L’éternel retour des communiants

L’accès des enfants à l’eucharistie donne lieu à une préparation et une cérémonie publique qui n’ont cessé de gagner en importance. Quantités de coutumes sont venues se greffer à la fête, mais ce sont les plus profanes qui ont survécu. Que reste-t-il de l’attention portée naguère au suivi spirituel après le grand jour ? (XVIIe-XXe siècles)

   Elle a connu bien des avatars heureux ou non, cette fête aux communiants qui nous revient chaque année pendant le temps pascal, généralement en avril ou en mai. Instant privilégié naguère dans l’existence individuelle et collective, elle constitue aujourd’hui pour beaucoup de familles un des rares moments encore concédés à la pratique religieuse – avec le baptême, le mariage et les funérailles. Mais quel sens lui donnent encore ceux qui y participent ?

   On mesure tout l’écart entre passé et présent à la lecture de l’évocation, par le folkloriste et conteur Marcel Pignolet, de la manière dont fut vécu l’accès des enfants à la sainte table dans l’Ardenne de la première moitié du XXe siècle et en deçà [1]. Les travaux scientifiques édités sur le sujet n’abondent pas. Pour l’ensemble de la Belgique romane, je n’ai rien trouvé de postérieur à la synthèse de Jean Fraikin et Pierre Fontaine, historiens des coutumes et des parlers, qui récoltèrent écrits, objets, images de piété et documents photographiques puissamment évocateurs [2].

   Les plus anciennes traces d’une cérémonie à caractère public remontent à la fin du XVIe siècle et surtout au début du XVIIe. Un grand rôle est attribué, sans certitude toutefois, à Adrien Bourdoise, fondateur de la Société de Saint-Nicolas-du-Chardonnet à Paris. Selon son biographe Philibert Descourveaux, dont l’ouvrage fut publié en 1714, « ce qu’il fit avec plus d’application fut la première Communion des Enfants […], et dès le commencement du Carême il se mit à les instruire de tout ce qui étoit necessaire pour faire dignement une si sainte action » (cité in Fraikin & Fontaine, p. 19). Dans nos Pays-Bas et en principauté de Liège, les jésuites propagèrent la nouvelle manière avec une forte attention aux leçons préalables de catéchisme. La plus ancienne communion collective organisée par leurs soins est attestée à Tournai en 1645.

   A quel âge ? On en a débattu d’abondance entre théologiens. La décision sera longtemps laissée à la discrétion du curé ou du confesseur, le seuil de 12 ans étant le plus généralement admis. Ainsi en 1830, l’évêque de Liège Mgr Van Bommel rappelle dans un mandement que les curés doivent entendre les premières confessions dès 7 ou 8 ans, mais retarde la première communion: « Nous interdisons, précise-t-il, d’y admettre les filles avant l’âge de 11 ans au moins déjà bien commencé et les garçons avant 12 ans » (ibid., p. 25).

   En 1910, coup de tonnerre: par le décret Quam singulari, le pape saint Pie X fixe « vers 7 ans, soit au-dessus, soit même au-dessous » l’aptitude à recevoir le « pain des anges » (ibid., p. 27). La décision s’inscrit dans le cadre du développement de la communion fréquente, à laquelle il s’agit d’éduquer les enfants au plus tôt. Mais la réception peut s’avérer hésitante. Le Petit catéchisme de Namur, qui s’en tenait depuis sa publication en 1861 à la norme des 11-12 ans, n’en mentionne aucune dans son édition de 1911 et dans les suivantes, demandant seulement que les petits communiants soient au fait des principales vérités de la religion et capables de faire la distinction entre le pain eucharistique et le pain ordinaire (Pignolet, pp. 282-283).

Un joli choix de statuettes pour les gâteaux de communion. (Source: Tradition wallonne et coll. privée, dans n. 2, p. 88)

   Au grand jour, l’usage de se rendre à l’église en procession chantante et priante, cierge en main, s’est imposé depuis belle lurette dans nombre de paroisses. En Gaume et dans le pays de Herve notamment, la fanfare et les majorettes locales sont requises pour l’occasion. De quoi imprimer durablement dans les jeunes mémoires ce tournant qui coïncide en outre, bien souvent, avec l’entrée dans la vie professionnelle. « Quand on avoût fait ses pâques (= sa communion) on astoût in homme » , rapporte le Binchois Raymond Rochez, né en 1911 (Fraikin & Fontaine, pp. 106-107). Pour travailler, avoir fait partie des primo-communiants peut être un atout… ou l’inverse. « Dans certains établissements, l’embauche est subordonnée à la présentation du certificat de première communion. Dans d’autres, la même exigence sert plutôt à sélectionner les candidats pour éliminer les porteurs d’une telle attestation » (Pignolet, p. 282).

   La tendance à profaniser la fête et la perte ultérieure, chez les jeunes de milieux fort peu religieux, de tout contact avec l’Eglise constituent des sujets de préoccupation dès le début du XXe siècle. Les réactions à la base, alors que ces phénomènes sont encore loin d’atteindre l’ampleur qu’on leur connaîtra plus tard, sont tellement vives que le cardinal Mercier manifeste sa sollicitude envers le clergé et les fidèles abattus. Le compromis s’imposera à terme du dédoublement entre une communion « privée » à 7 ans, familiale et sans trop de bombance, et  une communion « solennelle » (ou profession de foi) à 11-12 ans, davantage festive, dédoublement qui permet en outre de prolonger l’instruction religieuse au-delà de l’âge de raison.

   Après la fin de la Seconde Guerre mondiale et en réaction aux privations qui l’ont accompagnée, on voit néanmoins s’amplifier « tout un réseau de réjouissances » même autour de la « petite communion » (ibid., p. 283). Le glissement de sens s’opère alors pleinement sous l’influence de la sécularisation des esprits. Il ne s’agira plus que d’un rite de passage pour beaucoup de parents qui, même non pratiquants, consacreront pour le supposé « plus beau jour de la vie » de leur(s) enfant(s) des dépenses souvent déraisonnables, parfois au point de s’endetter. Une des réponses du clergé à ce recul de la dimension spirituelle au profit des cadeaux et de la ripaille sera de mettre davantage l’accent sur la confirmation.

   Il faut aujourd’hui de l’imagination pour se représenter les règles, us et coutumes, presque toujours liés à la foi et à ses exigences, qui ont entouré le cheminement du baptisé vers l’autel. Les baby-boomers comme votre serviteur peuvent encore se souvenir de l’année ou des deux années de catéchisme préparatoire quotidien, de préférence avec assistance à la messe (très) matinale pour ajouter des points à ceux de l’examen final, dont dépendrait l’attribution des places dans le cortège et dans l’église lors de la cérémonie. Enfin… non sans petits « correctifs » parfois, nuance Marcel Pignolet, car qu’aurait-on pensé si « un écolier de la communale ouvrait la marche devant ceux de l’institut ? Quel camouflet pour l’enseignement libre! » (p. 285). De nos jours, les conditions sont devenues moins rudes et l’initiation chrétienne, assurée naguère par le curé ou le vicaire, est confiée le plus souvent à des laïcs (les « mamans catéchistes » ), « un bénévolat, certes méritoire, mais moins qualifié » (p. 292).

   On a relégué aux oubliettes les vêtements d’ange que portaient les filles, apparus au XIXe siècle, quand se développa la dévotion à l’ange gardien. Et qui oserait relancer les lettres de demande de pardon, telle celle par laquelle la petite Armance Saguiez, le 29 mai 1866, sans doute sous la dictée du prêtre ou du directeur de retraite, demandait à ses « chers parents » , avant de recevoir le corps du Christ, pardon « des peines que je vous ai causées par mes désobéissances et ma légèreté » (Fraikin & Fontaine, p. 53) ? La repentance pouvait aussi s’exprimer à l’église ou dans le parloir des pensionnats, non sans avoir été assidûment répétée.

Les communiants du jour accompagnés par des anges pour se rendre à l’église de Bressoux (Liège), vers 1955. (Source: Tradition wallonne, dans n. 2, p. 70)

   Quant au dîner qui suivait l’office, il ne pouvait se prolonger indéfiniment. Comme le racontait en 1996 Ghislaine Léonard, fille de petits agriculteurs à Jauchelette (Jodoigne) née en 1920, « i faleûve oye̊ fēt dè diner po-z-aller à vèpes » ( « il fallait avoir fini de dîner pour aller aux vêpres » ). « Mins tot l’monde n’i aleûve ni » ( « Mais tout le monde n’y allait pas » ), ajoutait-elle (ibid., pp. 124-125). Nous sommes nombreux à avoir connu cette contrainte et les récriminations qu’elle suscitait.

   Bien perdues aussi, les traditions du deuxième jour où le jeune adulte, dans les habits neufs qu’il porterait désormais, assistait à l’office du matin, passait à l’école pour distribuer des images souvenirs ou des friandises (des moques à Tournai) et rendait des visites de courtoisie. Disparues tout autant, les pratiques qui visaient à inscrire la solennité dans la durée, comme la rédaction des engagements personnels de chacun sous la forme d’un « règlement de vie » , la participation courante à un pèlerinage ou aux processions, les renouvellements célébrés après un an, deux ans, trois ans… « Comme il est très important d’arroser ces jeunes plantes pour qu’elles prennent racine dans la vertu, conseillait le jésuite liégeois Pierre Dedoyart à la fin du XVIIIe siècle,  on leur fixera un dimanche chaque mois durant le cours des deux premières années consécutives, auquel ils devront s’approcher des Sacremens, et continuer a fréquenter le Catéchisme » (ibid., pp. 24-25). Marcel Pignolet, né à Bertrix en 1912, avait dû suivre ce catéchisme de persévérance tous les dimanches après les vêpres. « Dans les grosses localités ouvrières, on enregistrait souvent des défections » (p. 292).

   Il n’empêche que « l’pus bia des djous » le fut vraiment pour beaucoup, au point de mériter longtemps qu’on le commémore au même titre que la naissance, le mariage ou le décès. Témoin ce carton parmi d’autres, conservé aux Archives de l’évêché de Liège, où est imprimé: « Souvenir du 50e Anniversaire de la Première Communion de Amélie Hébert, faite en l’église de Hollogne-aux-Pierres (Belgique) 1869 – 11 avril – 1919 » (Fraikin & Fontaine, p. 126). Cinquante ans après!

P.V.

[1] « La communion privée et la communion solennelle hier et aujourd’hui » , dans Entre vêpres et maraude. L’enfance en Ardenne de 1850 à 1950, dir. André Neuberg, Bastogne, Musée en Piconrue, 2008, pp. 279-294. [retour]

[2] La communion solennelle. Fête religieuse, fête profane, Bruxelles, Traditions et parlers populaires Wallonie Bruxelles ASBL (coll. « La tradition par l’image » , n° 3), 1997, 128 pp. [retour]

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