Le 24 décembre 1918, l’agent de police Max Cappel remettait au procureur de la Reine du tribunal d’arrondissement de Maastricht le rapport qui lui avait été demandé sur les courants militant en faveur d’un retour du Limbourg hollandais à la Belgique. De ses conclusions, il ressortait qu’outre-Moerdijk, l’idée chère à nos nationalistes faisait surtout recette dans le milieu des grands industriels et commerçants. Confirmation moins d’un an plus tard, en automne 1919, par l’économiste renommé Johan Nederbragt, chargé d’indaguer par le ministère néerlandais des Affaires étrangères: il épinglait lui aussi le monde des affaires. La recherche historique a suivi la même piste. Selon Maria De Waele, qui fait autorité sur le sujet depuis sa thèse défendue à l’Université de Gand en 1989, la campagne annexionniste fut surtout soutenue, au moins en coulisses, par d’importants industriels maastrichtois.
Et pourtant, s’il faut en croire l’étude récente d’Eddy de Beaumont, diplômé des Universités de Tilburg et Amsterdam, il y aurait lieu de nuancer quelque peu ces constats [1]…
Faut-il voir une manifestation probelge dans la présence à Liège, le 30 novembre 1918, d’environ 400 habitants de Maastricht, Roermond, Sittard… venus acclamer le roi Albert et la reine Elisabeth à l’occasion de leur Joyeuse Entrée ? Selon le journal anversois La Métropole, la preuve était ainsi faite que la « néerlandisation » forcée avait échoué dans ce territoire belge perdu quand le traité de Londres de 1839 redéfinit les modalités de séparation des deux pays. De l’autre côté de la frontière, l’Algemeen Handelsblad démentait au contraire qu’une revendication rattachiste ait été formulée lors de cette journée. Un communiqué, relayé devant la Seconde Chambre à La Haye par le ministre des Affaires étrangères Herman van Karnebeek, précisa que les Hollandais qui s’étaient rendus en Cité ardente avaient simplement été invités par le consul des Pays-Bas pour assister à un événement festif et prestigieux. Et si un discours écrit avait été de fait remis au Souverain, signé notamment par des représentants du patronat limbourgeois, il ne contenait aucune requête, se contentant de louer (en français) les relations entre Maastricht et Liège, « dont le Limbourg est tributaire par des traditions qui remontent aux fondateurs même de nos cités » .

Le rôle de la famille Regout fait plus encore débat. Une famille rusée, pour Maria De Waele, qui n’aurait pas lésiné sur les moyens pour soutenir en sous-main l’irrédentisme belge. Eddy de Beaumont souligne à l’inverse l’implication patriotique de Louis Regout. Directeur de Mosa (porcelaines et carreaux) et de Stella (verrerie), président de la Maastrichtse Kamer van Koophandel en Fabrieken (Chambre maastrichtoise de commerce et d’industrie), il participa en décembre 1918 à un appel en faveur de la formation d’un comité limbourgeois anti-annexionniste. Celui-ci vit le jour peu après à Sittard sous le nom de Limburg bij Nederland. Dans une interview publiée le 11 décembre par De Telegraaf, le même Regout expliqua qu’il déplorerait une réunification du Limbourg sous la couronne belge parce que beaucoup de changements positifs étaient intervenus aux Pays-Bas au cours des dernières années.
Même le rapport Cappel, du reste, ne parlait que d’un nombre limité d’industriels réunionistes, souvent tributaires de capitaux belges, sans que ces positionnements individuels débouchent sur un mouvement structuré. Il épinglait néanmoins deux Regout: Pierre, codirecteur d’une papeterie, qui aurait à maintes reprises déclaré à son personnel qu’en devenant belge, l’usine connaîtrait la prospérité, et Eugène, directeur d’une fabrique de cartonnage, présent avec d’autres chefs d’entreprise à un repas au climat très antinéerlandais, offert le 8 décembre dans un restaurant du Vrijthof à l’ex-rédacteur du Courrier de la Meuse, feuille francophone destinée aux réfugiés belges. Dans une autre note, le même Cappel cita le cercle L’Union, un club d’hommes de l’élite dans la cité de saint Servais, comme étant « un nid d’annexionnistes » , fréquenté notamment par Paul Brouwers, membre des Etats provinciaux du Limbourg. Mais le limier admit au terme de ses investigations, demeurées du reste très superficielles, qu’il n’avait rien trouvé de bien grave.
Pas de place ici pour un quelconque romantisme identitaire. Quand ralliement il y avait, c’était au départ de motivations d’ordre principalement économique. Ainsi, selon l’enquêteur, les brasseurs de Maastricht et du Sud limbourgeois étaient-ils convaincus qu’ils feraient de meilleures affaires sous la loi belge, beaucoup moins défavorable aux boissons alcoolisées que la loi des Pays-Bas.

Par contre, c’est un loyalisme plus inattendu qui avait pris forme au sein du « pilier » catholique, alors qu’il pouvait se considérer religieusement proche de la Belgique. Le 6 février 1919, la Limburgse Rooms-Katholieke Werkgeversvereniging (Association des employeurs limbourgeois catholiques romains) – où on retrouve Louis Regout – adressait à la reine Wilhelmine un télégramme témoignant de son inébranlable fidélité à sa personne et à la patrie. Et en octobre suivant, le parlementaire catholique Henri van Groenendael était exclu de son groupe pour avoir fait campagne auprès de la légation américaine à Bruxelles en faveur d’un référendum au Limbourg où aurait été posée la question de l’annexion.
Même les raisons sonnantes et trébuchantes n’ont pas toujours pesé dans la balance en faveur du retour au bercail. Le patriote batave et le Belgischgezinde se sont affrontés jusqu’au sein des familles. Dans l’étude qui lui avait été demandée pour répondre aux pressions de Bruxelles, Johan Nederbragt mit en évidence un développement économique du Limbourg du Sud largement dû à l’initiative hollandaise, notamment des mines de l’Etat, et même – histoire de mieux ébranler la position belge –, aux directions et capitaux allemands… Le consultant admettait cependant que l’industrie maastrichtoise pourrait être plus florissante et que les griefs locaux n’étaient pas tous infondés. Il égratignait en passant la classe ouvrière de la région, qui avait mauvaise réputation. Mais l’opinion lui paraissait globalement moins probelge qu’avant la guerre, en raison du peu de reconnaissance exprimée par les voisins du sud pour l’aide qui fut apportée aux exilés. Le rôle de l’Eglise catholique, très pronéerlandaise, était aussi relevé. Quid des acteurs économiques ? Hors des engagés au grand jour, la plupart étaient décrits, également par Regout, comme réservés, regardant « le chat hors de l’arbre » , selon l’expression imagée (de kat uit de boom kijken) qui peut se traduire par: regarder d’où vient le vent. Il n’y avait pas pour Nederbragt de fondements factuels à l’idée selon laquelle les grands industriels étaient acquis à la Belgique, mais les autorités étaient fortement incitées à agir davantage en soutien aux zones frontalières.
Comme on le sait, les démarches en vue d’une révision du traité de 1839 devaient finir en queue de poisson. Début juin 1919, la conférence de la paix réunie à Paris renvoyait la question à une concertation belgo-néerlandaise. En 1925, Bruxelles et La Haye aboutissaient à un compromis sur certaines modifications touchant à la situation du port d’Anvers, à la gestion de l’Escaut et à la navigation sur la Meuse. Peine perdue: en 1927, l’accord, jugé trop favorable à la Belgique, était rejeté par la Première Chambre. Ainsi désavoué, van Karnebeek, qui avait négocié le projet, remit sa démission.
A remarquer que lors du sommet parisien, le ministre avait donné, parmi ses instructions aux délégués des Pays-Bas, celle d’empêcher que soit décidée l’organisation d’un plébiscite pour résoudre la question limbourgeoise. Sur un sujet pour lequel la plus grande difficulté est de quantifier des opinions qui ne s’affichaient pas toujours, cette volonté d’éviter à tout prix une consultation de la population laisse subsister comme un point d’interrogation.
P.V.
[1] « Maastrichtse industriëlen en het Belgische annexionisme in de jaren 1918-1919 » , dans Studies over de sociaal-economische geschiedenis van Limburg, vol. 68, Maastricht, 2023, pp. 112-143, https://shcl-jaarboek.nl/article/view/18462 (en libre accès). [retour]