures.

   Après son accès à l’éméritat, le savant effacé a quitté Gand, en 1937, pour terminer sa vie à Oisquercq (Tubize) [4]. Il a laissé derrière lui une œuvre évidemment datée, éphémère, reflet des doutes permanents qui nourrissent la recherche. Après quinze années passées à sonder l’œuf des batraciens, il dit seulement avoir « jeté quelques jalons sur la route pour mes successeurs » . L’impact de son travail, ajoutait-il, est comparable à celui « d’une goutte d’eau sur une plage brûlante, car on dirait vraiment que plus les faits s’accumulent, plus les horizons nouveaux s’ouvrent » (cité p. 10).

   Le savoir progresse le plus souvent par très petits pas, par enquêtes exhaustives menées sur des objets étroitement délimités. C’est vrai aussi en histoire.

P.V.

[1] En trois volumes, Bruxelles, Crédit communal / Dexia – La Renaissance du livre, 1998-2001. [retour]

[2] Hector Lebrun. La science en filigrane. Itinéraire et bibliothèque d’un biologiste namurois (1866-1960), Namur, Presses universitaires de Namur (coll. « Patrimoines » , 19), 2023, 146 pp. – Sur la production multimédia: https://neptun.unamur.be/s/expo-lebrun/. [retour]

[3] Aujourd’hui Institut royal des sciences naturelles de Belgique. [retour]

[4] En Brabant wallon et non flamand comme il est écrit erronément page 144. [retour]

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