La neige généreuse de ce début janvier a incité nombre d’entre nous à randonner dans les Hautes Fagnes. En tout temps, du reste, nous appelle cette étendue jamais identique à elle-même, d’où l’on peut contempler un horizon sans trace de présence humaine. Même quelques loups en ont redécouvert la quiétude. Entre deux promenades – et pour se réchauffer quelque peu! – une visite s’impose à la maison du Parc de Botrange, à son musée permanent ainsi qu’à l’exposition qui s’y tient jusqu’au 31 janvier. Elle a pour thème la découverte, les transformations et l’étude scientifique du « toit de la Belgique » , du milieu du XIXe siècle à 1939. Thèmes également développés dans un numéro de la revue Hautes Fagnes [1].
Le visiteur et le lecteur y apprendront qu’il fallut bien du temps pour qu’on s’avise des singularités du vivant sur le plateau. « Un survol de la littérature scientifique du XIXe siècle indique que la nature des tourbières fagnardes demeurait méconnue chez beaucoup, régulièrement assimilées à une forme « classique » de marécage » (p. 15 – les articles ne sont pas signés). Sur les cartes géographiques des siècles antérieurs apparaît fréquemment l’expression « haut(s) marais » . En 1865, un Dr Meynne parle néanmoins d’ « un marais d’une nature particulière » (cité p. 15). La conservation remarquable des matières organiques dans la tourbe commence alors à faire l’objet de travaux spécifiques au plan international. Mais comment expliquer la présence, à un peu moins de 700 mètres d’altitude, d’espèces végétales et animales qui peuplent habituellement des régions situées beaucoup plus au nord ou en haute montagne ? Et quelles causes ont pu être à l’origine de ces sortes de cratères (lithalses), formations géomorphologiques qu’on ne trouve normalement que dans les zones arctiques ?

Au temps du régime français, les botanistes Alexandre Lejeune et Marie Anne Libert ne manquent pas d’être intrigués par ces « plantes du nord » (cité p. 16). Ils sont suivis par le savant suisse Augustin Pyramus de Candolle qui dresse ce constat en 1817: « Ainsi les marais tourbeux des hautes fagnes de l’Ardenne qui ne passent guère 400 mètres de hauteur, offrent absolument la même végétation que les marais tourbeux du sommet du Jura qui atteignent jusqu’à 1600 mètres » (id.). Les guides touristiques feront de même état d’une flore ou d’une faune « subalpines » .
Avec Léon Fredericq (Gand, 1851 – Liège, 1935), on passe des constats et du questionnement aux tentatives de réponse. Professeur de physiologie à l’Université de Liège, spécialiste de la circulation sanguine, l’homme n’a pas a priori le profil d’un pionnier des études fagnardes. Mais il est curieux de tout et se rend crédible en maints domaines, même très éloignés de sa formation initiale. Entre 1888 et 1923, il aurait accompli par moins de 400 allées et venues sur le terrain. C’est le 16 décembre 1904 qu’il présente pour la première fois, à la classe des sciences de l’Académie royale de Belgique, sa théorie devenue célèbre de « l’îlot glaciaire » . Après la dernière glaciation qui fit entrer la Terre dans l’ère de l’holocène, il y a quelque 12.000 ans, « le relèvement de la température a rendu la vie impossible aux animaux et aux plantes glaciaires, explique-t-il. Sous peine de périr sur place, ils ont dû émigrer. Ils l’ont fait dans deux directions: vers le nord et vers les sommets des montagnes » . La Baraque Michel aurait alors recueilli une colonie de ces animaux et de ces plantes « qui y vivent à l’extrême limite de leurs conditions d’existence. Un léger relèvement de la température suffirait pour faire périr cette colonie » (cité p. 26).
L’année suivante, à l’Exposition universelle de Liège, Fredericq montrera au public ses pièces à conviction: cartes, insectes, vers, végétaux… Il mettra volontiers en avant le solitaire (Colias palaeno), un petit papillon jaune, et sa plante hôte, la myrtille de loup (Vaccinium uliginosum). Le lépidoptère figurera en couverture de son Guide du promeneur et du naturaliste dans le district de Malmedy (1923). Mais sa thèse n’en prendra pas moins, avec le temps, du plomb dans l’aile. Ses opposants feront notamment valoir que la présence, il y a douze millénaires, des espèces boréo-montagnardes observables de nos jours ne peut être prouvée. En outre, pour que « l’îlot glaciaire » se maintienne, il aurait fallu qu’aucun relèvement de température n’ait eu lieu depuis les temps quaternaires. On ne peut plus aujourd’hui soutenir une telle invariabilité. Les fluctuations climatiques intervenues durant l’holocène sont attestées notamment par les pollens fossiles prélevés dans les tourbières à différentes profondeurs. Quelles explications alternatives alors ? Toutes sont assorties de points d’interrogation. Ainsi pour celle de l’attraction qu’auraient exercée les tourbières hautes ou pour celle des « couloirs écologiques » qui auraient relié, à un moment indéterminé, le plateau de la Baraque aux régions froides.

Autrement durable dans l’héritage de Léon Fredericq est la Station scientifique des Hautes Fagnes, ouverte en 1924 à son initiative et à celle du botaniste Raymond Bouillenne, alors que le territoire venait de passer de l’Allemagne vaincue à la Belgique. Au départ, l’institution se résumait à deux pavillons en bois, construits à deux pas de l’auberge du mont Rigi. « Les premiers résidents, raconte l’actuel directeur adjoint Serge Nekrassoff, y accédaient habituellement en prenant le train jusqu’à la gare de Hockai (ligne Spa-Stavelot), puis en poursuivant à pied à travers les landes » (p. 8). Après l’interruption de la Seconde Guerre mondiale, une nouvelle station fut inaugurée en 1947, sous la direction de Raymond Bouillenne. La Station actuelle, érigée en dur non loin du Signal de Botrange, date de 1975.
Des recherches d’ampleur ont été menées, au cours des cent dernières années, sur la grande variété des tourbières et des sphaignes locales, sur les restes organiques qui, bien conservés, permettent de remonter loin dans le passé, sur l’évolution du paysage et l’avènement des activités humaines de défrichement, de pâturage, de fauchage, avec leur impact sur le milieu… Des chantiers de fouilles archéologiques ont également été ouverts, dès les débuts, après quelques découvertes spontanées. « M. Fredericq récolte quelques échantillons de silex » , indique le journal de bord de la Station (cité p. 8). Sujet privilégié, l’antique Pavé Charlemagne, plus vieil itinéraire fagnard, n’a cessé de mobiliser les spécialistes depuis les années ’30. Actuellement, la directrice Laurane Winandy a entrepris de « développer des projets de recherche axés sur les espèces des Hautes Fagnes, dans une perspective de biologie de la conservation » (p. 12), le déclin des populations d’amphibiens constituant un sujet de préoccupation majeur.
Si la défense du milieu a figuré d’emblée parmi les missions des équipes qui se sont succédé sur place, le problème n’a pu que s’amplifier avec le temps. L’abandon des pratiques agropastorales et l’implantation massive, depuis le milieu du XIXe siècle, d’épicéas dont la croissance rapide permettait d’alimenter la forte demande en bois, ont entraîné des effets dévastateurs pour les tourbières, victimes du drainage des eaux que les résineux supportent mal. L’invasion de la molinie fut aussi liée au « vandalisme utilitaire » que dénonçait Fredericq. D’autres menaces écologiques ainsi que les alertes constituées par des crues de la Vesdre et le grand incendie de 1911, qui dura deux mois, impressionnèrent la presse et l’opinion [2]. Alors que le feu n’était pas encore éteint, l’Académie royale de Belgique recommandait à l’Etat « la création de réserves nationales au plateau de la Baraque Michel » (cité p. 7).
Ce souhait finit par être réalisé, mais seulement 46 ans plus tard, en 1957. En attendant, un Comité de défense de la Fagne fut mis sur pied, suivi en 1935 par l’association des Amis de la Fagne. Ces dernières décennies, les défis environnementaux n’ont rien perdu de leur acuité: incursions de touristes dans des zones sensibles, nouveaux programmes de rentabilisation, dégradation des tourbières, disparition d’espèces… En positif, l’espace protégé, où l’exploitation des épicéas est bannie, est passé de 1500 hectares à près de 6000. L’emblématique tétras-lyre fait par ailleurs l’objet d’un plan de renforcement de sa population.
Les scientifiques et les associations des Hautes Fagnes ont toujours eu de quoi veiller au grain. En 1957, alors que la réserve sortait des limbes, ils ont dû faire barrage à un projet « Altitude 1000 mètres » qui visait à élever, entre le mont Rigi et la tour de Botrange, une colline artificielle de 300 mètres de haut, dotée de pistes de ski et d’attractions diverses, avec pour matériaux les déchets miniers des terrils du bassin industriel liégeois (p. 34)! On l’a échappé belle…
P.V.
[1] « La station scientifique des Hautes Fagnes a 100 ans / Léon Fredericq: un nouveau regard sur la Fagne » , dans Hautes Fagnes, 90e année, fasc. 335, 3e trim. 2024, 35 pp. http://www.amisdelafagne.be, Les Amis de la Fagne, place de Petit-Rechain 1, 4800 Verviers. [retour]
[2] Ironie (chronologique) du sort: un siècle plus tard, en avril 2011, éclatait un incendie certes de moindre ampleur, mais qui détruisit tout de même plus de 1300 hectares de végétation (près de 4000 en 1911). [retour]