Elle figure parmi les « fortes femmes » que les responsables patrimoniaux et touristiques du pays de Waes ont souhaité mettre en lumière en 2024. Marie-Thérèse De Decker (1805-1871) fut, de fait, un acteur majeur dans l’histoire industrielle et sociale locale en même temps qu’un parangon d’engagement et de foi, traits amplement transmis à sa descendance. La rénovation récente, à Saint-Nicolas, de la maison familiale devenue un musée a offert à Sandra Vancauwenberghe, une des responsables du cercle archéologique waesien, l’occasion de brosser le portrait de cette personnalité et de son plus jeune fils Alfons Janssens (1841-1906), également renommé [1].
Fille d’un commerçant dans le textile, Marie-Thérèse a accompli ses études chez les dames du couvent anglais de Bruges. Elle-même et ses frères « sont clairement néerlandophones et même défenseurs du flamand » (Vlaamsgezind), note l’historienne. Jozef et Pieter De Decker militeront en politique pour l’égalité des langues dans la jeune Belgique indépendante. Bien sûr, tous pratiquent en outre le français, indispensable dans le monde des affaires à l’époque, et peut-être un peu d’anglais.

En 1822, la jeune fille épouse Louis Janssens, héritier d’une entreprise vouée elle aussi au secteur des étoffes. L’établissement prendra l’année suivante le nom de Janssens – De Decker, conservé pendant un siècle. La mort inopinée du mari, en 1844, propulsera la veuve, alors âgée de 39 ans, à la tête de la firme. Si le cas n’est certes pas unique, l’épouse a été ici d’emblée associée à la gestion. « Louis et Marie-Thérèse prennent toutes les décisions ensemble, pour la firme, pour la famille, mais aussi pour les travailleurs, précise Sandra Vancauwenberghe. Ils établissent ensemble les règlements pour l’atelier, ils décident ensemble qu’on doit prier avant le travail et qu’il faut faire quelque chose contre l’illettrisme des travailleurs. Marie-Thérèse a aussi un rôle considérable dans les décisions d’investir pour de nouvelles techniques et machines » . Le couple donne ainsi le ton de la modernisation dans le textile saint-clausien. La première machine à vapeur de la ville est installée en 1827 chez Janssens – De Decker, qui devient une des industries les plus importantes dans sa branche d’activités.
Mère de onze enfants, aidée professionnellement par son fils aîné Theodoor, Marie-Thérèse assiste tous les jours à la messe. Son milieu est profondément catholique, comme en témoigne le journal tenu par sa fille Stéphanie. Le mariage des parents y est relaté en ces termes: « Quand notre père a pensé au mariage, il a cherché une femme qui puisse l’aider à fonder une famille chrétienne. « Je cherche une femme qui pourra me conduire au paradis » , déclara-t-il à notre mère, « Voulez-vous être cette femme ? » . Alors que les Janssens s’impliqueront dans la construction de l’église Notre-Dame du Bon Secours aux Chrétiens, la matriarche a commencé très tôt à enseigner le catéchisme tous les dimanches aux enfants de la fabrique. Proche des ouvriers, qui ont ici droit au repos le jour du Seigneur, elle les encourage à l’approche des grandes fêtes par des discours rapidement appelés « les sermons de Madame » . Si l’on en croit Stéphanie, qui forcément plaide pro domo, ils étaient « écoutés avidement et souvent mis si bien en pratique que les femmes aspiraient à voir arriver le jour où elle s’adresserait de nouveau à leurs hommes » . La même force de conviction a permis de franchir sans encombre le cap des tempêtes de 1848. Un jour, lit-on dans le même journal, devant son personnel qu’elle a attendu près de la porte de sortie, « maman leur a parlé pour inciter tout le monde au calme, au courage et à la confiance. Elle a terminé son discours par ces mots: Je ferai tout ce que je peux pour vous. Ils sont tous partis, dans le calme et satisfaits et en fait, cette année n’a pas été une mauvaise année, ni pour les ouvriers, ni pour nous » .

Frappée d’apoplexie, Marie-Thérèse De Decker meurt le 1er mai 1871 à l’âge de 65 ans. En 1854, dix ans après le décès de Louis, elle avait fait vœu de chasteté et Stéphanie de même. On retrouvera les enfants engagés dans la prêtrise, au sein de la Société de Saint-Vincent-de-Paul ou au Davidsfonds (fondé avec pour slogan « Religion, Langue, Patrie » ) ou, pour les filles, dans le tiers-ordre franciscain ou chez les Sœurs de la charité.
Alfons Janssens, pour sa part, demeure dans l’entreprise familiale tout en menant une carrière politique. Son profil religieux et social correspond en tout point à celui de sa mère. Parti dans sa jeunesse avec les zouaves pontificaux constitués pour défendre les Etats du Pape, il a fait placer un buste de Pie IX au-dessus de l’entrée de sa maison, ce qui lui vaut d’être désigné sous le sobriquet de « pape Janssens » [2]. A la Chambre des représentants où il siège de 1892 à1900, il défend les positions du mouvement flamand et du catholicisme social, en faveur notamment du suffrage universel et de syndicats ouvriers indépendants.
A cet itinéraire s’est aussi greffée une fibre littéraire. Dans le cadre du Davidsfonds, qu’il préside à partir de 1885, ainsi que de l’Académie flamande de langue et de littérature, Alfons apporte un soutien à des écrivains flamands et œuvre au développement d’une bibliothèque et d’un enseignement pour les travailleurs. Il participe à des périodiques, taquine la muse à ses heures et reçoit régulièrement la visite de son ami le poète Guido Gezelle.
Son épouse Coleta de Schrijver lui a donné, en quinze ans, onze enfants dont trois sont morts en bas âge. La postérité a reçu, par un arrêté royal de 1912, le droit de s’appeler Janssens de Varebeke. Quant à la maison familiale, achetée par la Ville, elle est devenue le musée du vénérable Cercle archéologique royal du pays de Waes (né en 1861). Après plusieurs années de transformations, il a rouvert ses portes officiellement en octobre 2023 sous le nom de Curiosum. Son rez-de-chaussée est spécifiquement consacré à raconter, « d’une manière contemporaine et avec une touche gaie » , l’histoire des Janssens – De Schrijver. Une saga dont c’est peu dire qu’elle gagne à être connue, urbi et orbi.
P.V.
[1] « Huis Janssens: huis vol herrinneringen » , dans Annalen van de Koninklijke Oudheidkundige Kring van het Land van Waas, vol. 127, 2024, pp. 29-42. KOKW, Postbus 144, 9100 Sint-Niklaas. [retour]
[2] D’après « Alfons Janssens (politicus) » (2007, éd. rev. 2024), dans Wikipedia. De vrije encyclopedie, https://nl.wikipedia.org/wiki/Alfons_Janssens_(politicus). [retour]