Au service de la « légende noire » anti-espagnole

Rallié à la révolte des Pays-Bas contre les « infâmes Ibères », l’humaniste brugeois Bonaventura Vulcanius s’est répandu en pamphlets et poèmes virulents, notamment contre le gouverneur général don Juan d’Autriche. Il a pourtant continué à fréquenter le camp catholique, peut-être en mission secrète de renseignement (1572-1607)

   « Et alors ? Les dieux ne voient-ils pas d’un bon œil la fureur espagnole (ferocia Ibera), / ou vous favorisent-ils, vous Belges, qui avez subi tant de malheurs ? » . La question est évidemment rhétorique, la seconde réponse allant de soi, dans ces vers datés de 1578. Catholiques et protestants sont alors soulevés contre la domination espagnole depuis plus de dix ans. L’auteur, l’humaniste Bonaventure de Smet ou Bonaventura Vulcanius, a pris plus d’une fois la plume contre les serviteurs et la soldatesque de Philippe II. Ses écrits en latin, parfois en grec, ciblant plus particulièrement le gouverneur général don Juan d’Autriche, ont fait récemment l’objet d’une édition critique due à Eduardo del Pino (Universidad de Cádiz) [1].

   Né en 1538 à Bruges et mort en 1614 à Leyde, Vulcanius n’y va pas de main morte dans ses pamphlets de soutien à la révolte, commune dans un premier temps, des grands Pays-Bas [2]. Tantôt envoyés à des amis, tantôt  distribués en feuilles volantes, les brûlots sont aujourd’hui conservés pour l’essentiel à la bibliothèque de l’Universiteit Leiden et à la British Library.

Bonaventura Vulcanius, érudit mais aussi combattant par la plume. (Source: portrait daté de 1609, Universitaire Bibliotheken Leiden, Icones Leidenses 24, dans Wikimedia Commons)

   Dans un long poème adressé ad Belgas en 1574, l’érudit se livre à une critique acerbe des méthodes de l’Inquisition espagnole, que l’ennemi entend transférer dans son pays natal. Il rédige également une Historia tumultuum Belgicorum (de 1556 à 1577) et on lui attribue surtout les Emblemata, un recueil d’illustrations accompagnées de poèmes satiriques, reproduit dans toute l’Europe pendant près d’un siècle. Selon les termes d’Eduardo del Pino, « les Emblemata furent une œuvre aussi importante que l’Apologie d’Orange ou les Relaciones d’Antonio Pérez pour le début de la « légende noire » anti-espagnole » [3].

   Avec Juan d’Autriche, Vulcanius s’attaque à forte partie. Le fils naturel de Charles Quint et de Barbe Blomberg (ou Plumberger) s’est en effet auréolé de gloire en commandant l’escadre victorieuse de la flotte turque à la bataille de Lépante (7 octobre 1571). Il sera moins heureux dans nos provinces. Un distique (coupe de deux vers) de l’écrivain militant alors établi à Bâle, dans un courrier à Rudolf Gwalter ou Walter, pasteur réformé à Zurich, signifie au gouverneur à peine arrivé, en décembre 1576, un « go home » jouant sur les noms des chefs des deux camps adverses: « Allez-vous-en, infâmes Ibères, quittez la Belgique: / plus puissant que l’Autrichien est l’Orangiste » .

   La fréquentation des imprimeries permet à l’auteur d’assurer la diffusion de ses diatribes, anagrammes et autres parodies. Relayant l’accusation contre Philippe II d’avoir abandonné son demi-frère en situation critique, il pastiche dans une fausse épître horatienne en hexamètres la lettre que don Juan  a écrite en 1578 à sa vieille connaissance Gian Andrea Doria, responsable du ravitaillement de son armée: « Vous menez une vie paisible dans la sérénité des loisirs, / en ces temps où de si grandes tempêtes secouent et bouleversent le monde » . Le corpus contient en outre plusieurs allusions à la bâtardise du successeur de Requesens et du duc d’Albe ainsi qu’à la vie supposée dissolue de sa mère ( « La mère ne nie pas qu’elle n’était pas unie à un seul » ): « Tu t’étonnes, Ibère, que l’Autrichien ait cédé à l’Orangiste, / l’étranger à l’indigène, le bâtard au légitime ? / Ne t’étonne plus, car cela arrive pour la raison suivante: / le premier est un bon berger pour le peuple, mais le second est un loup » .

L’entrée de don Juan d’Autriche à Bruxelles le 1er mai 1577. (Source: gravure de Frans Hogenberg, Bibliothèque royale, Bruxelles, cabinet des estampes, dans Yves Cazaux, « Guillaume le Taciturne. Comte de Nassau, prince d’Orange » , Anvers, Fonds Mercator, 1973, p. 341).

   Après avoir, à l’arrivée de son neveu Alexandre Farnèse, repris l’offensive et remporté la bataille de Gembloux (janvier 1578), le « Prince imprudent » contracte le typhus et meurt à Namur le 1er octobre 1578. D’abord enterrée sur place dans un mausolée, sa dépouille est transportée quelques mois plus tard à l’Escurial. Dans ses épigrammes, Vulcanius relate comment « Juan, voyant la citadelle invaincue de Namur » , fut convaincu qu’à partir de cette ville, il allait commencer « à détruire les Belges » . Mais la Faucheuse, « riant des plans cruels de Juan » , a eu contre lui le dernier mot. « Misérable et infâme serviteur / du tyran espagnol, il a perdu la vie à l’étranger » .

   L’homme de lettres brugeois laissera bien d’autres textes inspirés par son engagement. En 1607 encore, dans Calpe, il célébrera la victoire hollandaise sur les Espagnols dans la baie de Gibraltar, en avril de la même année. Et pourtant, il a fallu que sa correspondance soit passée au peigne fin pour lever certains doutes formulés sur son appartenance effective au parti calviniste. D’abord élogieux sur l’Espagne quand il y séjourne, il change d’attitude à son retour en 1572. Selon le philologue, ce revirement serait dû à la promesse non tenue d’un emploi à la cour de Bruxelles et, davantage encore, au saccage de Malines par les troupes du duc d’Albe sourd à l’intercession des autorités religieuses. Le père de Vulcanius a été avocat consistorial [4] en bord de Dyle. Mais le calvinisme devenu radical de Bonaventure ne l’empêche pas de se tourner vers les milieux catholiques dans sa quête d’un travail.

   Ainsi se rend-il en 1573 à Cologne où l’imprimeur anversois Arnold Mylius l’a recommandé pour sa « piété » au jésuite Johann Rheidt (Rhetius), directeur du Collegium Tricoronatum ou Collège des Trois Couronnes, alors en recherche de traducteurs pour les Pères grecs qu’il juge mal interprétés par la Réforme. Vulcanius se garde bien de détromper son interlocuteur qui lui obtient un emploi de précepteur pour les enfants d’Henri Sudermann, un important aristocrate de la cité rhénane. Tout baigne: l’imprimerie Quentel-Birckmann publie sa traduction de l’Adversus Anthropomorphitas de saint Cyrille, ce qui contribue à sa notoriété, et l’Université de Cologne le nomme professeur en été 1574. Mais il n’a pas pour autant tourné casaque, sa présence pouvant s’inscrire dans une mission secrète en lien avec les services de renseignement du prince d’Orange. « Cologne, souligne Eduardo del Pino, était une ville catholique par laquelle transitait, en raison de sa proximité avec les Pays-Bas, un flux important d’informations (outre les fournitures et les biens nécessaires à la guerre). C’était un lieu idéal pour s’installer, afin de transmettre des informations privilégiées aux calvinistes » . De fait, l’humaniste sait s’extraire de ses chères études pour transmettre au Hollandais Adriaan van der Myle, protégé de l’électeur protestant Frédéric III du Palatinat – qui aide activement les insurgés des Pays-Bas –, des nouvelles sur la succession au trône de France après la mort de Charles IX. Il lui rapporte aussi qu’ « on prétend que les Wallons ont été démobilisés » (après la victoire espagnole à la bataille de Mook dans le Limbourg en avril 1574), ou encore qu’ « une importante cavalerie est en train d’être mobilisée en Allemagne » .

   La perspective d’une carrière universitaire colonaise ne tarde toutefois pas à s’effondrer. Gilbert Roy, un juriste catholique d’origine bourguignonne, s’y oppose et les désaccords publics entre les deux hommes tournent à la bagarre ouverte en pleine rue. Menacé d’une lourde amende et ne trouvant guère d’appuis, le Flamand préfère quitter la ville. Il s’établit à Genève puis à Bâle tout en continuant à informer confidentiellement les disciples de Calvin. Et toujours le même double jeu apparent: en même temps qu’il se répand en imprécations contre l’Espagne, il dédicace son édition des Etimologiae d’Isidore de Séville et des Nuptiae Philologiae et Mercurii de Martianus Capella au prince-évêque Gérard de Groesbeek dans l’espoir d’avoir ses entrées à Liège en laquelle il voit, comme en Cologne, « un lieu stratégique pour le trafic d’informations » .

   À Anvers, Vulcanius occupera le poste de secrétaire du bourgmestre Philippe Marnix de Sainte-Aldegonde, principal conseiller du prince d’Orange, avant d’entamer une longue carrière de professeur de langue grecque à l’Académie de Leyde. Tout en alimentant une imposante œuvre scientifique, il n’aura pas ménagé ses peines pour figurer parmi les écrivains qui ont le plus contribué à la leyenda negra, la légende anti-philippine et anti-espagnole.

P.V.

[1] « Vulcanius autor panfletario también en verso. Los poemas contra Juan de Austria » , dans Humanistica Lovaniensia, vol. 73, Leuven, 2024, pp. 437-479, https://www.jstor.org/stable/10.2307/27389518 (en libre accès). Je suis responsable de la traduction en français des extraits cités dans le présent article. [retour]

[2] Grosso modo le Benelux sans la principauté de Liège mais avec une partie du Nord de la France. [retour]

[3] L’Apologie du prince d’Orange est un plaidoyer écrit par Guillaume le Taciturne, prince d’Orange, qui a pris la tête de la révolte. Antonio Pérez est un ancien secrétaire d’Etat de Philippe II, qui s’est retourné contre le Roi. [retour]

[4] Jouissant de la noblesse personnelle. [retour]

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