Le poids des mots, le choc des cartes

Les informations au XVIIe siècle circulaient plus rapidement qu’on ne le pense. A l’aide des actualités cartographiées publiées à Amsterdam par Claes Jansz Visscher, régulièrement mises à jour en ajoutant du présent au passé, on suivait de près les affrontements hispano-néerlandais dans et autour du delta de l’Escaut (1627-1640)

   Les moyens dont disposent les élites alphabétisées pour s’informer à l’aube des temps modernes sont, bien sûr, sans comparaison avec ceux de notre époque. Ils ne sont pas pour autant insignifiants. Les recherches d’Anne-Rieke van Schaik (Allard Pierson Museum et Université d’Amsterdam) viennent, à cet égard, attirer notre attention sur ce média alors nouveau et en pleine expansion que constitue la cartographie narrative [1].

   Celle-ci s’avère des plus idoines pour certaines catégories d’événements, particulièrement ceux dont la relation gagne à être inscrite un contexte géographique: guerres, incendies, inondations… Sont ici étudiés les affrontements qui ont opposé les forces espagnoles et hollandaises – pour faire simple – dans et autour du delta de l’Escaut entre 1627 et 1640.

   Ce chapitre de la guerre de Quatre-Vingts Ans, où l’enjeu était le contrôle du lien commercialement vital entre Anvers et la mer du Nord, a vu la roue de la fortune tourner en sens divers. La bataille de la Slaak, en Zélande, a été emportée par les Néerlandais (12-13 septembre 1631), alors que celle de Calloo, près de la Métropole, s’est soldée par une victoire hispanique (20 juin 1638). L’éditeur Claes Jansz Visscher, établi à Amsterdam, est de ceux qui ont rendu compte de ces épisodes dans les plus brefs délais, à l’aide de cartes successives et mises à jour.

   Il a d’abord puisé ses informations aux différentes sources disponibles: témoignages oraux, pamphlets, journaux (comme l’Amsterdam Courante uyt Italien, Duytslandt, &c.)… L’historienne n’exclut pas, même si on ne peut l’établir formellement, qu’il ait aussi démarqué les travaux de collègues situés plus près du théâtre des opérations et en contact avec les autorités, à savoir Samuel de Swaef à Bergen op Zoom et Abraham Verhoeven à Anvers. La technique, en tout cas, est dès à présent bien éprouvée. Par l’ajout de textes explicatifs, de bordures décoratives, de cartouches allégoriques, de représentations vivantes des personnages et des scènes, Visscher joue du « poids des mots » comme du « choc des images » , peut-on dire en s’inspirant du slogan publicitaire d’un célèbre hebdomadaire contemporain. Le succès semble bien avoir été au rendez-vous, à en juger par les nombreux assistants graveurs et aquafortistes de l’entreprise amstellodamoise et la présence, parfois, de traductions françaises indicatives d’une diffusion internationale.

   Dans la production des cartographes d’alors, le moins remarquable n’est pas la manière dont ils intègrent des données situées à des moments différents dans l’échelle du temps. « Visscher, note Anne-Rieke van Schaik, anticipait des événements à venir dans la région, superposait ses cartes, et en faisait des patchworks spatio-temporels, chevauchant partiellement le paysage et occultant ou mettant en évidence certains événements historiques » .

   A la fin de l’été 1627, il publie une carte intégrant la construction de fortifications espagnoles sur les rives scaldéennes, près de Zandvliet. Le récit écrit s’étend jusqu’au 4 août précédent au moins et la planche originale a été dessinée par Josua van den Ende, graveur d’origine anversoise passé au Nord. Quelques mois plus tard paraît, en ayant modifié la taille-douce, une version de la carte « enrichie des dernières nouvelles » . De quoi stimuler la soif de renseignements du client potentiel… Et cela continue: début 1628, la même carte revient, mais avec un texte faisant état de l’inondation qui a ruiné les forts et les plans des Espagnols le 9 décembre 1627. Le sinistre sera représenté sur le dessin ultérieurement. Dans la mise à jour intervenue après la bataille de la Slaak, une nouvelle carte est jointe à l’originale pour englober le canal où le combat a eu lieu. La série sera poursuivie et 1632, 1638 et 1640, parfois de nouveau avec une extension du cadre géographique.

La « carte mère » de Visscher, publiée en 1627, présente la construction de fortifications espagnoles près de Zandvliet. (Source: Rijksmuseum, Amsterdam, dans n. 1, p. 159)

   La figuration des nouveaux événements vient toutefois en sus de celle des anciens plutôt qu’elle ne les remplace. La narration nous met ainsi en présence de différents moments passés ou tout récents. Des lignes pointillées, des étiquettes situant l’action dans le temps, des lettres consécutives (A, B, C…) sont autant de procédés permettant de visualiser les déroulements. Au total, la carte de Visscher a connu six états différents, dont la chercheuse a retrouvé plus de quarante copies dans diverses collections.

   Chez les « concurrents » , dans l’ensemble, la manière de fournir de l’actualité cartographiée n’est guère différente. Ils partagent un même « sens du momentum » et une même volonté de correspondre aux attentes du consommateur. Ils additionnent de même les éléments antérieurs et présents, que ce soit par commodité ou pour éclairer l’enchaînement des situations. Ils manifestent en outre une même propension à sélectionner les faits, pas seulement à des fins de simplification. En comparant la série de Visscher et celle qu’a réalisée son homologue anversois Pieter II Verbiest entre 1631 et 1638, Anne-Rieke van Schaik démontre que les choix sont « hautement partiaux et politiques » . Verbiest ne prête aucune attention à la Slaak, désastre pour les Pays-Bas habsbourgeois. Visscher néglige Calloo, revers pour les Provinces-Unies. L’un et l’autre privilégient le narratif favorable à leur camp.

Cette gravure sur cuivre attribuée à Matthäus Merian représente la défaite à Calloo des Hollandais, qu’on voit ici tenter de regagner leur navire à la nage. Visscher a préféré ne pas s’étendre sur cet épisode… (Source: collection H. Cools, Beveren, dans « La Belgique espagnole et la principauté de Liège 1585-1715 » , vol. I, dir. Paul Janssens, (Bruxelles), Dexia banque – Renaissance du livre, 2006, p. 192)

   Il n’empêche qu’en prenant en compte l’ensemble des médias auxquels on pouvait avoir accès, « les historiens admettent que beaucoup de villes européennes des premiers temps modernes ont été les témoins d’une révolution dans l’information et la communication par laquelle la connaissance fut tout sauf maigre » . Réalisées sous pression en temps de guerre, les cartes sans cesse rafraîchies en ont constitué l’écho le plus sensationnel. Et les plus rapides à paraître ont été assurées d’être plus largement distribuées. Time is money

   Plus tard, quand le présent aura basculé dans l’histoire, les cartes acquerront une fonction supplémentaire, cette fois de soutien à la mémoire. La bataille de la Slaak, telle que Visscher n’a cessé de la mettre en valeur, trouvera ainsi son chemin dans des atlas, des albums, des collections imprimées, des médailles… célébrant un des événements fondateurs de l’indépendance provinces-unienne. Un autre recyclage, plus radical, consistera chez certains éditeurs à recopier ou imiter les cartes en adaptant les données historiques ou en les ramenant à la portion congrue afin de les incorporer dans des ouvrages à caractère commémoratif, géographique, commercial ou autre. Il n’est pas impossible que leur auteur initial ait lui-même vendu à moindre prix des répliques « purgées » . Ou que des acheteurs aient eux-mêmes retiré les notices d’accompagnement pour donner à leur exemplaire une seconde vie, indépendante de péripéties guerrières devenues lointaines.

   Ces pratiques se vérifieront aussi quand  Visscher publiera son propre atlas des Pays-Bas du Nord. Des planches consacrées aux hostilités sur l’Escaut y figureront tant que cet aspect sera considéré comme important, mais elles seront supprimées dans les moutures ultérieures.

   Ainsi espère-t-on, à tort ou à raison, sortir de l’éphémère pour accéder à l’intemporel…

P.V.

[1] « A Delta of Time: Claes Jansz Visscher’s Updated News Maps of Spanish-Dutch Battles in the Scheldt River Area, 1627-1640 » , dans Early Modern Low Countries, vol. 7, n° 2, Deventer, 2023, pp. 154-189, https://doi.org/10.51750/emlc18374 (en libre accès). [retour]

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