« Entre gens de bonne compagnie »

Apparues à partir de la fin de l’Ancien Régime, les sociétés littéraires ont offert aux élites sociales des lieux de lecture, de jeux et de conversation, soigneusement à l’écart des combats politiques ou philosophiques et non sans opportunisme vis-à-vis des pouvoirs. C’est peut-être le secret de leur longévité (1775-2025)

   Fondée en 1775, la Société royale du Cabinet littéraire de Verviers fête cette année rien moins que ses 250 ans d’existence. L’occasion de se demander comment et pourquoi ce cercle voué à l’agrément et à la culture des élites a vu le jour, avec beaucoup d’autres présentant les mêmes caractéristiques au même moment [1].

   C’est en effet à une véritable floraison qu’on assiste, au XVIIIe siècle et au début du XIXe. Pour s’en tenir à l’espace belge, Liège (1779), Huy (1780), Bruges (1786), plus tard Bruxelles (1800) et Anvers (1819) mais aussi Hasselt, Gand, Malines, Namur, Alost… voient se constituer des lieux de sociabilité, qui ne survivront pas tous mais poursuivent des objectifs largement comparables à ceux du doyen verviétois. Les appellations varient. Les associés de la cité textile se désignent au début sous le nom de Notre Société. L’actuelle Société littéraire de Liège s’appelle alors la Grande Société. L’adjectif « littéraire » apparaît dans les sources à partir des années 1802-1803.

Le premier local du Cabinet littéraire de Verviers, qui s’appelle initialement Notre Société. Situé chaussée de Heusy, l’immeuble existe toujours. (Source: Francis de Jaegher, n. 8, p. 14)

   La vogue répond en partie au besoin intemporel des hommes de structurer les occasions de se rencontrer et de nouer des relations sociales gratifiantes ou fructueuses. En ce sens, on peut voir une filiation entre les confréries religieuses et charitables du Moyen Age et le maillage des clubs, unions, amicales et autres comités qui constituent le paysage associatif actuel. Sa densité est particulièrement élevée dans nos provinces, au point qu’un Edmond Picard peut écrire au début du XXe siècle que « le Belge s’associe comme les castors bâtissent leurs cités lacustres » [2].

   Au siècle dit des Lumières, cette propension est renforcée un peu partout par la croissance en effectifs des classes aisées, disposant de temps et de moyens à consacrer aux loisirs. En France, on lit dans le Journal de Troyes,le 24 novembre 1784, que toutes les villes du royaume ont formé des sociétés de citoyens « qui, dans un local uniquement consacré à la lecture […], viennent s’instruire des événements du siècle et recueillir des lumières » [3]. L’influence des clubs anglais sur le continent est aussi à prendre en compte, à cette nuance près que les hommes ne sont pas seuls à la manœuvre de ce côté-ci de la Manche. L’importance des salons littéraires organisés par des femmes (Mme du Deffand, Mme Geoffrin, Mlle de Lespinasse…) n’est plus à démontrer. Nos cercles littéraires, restés longtemps exclusivement masculins, n’appartiennent toutefois pas à la catégorie des sociétés savantes, mais bien à celle des associations de plaisance à l’état pur.

   Leurs membres, qu’ils ressortissent de la vieille noblesse, de la bourgeoise montante ou du haut clergé, se réunissent dans un siège loué ou acquis à frais communs. L’admission par parrainage ou à l’issue d’un vote ainsi que le montant de la cotisation annuelle garantissent le filtrage social des adhérents. Chacun trouve à sa disposition des livres et des abonnements à des revues et des journaux à nettement moindres coûts que s’il avait dû en acquitter les prix individuellement.

   L’agronome britannique Arthur Young, célèbre pour ses Voyages en France effectués à la veille de la Révolution et publiés en 1792, a laissé une description de la « chambre de lecture » de Nantes où « il y a trois salles: l’une pour la lecture, une autre pour la conversation, une troisième constitue la bibliothèque; en hiver, on y entretient de bons feux, et il y a des bougies » [4]. On se trouve bien dans le même cadre que celui de nos sociétés littéraires, ce dernier mot n’impliquant nullement la présence d’écrivains, de poètes ou de prosateurs, mais seulement qu’il s’agit d’endroits où on lit, parmi d’autres activités. L’épithète n’en a pas moins suscité – et suscite encore peut-être – maints malentendus. En témoignent, en 1910, ces lignes quelque peu badines de René Dubois, qui fut secrétaire communal de Huy, à propos de la vénérable compagnie de sa ville: « Nous ignorons si l’on s’est jamais occupé de littérature à la Société dite littéraire. Toujours est-il qu’actuellement elle n’a pas le moins du monde l’intention de marcher sur les traces de la docte assemblée siégeant sous la coupole du palais Mazarin et nous pouvons affirmer qu’elle ne révise aucun dictionnaire, si ce n’est peut-être le dictionnaire du potot ou du poker » [5].

   Les jeux de société figurent, de fait, parmi les principales occupations proposées. Echecs, dames, cartes…  s’étalent sur les tables. Dans certains cas, une salle de billard a été aménagée. Mais s’il y a des mises, il s’agit normalement de petites sommes symboliques. Dans un contexte mondain, c’est le divertissement et non l’appât du gain qui est censé motiver les joueurs.

   Enfin, avec quelques finalités occasionnelles comme l’organisation de banquets ou d’actions philanthropiques, la grande affaire est la conversation, tenue pour un art. Mais pas question de s’abaisser au niveau du café du commerce. A  Liège, le premier règlement de la Grande Société interdit les propos grivois et ceux qui attaquent la religion et les mœurs « qui sont, précise-t-il, les bases les plus solides de tous les établissements » [6]. Si les fondateurs du cercle ont sans doute bénéficié de la protection de François Charles de Velbrück, le prince-évêque de Liège, vraisemblablement franc-maçon, en tout cas amis des idées nouvelles – en homme de plaisirs plus qu’en philosophe –, celui-ci n’y a pas vu un clone de la Société d’émulation conçue par lui comme un lieu de rencontre de l’intelligentsia qui lui est proche. Parmi les membres des Littéraires, à Liège comme aussi à Verviers, on trouve autant de partisans que d’adversaires de l’Eglise ou des Lumières. A l’origine de la société de Bruges, il y a un tiers des membres de la loge La Parfaite Egalité dirigée en 1770 par Charles-Pierre Lauwereyns de Roosendaele, lequel ne juge pas incompatible de cumuler les fonctions de Vénérable Maître de la Loge et de Prévôt de la Noble Confrérie du Saint-Sang [7].

L’immeuble de la Société littéraire de Liège, place de la République française, en 1979. Les arbres ont si bien poussé qu’il est devenu difficile aujourd’hui de photographier la façade sous cet angle. (Source: photo P.V., dans n. 6, pp. 16-17)

   A ce pluralisme de composition s’ajoute un opportunisme politique qui demandera la plus grande souplesse dans les temps troublés, quand les pouvoirs se succéderont rapidement. A Verviers, on souscrit en 1777 à L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert et on se procure une carte d’Amérique, manifestement pour y suivre les événements de la guerre d’indépendance des futurs Etats-Unis. Mais après le départ des révolutionnaires français sous la poussée des armées impériales, en 1793, un portrait de François II, empereur du Saint-Empire romain germanique, est promptement accroché au mur [8]. En 1784, les homologues liégeois s’empressent d’envoyer une délégation pour faire allégeance au nouveau prince-évêque, César-Constantin-François de Hoensbroeck, qui est philosophiquement l’exact opposé de Velbrück. Mais quand, en 1789, les « patriotes » (révolutionnaires) Fabry et Chestret s’installent à l’hôtel de Ville de Liège, une délégation de la Grande Société s’y rend pour saluer « l’heureuse Révolution qui restitue à la patrie la liberté après laquelle elle soupirait depuis si longtemps » . Quand, en 1791, les troupes autrichiennes entrent en Cité ardente et Hoensbroeck est réinvesti dans ses fonctions, deux jours après, le 14 février, les sociétaires se rendent en corps au palais pour exprimer au prélat leur bonheur de le revoir: « Nous jouissons, lui déclarent-ils, du bonheur de revoir notre prince chéri, qui, par sa présence, nous ramène la paix, le calme, la tranquillité: quels moments délicieux! » [9]. Mais ce n’est pas fini! Quand, en 1794, les troupes françaises reviennent chasser les Autrichiens et le général républicain Jourdan fait son entrée triomphale, la future Littéraire est illuminée et le reste trois jours durant, à l’instar de toutes les places publiques. Elle troquera bientôt  son nom de Grande Société contre celui, bien dans l’air du temps, de Société des frères et amis ou Société fraternelle.

   En s’assurant tant à gauche qu’à droite et au centre, comme l’histoire ultérieure de ce collectif sélect et des autres le confirmera, on entend demeurer « entre gens de bonne compagnie » . L’expression est comme un leitmotiv. Faut-il y voir le secret de la longévité ?

P.V.

[1] Cet article synthétise une conférence que j’ai donnée au Cabinet littéraire de Verviers le 2 mai dernier. [retour]

[2] Essai d’une psychologie de la nation belge, Bruxelles, F. Larcier, 1906, p. xxv. [retour]

[3] Cité in Maurice AGULHON, La sociabilité méridionale. (Confréries et associations dans la vie collective en Provence orientale à la fin du XVIIIe siècle), t. II, Aix-en-Provence, La Pensée universitaire (« Publications des annales de la faculté des lettres. Aix-en-Provence. Travaux et mémoires » , XXXVI), 1966, p. 728, n. 15. [retour]

[4] Cité in Roger CHARTIER, Lecture et lecteurs dans la France d’Ancien Régime, Paris, Seuil (coll. « L’univers historique » ), 1987,  p. 192. [retour]

[5] Les rues de Huy. Contribution à leur histoire, réimpr., Bruxelles, Culture et Civilisation, 1975, p. 296. [retour]

[6] Cité in Paul VAUTE, Histoire de la Société littéraire de Liège 1779-1979, Liège, Société littéraire, (1980), p. 25. [retour]

[7] Michèle MAT, « Livres, idées, sociétés », dans La Belgique autrichienne, 1713-1794. Les Pays-Bas méridionaux sous les Habsbourg d’Autriche, (Bruxelles), Crédit communal, 1987, pp. 239-262 (261). [retour]

[8] Francis de JAEGHER, Historique des sociétés du Cabinet littéraire de Verviers, fondé en 1775, et du Val Sainte-Anne (1819-1856), Stavelot, Jacques Chauveheid (« Bulletin des Archives verviétoises » , t. XIII), 1980, pp. 15, 22. [retour]

[9] Cités in Paul VAUTE, op. cit., p. 32. [retour]

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