L’ambigu « cadeau » de Charles le Téméraire aux Liégeois

Souvent considéré comme un acte de repentance après le saccage de la ville, le don du célèbre reliquaire, grand chef-d’œuvre de l’orfèvrerie du temps, fut plutôt une manière d’affirmer l’emprise du duc de Bourgogne, « gardien et avoué souverain héréditaire » des églises locales et de la principauté (1467-1471)

   Les Liégeois doivent au (trop) hardi successeur de Philippe le Bon d’avoir vu leur ville mise à sac, certes, mais aussi de détenir un des tout grands chefs-d’œuvre d’orfèvrerie du temps. J’ai cité, bien sûr, le reliquaire de Charles le Téméraire, selon l’appellation discutable que l’usage a consacrée. Mais quel sens donner à un « cadeau » offert dans pareil contexte ? Pour prendre à bras-le-corps cette question ouverte depuis cinq siècles et demi, Philippe George, conservateur honoraire du Trésor de Liège (cathédrale) où le joyau est conservé, était des plus idoines [1].

   De prime abord, il convenait de se demander s’il faut effectivement chercher un message derrière la donation du duc de Bourgogne à l’église mère de l’évêché. Le médiéviste peut ici résolument répondre par l’affirmative. Dans cette « civilisation de l’image » avant la lettre qui voit notamment l’enluminure sur parchemin s’épanouir, le portrait peint prendre son essor et la tapisserie atteindre « un summum de raffinement » (p. 64), les objets d’art ou d’artisanat s’inscrivent en toute logique parmi les moyens de communication, de propagande et de construction symbolique des pouvoirs politiques. Ainsi Jean sans Peur, le grand-père du Téméraire, a-t-il fait réaliser six tapisseries pour célébrer sa victoire sur les rebelles liégeois, dont une sur la bataille d’Othée (1408) et une autre sur la reddition de la cité et des bonnes villes. L’évêque Jean de Bavière, qui a retrouvé son siège à la suite de cet affrontement, en a commandé deux pour sa part (p. 128).

Le vainqueur, agenouillé mais majestueux, porte une relique de saint Lambert et paraît protégé par saint Georges. (Source: photo Philippe George, dans n. 1, p. 72)

   Outre les pièces de monnaie et les médailles, les panneaux peints sont également mis à contribution. Le plus célèbre consacré au grand-duc d’Occident qui nous occupe ici, attribué à Rogier van der Weyden ou de La Pasture vers 1460 et conservé à Berlin (Staatliche Museen), est de ceux où l’artiste « met en scène la continuité dynastique et montre au spectateur l’aptitude de Charles à hériter du duché » . Le collier de la Toison d’or est bien en vue tout comme l’épée, allusion à son « bon gouvernement » (p. 79). L’effet des portraits est démultiplié par les copies multiples auxquelles ils donnent lieu et qui sont distribuées tous azimuts. Les tapisseries jouent ici aussi leur rôle: celles qui sont conservées à Berne (Bernisches Historisches Museum) – une autre ville martyre du duc – le représentent comme un monarque glorieux, mais aussi comme un « autre Hercule » , un « second Alexandre » ou un « nouveau César » (p. 111), rien moins.

   Qu’en est-il du reliquaire liégeois ? Mentionné pour la première fois en 1467 dans les comptes du receveur général des Finances du Téméraire, il a été commandé au maître Gérard Loyet de Lille avant la dévastation de la capitale principautaire perpétrée à partir de la fin octobre 1468. Révoltés contre le pouvoir ducal, les insurgés ont fait le jeu du cousin ennemi, le roi de France Louis XI, qui a dû cependant les abandonner à un sort que Dinant avait déjà connu en 1466. La répression se solde par quelque 5000 victimes. Les destructions se poursuivent sept semaines durant.

   La ville se relève péniblement de ses ruines quand, en 1471, est offert à la cathédrale le groupe orfévré,  fondu et ciselé dans l’or, qui représente le vainqueur, « haut protecteur » , dans son armure, serein, agenouillé mais majestueux, portant une relique de saint Lambert et comme protégé par saint Georges, debout derrière lui. Les choix, du point de vue de celui qui les a faits, sont des plus judicieux. L’évêque évangélisateur du VIIe siècle est le patron de l’agglomération qui s’est développée autour de son culte. Le chevalier légendaire du IVe siècle est de ceux auxquels le prince aime s’identifier, encore plus depuis qu’il a été nommé à l’ordre de la Jarretière, placé sous la protection du grand harponneur de dragons, à la suite de son mariage avec Marguerite d’York (p. 89).

Charles le Téméraire est présenté ou protégé par saint Georges dans deux miniatures, dont celle-ci, de son livre de prières personnel. La ressemblance avec le reliquaire est éloquente. (Source: J. Paul Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, dans n. 1, p. 92)

   Comme beaucoup d’œuvres de premier plan, « l’Ymage d’or » a suscité une floraison de débats savants. « Avec le temps, note Philippe George, beaucoup d’interprétations et d’hypothèses les ont embrouillés à souhait, et souvent le visiteur se trouve démuni dans sa soif de vérité » (p. 73). Faut-il y voir une manière d’agiter la carotte après le bâton ? Un don de joyeux avènement ? Un remerciement à saint Lambert pour les victoires remportées sur les Liégeois ? Une invocation, à l’occasion du récent mariage avec Marguerite, à un saint qui est aussi le défenseur de la fidélité conjugale ?… Vient surtout à l’esprit l’interprétation qui veut que ce geste ait été un témoin de la mauvaise conscience du chef des hordes destructrices: celle-ci « reste toujours bien ancrée dans la mémoire collective » , constate le chercheur (p. 124). Elle peut se réclamer de l’érudit italien Guicchardin qui, dans sa Description de tout le Païs-Bas en 1567, fait état d’une autre libéralité contritionnelle, « un S. George a cheval de fin or, qui luy fut donné par le Duc Charles de Bourgoigne pour repentance & amende de soy mesme imposee, pour avoir tant cruellement traictee ceste noble Cité » (cité p. 109, n. 268).

   Et pourtant, on ne peut davantage s’arrêter à cette idée du don expiatoire (même si les Liégeois pensent volontiers qu’on n’a pas pu les anéantir sans être poursuivi par un remords digne de celui de Caïn!). La vérité, pour l’historien, est à chercher du côté d’un ex-voto « comme les aimait le duc » , affichant l’emprise sur la principauté de celui qui, depuis le traité de Saint-Trond (1465-1466), est « gardien et avoué souverain héréditaire » des églises et du pays (p. 111). Singulier paradoxe! Mais aux pires moments, c’est bien sous cette « casquette » que le duc a donné l’ordre d’épargner les églises et particulièrement la cathédrale. Selon le chroniqueur contemporain Adrien d’Oudenbosch, moine de Saint-Laurent, il déclara « que les églises seraient préservées et que le reste serait livré aux flammes » , et il se rendit en personne à la cathédrale où il « put à peine empêcher, en mettant l’épée à la main, que les soldats ne forcent le tabernacle » (cité p. 13). Le mémorialiste Philippe de Commynes affirme de même avoir vu celui dont il était alors conseiller et chambellan défendre « la grande église de Saint-Lambert, où ses gens vouloient entrer par force, pour prendre des prisonniers et des biens » (cité p. 128).

   La tragédie de Liège aux prises avec les Bourguigons laissera en tout cas une empreinte durable dans les mémoires, au point d’être une source d’inspiration féconde pour la littérature (le Quentin Durward de Walter Scott), la peinture (Eugène Delacroix), le cinéma (Quentin Durward avec Robert Taylor, Le miracle des loups avec Jean Marais)… L’écrivain belge Henry Carton de Wiart, brièvement Premier ministre en 1920-1921, en fera la trame d’un roman, La cité ardente, auquel la ville mosane doit toujours son surnom, certes au prix d’un détournement de sens ( « ardente » signifiait « en feu » ).  

   A défaut d’une repentance en bonne et due forme du Bourguignon, Liège devra ainsi à son infortune une belle notoriété hors frontières, sans équivalent avant la résistance d’août 1914 à l’invasion allemande.

P.V.

[1] Philippe GEORGE, Art & histoire au temps de Charles le Téméraire. « L’ymage d’or » du duc de Bourgogne à Liège (1467-1471), préface de Jean-Jacques Aillagon, Turnhout, Brepols, 2022, 136 pp. [retour]

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