Sous la coordination d’historiens des différentes universités est paru récemment, dans les deux langues, un parcours de notre histoire articulé autour de cent objets tenus pour illustratifs d’un temps, d’un événement, d’un lieu, d’un milieu… [1] La formule bénéficie d’une vogue certaine. On trouve ainsi dans la bibliographie une histoire du monde, mais aussi des Pays-Bas, de l’Australie, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, ou encore de Bruges, ou encore de l’immigration… structurées à partir du même nombre « magique » de jalons. Ceux qui l’entourent directement (99 et 101) reviennent aussi régulièrement. Rien de rationnel dans pareils choix, certes, mais ils sont consacrés par l’usage. Après tout, pourquoi les médias font-ils si grand cas des « cent premiers jours » d’un gouvernement ou d’une crise ?
Longtemps portés naturellement à privilégier les documents écrits, les médiévistes, les modernistes et les contemporanéistes ont longtemps sous-estimé l’intérêt des choses de fabrication humaine en tant que sources. Il en allait autrement, bien sûr, pour les préhistoriens et les antiquistes. La montée en puissance du concept de culture matérielle, d’abord familier aux archéologues, aux historiens de l’art ou aux ethnologues, a depuis marqué peu ou prou toutes les disciplines.

Le présent ouvrage s’ouvre sur un biface en silex mis au jour à Kesselt (Lanaken) et situé entre 500.000 et 390.000 ans avant notre temps. Il se clôture sur un drapeau belge aménagé en 2014 de manière à symboliser la reconnaissance par l’Unesco de notre culture brassicole comme patrimoine immatériel. C’est déjà dire à quel point l’ensemble est hétéroclite. Le chef-d’œuvre y cohabite avec le prosaïque, la Sainte Barbe de Jan van Eyck avec le maillot jaune d’Eddy Merckx. Pas moins de 90 auteurs, pointus sur les différents sujets, ont été mis à contribution. L’espoir, précise Peter Scholliers (Vrije Universiteit Brussel), est de démontrer que la démarche « peut non seulement approfondir, mais aussi renouveler la connaissance » .

Le club est toutefois réservé aux objets qu’une personne peut porter. Donc pas d’immeubles, de machines industrielles, d’automobiles, de grands tableaux… Et les leçons qui peuvent en être tirées doivent l’être avec prudence. Une pièce isolée, hors de tout contexte, ne nous apprendrait pas grand-chose, d’où l’importance des articles qui les accompagnent pour passer du singulier au général. Par ailleurs, nous ne savons pas toujours si tel gobelet de l’époque gallo-romaine ou telle ceinture du XIVe siècle furent répandus ou non, appréciés ou non. Il est en outre inévitable que beaucoup d’ustensiles ou d’équipements parmi les plus communs, ayant le moins de valeur, aient tout simplement disparu. Enfin, un même bien peut être investi de significations différentes d’une génération à l’autre. Peter Scholliers l’admet en citant cet exemple: « Grand-mère ne sortait le service précieux de l’armoire que pour les grandes occasions, mais ses enfants l’utilisaient quotidiennement et ses petits-enfants mettent la soupière sur la cheminée comme décoration. Et peut-être bien que leurs enfants déposeront tout le service au grenier ou au parc à conteneurs. Mais il peut aussi trouver place dans un musée où des experts le commenteront » . Beaucoup ont sans doute, comme moi, connu des agriculteurs qui avaient converti leur vieille commode en poulailler ou en clapier.
Ceci posé, le lecteur rencontrera ici nombre d’incontournables, tels le collier de la Toison d’or, la carte des Pays-Bas autrichiens de Ferraris ou le saxophone conçu par Adolphe Sax. La bague en argent avec christogramme de Tongres s’impose en tant que témoin de la présence chrétienne dans nos régions dès le IVe siècle. Le statère à l’epsilon du trésor de Thuin (Ier siècle avant J-C) illustre la précocité de la monnaie avant la conquête romaine. La relique du Saint-Sang de Bruges, sans doute amenée par un croisé au XIIIe siècle, mérite mention tant sa vénération est devenue « le symbole religieux de l’identité urbaine des Brugeois » . Le globe terrestre de Mercator nous rappelle l’importance du duché de Brabant en tant que centre scientifique et culturel. Le fût de genièvre avec anse de la distillerie Notermans (Hasselt, v. 1880) symbolise « une longue tradition » et « le maintien de méthodes de production et de recettes traditionnelles » . Un panneau où est peinte une jolie scène de parc offre l’occasion d’apprendre au plus grand nombre, sans doute, que nos principales manufactures de céramique, Gilliot & Cie à Hemiksem, les Frères Boch à La Louvière et Helman Céramique à Berchem-Sainte-Agathe, pouvaient exporter dès avant la Première Guerre mondiale un peu partout en Europe et jusqu’au Brésil, en Egypte, à Singapour…


Si ces choix peuvent aisément passer pour allant de soi, il en va autrement pour d’autres qui offrent matière à discussion et même à contestation. N’est-il pas à tout le moins réducteur que le seul objet évoquant nos trois quarts de siècle d’aventure coloniale soit… une chicotte ? On pourra aussi à l’envi dresser la liste des absences qui suscitent regret ou étonnement. Pour dire le fantastique rayonnement international de la bande dessinée belge, Le lotus bleu d’Hergé (1936) et un Gaston Lagaffe en latex (1959) n’ont-ils pas été retenus surtout en raison du message plus ou moins explicite qu’ils véhiculent – l’opposition à l’impérialisme japonais dans le premier cas, l’antihéros annonciateur de la jeunesse contestataire dans le second ? Les Schtroumpfs se sont répandus autant ou bien davantage dans les quatre coins du monde, mais sans cette dimension. Toujours au chapitre de la culture populaire, un disque d’Adamo ou de Will Tura aurait mis en valeur des représentants au succès plus durable qu’André Brasseur. Et sans vouloir intenter le moindre procès d’intention, je dois tout de même relever qu’à partir de 1800, il n’y a plus aucun élément lié à la vie religieuse. La vague de sécularisation devenue peu à peu dominante à partir de la seconde moitié du XXe siècle ne saurait pourtant faire oublier que la Belgique fut catholique à plus de 90 % et qu’une Bible ou un missel auraient été ici le spécimen de livres plus diffusés et utilisés que tout autre dans nos contrées.
Il est vrai qu’avec toutes les suggestions que les auteurs ont dû recevoir depuis la sortie de leur ouvrage au printemps dernier, il y aurait sans doute déjà de quoi faire une, si pas plusieurs, Histoire(s) de la Belgique en 100 autres objets…
P.V.
[1] Een geschiedenis van België in 100 voorwerpen. Van de prehistorie tot nu, dir. Peter Scholliers, Alain Dierkens, Michèle Galand, Inge Geysen, Joeri Januarius, Koenraad Verboven & Viktoria von Hoffmann, Tielt, Lannoo, 2024, 559 pp. Version française: Une histoire de la Belgique en 100 objets. De la préhistoire à nos jours, Bruxelles, Racine, 2024, 560 pp. Mes citations sont d’après la version néerlandaise (que je m’étais procurée avant d’apprendre que l’ouvrage existait aussi dans la langue de Molière!). [retour]
Un livre avec toutes ses pages blanches pourrait résumé votre article; on y mettrait chacun à sa guise et ce serait constructif.
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