Un nom qui restera lié au souvenir d’une « immense omission » , d’un « des plus grands silences de l’histoire » : telle est, sous la signature de Maurice Geneste, l’appréciation portée par le journal catholique namurois Vers l’avenir, le 23 janvier 1922, sur la figure de Benoît XV au lendemain de son décès [1].
Du vivant de celui-ci, et pas publiquement certes, Albert Ier ne fut pas moins énervé par les positionnements du Pape. C’était, bien sûr, au cours de la Première Guerre mondiale. « Pour moi, il n’y a et il n’y aura jamais qu’un Saint-Père, c’est celui qui règne dans les cieux » , écrivait le Roi à son secrétaire Jules Ingenbleek le 18 février 1916 [2]. Dans le même contexte, le ministre (ambassadeur) belge auprès du Saint-Siège dressait un tableau peu édifiant des prélats romains et de la presse obédiente, intoxiqués par les agents – et l’or – de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. En mars 1915, une mission menée par Mgr Simon Deploige, professeur à l’Institut supérieur de philosophie de Louvain, avait été envoyée à Rome pour « obtenir du Vatican quelques témoignages en vue de la Belgique, afin d’empêcher chez nous un mouvement de désaffection à l’endroit du Saint-Siège » . Sans obtenir que le Souverain Pontife sorte de sa réserve, nul pour lui n’étant innocent dans ce conflit [3].

Toute ressemblance entre 14-18 et 39-45 n’est évidemment pas fortuite. La même « doctrine de l’impartialité » a fondé dans les deux cas la conduite de la diplomatie vaticane, au nom de l’universalité du catholicisme et de la nécessité, pour celui qui en est la tête, de se comporter en « père commun » . Et le même scénario s’est répété presque mot pour mot, où chaque belligérant, ne parvenant pas à obtenir l’appui moral de la plus haute autorité de l’Eglise, s’est retourné contre elle, entraînant une partie importante de l’opinion. L’étude de Gabriele Rigano, professeur à l’Università Roma Tre, est venue approfondir ce parallèle, en tirant profit de l’ouverture des archives de Pie XII.
Celui-ci, en effet, s’est largement reposé pendant la Seconde Guerre sur l’expérience acquise pendant la Première. Eugenio Pacelli, futur Pie XII, a été un proche collaborateur de Benoît XV sur les questions internationales, en tant que secrétaire de la Congrégation des affaires ecclésiastiques extraordinaires puis comme nonce en Bavière. Face à l’invasion de l’Albanie par l’Italie en avril 1939 et à celle de la Pologne par l’Allemagne et l’Union soviétique en septembre, il s’agit donc de rester au-dessus de la mêlée, quoi qu’il en coûte et ce n’est pas rien. Dès le 15 octobre, L’Osservatore romano constate la réapparition « des attitudes et des plaintes » déjà constatées « au temps de la Grande Guerre » . Selon le professeur Rigano, « les événements de la Belgique et de la Pologne auraient été inextricablement liés dans l’esprit du Pontife » . Comme celle de son prédécesseur, sa discrétion ne va pas sans un débat de conscience que les tragédies à venir ne feront que renforcer. En revanche, le Siège apostolique ne ménage pas ses efforts pour agir là où il le peut, en médiateur ou sur le plan humanitaire, et le faire savoir. Mais son approche se heurte en Pologne à la même incompréhension qu’en Belgique un quart de siècle plus tôt.
Mal reçu quand il appelle à mettre fin à un « massacre inutile » ou quand il condamne les crimes commis par les forces de la Triple-Entente autant que par celles de la Triple-Alliance, alors que les passions nationalistes sont à fleur de peau, le pape Benoît se résigne, comme il le confie à un interlocuteur, à ce que la neutralité ne lui fasse que des ennemis. Au secrétaire d’Etat, le cardinal Gasparri, il écrit que son propos général « touche tout le monde sans frapper personne » . Il a cependant, précise un document expliquant sa position, saisi toutes les occasions « de montrer sa sympathie pour la France, la Belgique et la Pologne, qui plus que d’autres nations ont souffert de la guerre, et étant des nations catholiques, elles ont bénéficié d’une bienveillance particulière de la part du chef des catholiques » .

Sympathie, bienveillance…, mais pas plus. Le cardinal Mercier, qui sera une des figures de proue de la « poor little Belgium » , peut prendre dès août-septembre 1914, à l’occasion du conclave qui suit la mort de Pie X, la température qui règne à la curie. Certains monsignori jugent que les Belges versent leur sang en vain. Et la fermeté de leur primat gêne la recherche par la diplomatie romaine d’une voie d’arbitrage qui mettrait fin aux hostilités. Ce point de vue imprègne toujours l’avis que Gasparri remet au Pape, en février 1916, à la veille d’une visite de Mercier: « Il serait opportun, me semble-t-il, qu’à cette occasion Votre Sainteté demande aimablement à Son Excellence l’archevêque de Malines (un ordre n’est pas nécessaire à un cardinal aussi dévoué au Saint-Siège) d’être extrêmement prudent en Belgique, afin de ne pas donner aux autorités allemandes le moindre prétexte de plainte » . La même note mentionne des raisons qui seront réinvoquées à maintes reprises face à l’Allemagne hitlérienne, à savoir qu’il ne faut pas « alourdir la main des autorités d’occupation sur les pauvres Belges » ni susciter « de graves embarras » pour le Saint-Siège.
En même temps, le souci de répondre aux critiques inspire à la nonciature à Bruxelles la publication d’une brochure reproduisant des lettres et discours de solidarité avec la Belgique, comme s’ils avaient été collectés et édités par un particulier. Mais le sujet reste délicat à traiter dans les hautes sphères, comme en témoigne un texte de synthèse émanant des Affaires ecclésiastiques extraordinaires – la congrégation de Pacelli – entre 1916 et 1917. Intitulé Imparzialità della Santa Sede nel conflitto europeo (Impartialité du Saint-Siège dans le conflit européen), il compte dix-sept pages dont sept sont consacrées à notre pays. Confirmant certaines des accusations d’atrocités proférées contre les occupants, il en infirme d’autres et relaie les témoignages de prêtres dénonçant ces frères qui, « ne prêtant aucune attention à leurs évêques » , ont poussé les fidèles à des actes de sabotage qui ont « provoqué les représailles allemandes disproportionnées » .
Tenir la balance égale au cœur de la tragédie: un art difficile, sinon impossible. La mise en résonance de Gabriele Rigano fait du moins ressortir que le mutisme de Benoît XV comme celui de Pie XII, en dehors d’affirmations et de condamnations générales, non ciblées, ne peuvent être compris sans les intégrer dans la longue durée de l’impartialité vaticane en cas de conflits, notamment mais pas seulement quand il y a des catholiques des deux côtés de la ligne de front. La traduction du grec katholikos, c’est ici plus que jamais universel: une exigence qui a exposé et expose toujours à bien des incompréhensions.
P.V.
[1] Cité in Gabriele RIGANO, « The Silences of the Popes in War. Benedict XV and Belgium, Pius XII and Poland » , dans Pius XII and the Low Countries, dir. Kim Christiaens, Jan De Volder, Sam Kuijken & Dries Vanysacker, Turnhout, Brepols (« Bibliothèque de la Revue d’histoire ecclésiastique » , 119), 2025, 384 pp., pp. 163-182 (163). [retour]
[2] Le roi Albert à travers ses lettres inédites 1882-1916, suivi de l’édition intégrale commentée des lettres du Roi, éd. Marie-Rose Thielemans & Emile Vandewoude, Bruxelles, Office international de librairie, 1982, p. 654. [retour]
[3] Cité in Jules DESTRÉE, Souvenirs des temps de guerre, éd. Michel Dumoulin, Louvain-la-Neuve – Louvain, Bureau du recueil collège Erasme – Nauwelaerts (« Université de Louvain, Recueil de travaux d’histoire et de philologie » , 6e série, fasc. 19), 1980, p. 40. [retour]