Avec l’invention de Gutenberg se répand comme traînée de poudre le revers de la médaille, à savoir l’usage de réimprimer des œuvres étrangères sans le consentement de leur auteur ou de leur éditeur initial. La morale peut bien réprouver cette pratique mais aucun cadre légal européen ne lui est opposable. C’est le même phénomène, mutatis mutandis, qui a connu depuis l’Internet une croissance exponentielle. Au sein des Pays-Bas habsbourgeois du XVIIe siècle, où Nina Lamal a mené l’enquête en même temps qu’aux Provinces-Unies [1] (soit une grande partie de l’actuel Benelux), Anvers s’impose comme un centre majeur de cette économie de la contrefaçon. Les livres romains sont ici particulièrement ciblés. S’ils sont écrits en latin, la langue internationale, ils se diffuseront d’autan mieux sous toutes les latitudes.
Pour mettre un ouvrage à l’abri des imitateurs, la seule exclusivité est celle que confère le privilège, entendu sous l’Ancien Régime comme une « autorisation d’imprimer donnée par le pouvoir souverain » (Larousse) ou plus largement par toute autorité, dans les limites du territoire où elle s’exerce (les privilèges papaux étant les seuls transnationaux par nature). Christophe Plantin a ainsi bénéficié au XVIe siècle d’un privilège octroyé par le Roi de France. Les monopoles accordés par l’Empereur du Saint-Empire sont particulièrement recherchés, valant pour un vaste ensemble et pour les foires de Leipzig et de Francfort, devenues des rendez-vous cruciaux du marché éditorial. L’humaniste Juste Lipse a vu ses écrits impérialement protégés pour pas moins de trente ans.

Quimper)
« Obtenir un privilège prenait du temps et coûtait relativement cher » , note la chercheuse, attachée au NL-Lab (sur l’identité et la culture néerlandaises) et à l’institut Huygens (Académie royale néerlandaise des arts et des sciences). Démenti est cependant apporté à l’avis courant selon lequel « ce n’était pas une pratique fréquente pour les imprimeurs de requérir des privilèges d’autorités multiples » . Ainsi 22 % des droits vénitiens ont-ils été sollicités auprès de plus d’un pouvoir. Les imprimeurs ne sont donc pas démunis. Ils disposent d’informateurs qui les renseignent sur les activités, licites ou non, de leurs confrères à l’étranger et sur les procédures à mettre en œuvre pour y défendre leurs intérêts.
Dans nos provinces, les requêtes peuvent être adressées au Conseil privé, organe important de l’administration centrale (pour l’ensemble du territoire), ou au Conseil du Brabant ( « couvrant » les villes stratégiques d’Anvers et Bruxelles). En 1619, le capucin Francesco Longo a Coriolano et son éditeur romain Andrea Brugiotti obtiennent ainsi du Conseil privé un privilège de six ans empêchant toute réimpression de leur Summa Theologica. A mesure qu’on avance dans le siècle, c’est davantage au Conseil du Brabant que parviennent les demandes, locales ou en provenance des pays germaniques. Nombre d’imprimeurs du Saint-Empire ont alors un œuf à peler avec l’importante maison anversoise de la famille Verdussen, à laquelle est reprochée une stratégie des plus agressives. Johann Wilhelm II Friessem, actif à Cologne, réplique en s’assurant un privilège de neuf ans, réitéré en 1680, pour l’antijanséniste Clypeus theologiae thomisticae du théologien français Jean Baptiste Gonet. La mesure s’avère efficace puisque cet ouvrage ne sort pas des presses Verdussen avant 1700. C’est aussi des conseillers brabançons que Maria Katharina Leux von Leuxenstein, veuve de Johann Baptist Schönwetter à Francfort, reçoit en 1672 une garantie de neuf ans pour les sermons latins de Petrus Rosa (Hortus Floridissimus Variorum…). Elle a entamé la démarche promptement après que les avides Anversois ont souhaité recevoir d’elle un grand nombre d’exemplaires en agitant la menace d’être débordée par moult contrefaçons produites dans la Métropole – menace qui, dans le cas présent, s’est retournée contre ses auteurs.
A côté des dispositions prises par les autorités civiles, la Compagnie de Jésus a bien essayé d’en imposer elle aussi sous la forme d’une autorisation préalable à quémander au provincial du lieu. La tentative a toutefois fait long feu, comme en témoigne le conflit survenu en 1648 entre le jésuite Famiano Strada et Maria de Man qui a reproduit, toujours dans la Cité scaldienne, son De Bello Belgico decas secunda. C’est sans doute sous l’effet de ce contentieux que le tout aussi jésuite Athanasius Kircher préférera frapper à la porte du Conseil privé dès avant la parution à Rome de son traité sur la musique Musurgia universalis, afin d’en garder l’exclusivité (ce sera le cas pour neuf ans).
Bien sûr, on peut aussi faire chou blanc. « Dans les Pays-Bas habsbourgeois, relève Nina Lamal, il semble que les requêtes rejetées par le Conseil privé le furent le plus souvent parce que l’ouvrage en question manquait de l’approbation appropriée ou parce qu’un privilège avait déjà été accordé à un autre imprimeur » . Pour obtenir une réponse favorable, les demandeurs étrangers font volontiers état, s’ils le peuvent, des privilèges obtenus ailleurs, voire de leurs attaches locales. Ainsi Michel van Dalen, établi à Münster, marque-t-il un point, semble-t-il, en soulignant ses origines anversoises. Il gagne avec son partenaire Volmar quatre ans de monopole pour le Manuale controversarium du polémiste jésuite Martin Bécan (ou Becanus). Le service de ce dernier comme confesseur de l’empereur Ferdinand II a sans doute aussi contribué à l’avancement du dossier. Que la notoriété d’un auteur aide grandement est illustré par bien d’autres cas. Le Parisien Nicholas la Caille n’a nulle peine à recevoir en 1613 l’apanage tant désiré pour la traduction française du roman néolatin d’Erycius Puteanus (Henri Dupuy), successeur de Juste Lipse à l’Université de Louvain et familier des archiducs Albert et Isabelle. Le livre est plaisamment intitulé Comus, ou Banquet dissolu des Cimmériens, songe où par une infinité de belles feintes les mœurs dépravées de ce siècle sont décrites, reprises et condamnées. En revanche, Etienne Marchant, qui édite à Pont-à-Mousson en Lorraine, a essuyé un refus en 1596 pour les Commentarii in quatuor Evangelistas de Juan Maldonado, en vogue dans son pays mais non dans le nôtre.
Outre leur enjeu proprement commercial, les privilèges sont de nature à apporter une contribution appréciable au prestige même d’une firme. Surtout s’ils émanent de plusieurs Etats, leur mention sur les pages de titre signale qu’on a de bonnes relations en hauts lieux. Ils peuvent aussi être monnayés entre concurrents. Jacob van Meurs a de la sorte vendu à Hieronymus III Verdussen, en 1684, celui dont il disposait pour les travaux du théologien liégeois Cornelius a Lapide. Et on s’étonnera à peine si un droit concédé par l’une ou l’autre instances des Pays-Bas espagnols devient, en tête du volume concerné, un « privilège du Roi d’Espagne » . L’édition du Clypeus de Gonet par Friessem, précédemment citée, affiche fièrement un « cum privilegio catholici regis hispaniorum » , alors que la décision a été prise par le Conseil du Brabant.

La présente étude met également en relief le rôle des intermédiaires sur place – des lobbymen, dirait-on aujourd’hui –, fréquemment endossé par des diplomates. En 1608, par exemple, c’est l’ambassadeur français à Bruxelles Matthieu Brûlart de Berny qui convainc Henri IV de donner un « dix ans » à tous les écrits de William Colson, catholique anglais exilé qui a ouvert une école privée dans notre capitale. De cette faveur personnelle accordée à Colson pour avoir enseigné l’arithmétique au fils Brûlart en trois semaines, le maître n’hésitera pas à faire usage en vue d’élargir son champ. Dans sa requête présentée au Conseil privé, il fera état de l’approbation du Roi de France ainsi que de celle du Prince-Evêque de Liège.
A la fin du siècle, des entreprises bien implantées internationalement, comme celle de Reinier Leers à Rotterdam, feront appel en cas de nécessité à leur gouvernement pour défendre leurs intérêts hors frontières. Mais le constat vaut moins pour le Sud que pour le Nord: des informations recueillies par l’historienne, il ressort que « les imprimeurs des Pays-Bas habsbourgeois semblent avoir manqué d’un tel soutien quand on les compare avec leurs homologues néerlandais » .
Les avantages octroyés ou non ne sont pas sans incidences possibles sur les relations entre Etats. C’est bien connu: si business is business, il arrive aussi souvent que business is politics…
P.V.
[1] « Cross-Border Printing Privileges in the Seventeenth-Century Low Countries », dans Early Modern Low Countries, vol. 8, n° 2, Deventer, 2024, pp. 276-296, https://emlc-journal.org/ (en libre accès). [retour]