On a peine à se représenter ce que fut, de son vivant, la renommée internationale d’Emile de Laveleye (1822-1892). Même s’il n’a pas ou plus les honneurs du Grand Larousse [1], l’économiste et politologue n’usurperait pas sa place dans un hypothétique Panthéon des savants Belges. Sa fille Marguerite (1859-1942) a quant à elle, a fortiori serait-on tenté de dire, totalement disparu des radars, en dépit d’un rôle culturel et social que Michel Dumoulin, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain, est venu sortir de l’oubli [2], en attendant une biographie complète du père en préparation.
Née à Geluveld (ou Gheluvelt, commune de Zonnebeke aujourd’hui), lieu de villégiature de la famille qui vit à Gand avant de s’installer à Liège une fois Emile nommé à l’Université, Marguerite Louise Adélaïde est la cadette d’un frère et d’une sœur. Elle reçoit une formation où les arts et les langues occupent une place privilégiée, incluant des séjours en Allemagne et en Angleterre où elle acquiert une certaine autonomie.
Elevée dans la foi catholique, religion du père au départ, elle évolue comme celui-ci vers le protestantisme dont sa mère Marie-Esther Prisse, fille d’un ancien ministre de la Guerre, se fait l’avocate. Dans une lettre à sa fille datée du 15 mars 1876, elle épingle ainsi « deux dangers graves » dans le catholicisme romain: « L’Eglise, le clergé, les saints, les cérémonies mis entre Dieu et l’homme alors que l’Evangile n’indique aucun intermédiaire que Jésus, Dieu et homme à la fois. En second lieu, on n’a pas une libre lecture de la Bible » . Le calvinisme lié, comme c’est généralement le cas à l’époque, au libéralisme en politique, va « colorer » les nombreux engagements de Mademoiselle de Laveleye. Au fil du temps, ceux-ci, note le professeur Dumoulin, « constituent un éventail que l’on peut estimer déroutant » . J’aurais pu, pour le présent article, cocher les cases de presque toutes les catégories thématiques de ce blog!
Grâce à Emile qu’elle accompagne et assiste dans ses nombreux déplacements en Belgique et à l’étranger, la jeune fille a l’occasion de rencontrer quelques-uns des esprits brillants du temps. Elle sera la traductrice pas très heureuse du Manoscritto della nonna (Manuscrit de la grand-mère), un livre de conseils moraux de Maria Gazia Riola Mancini, mère de l’homme politique. Mais surtout, on voit les préoccupations touchant aux grandes questions d’actualité émailler précocement sa correspondance. Ainsi espère-t-elle, au nom de l’égalité, que les émeutes ouvrières de 1886 favoriseront « l’avancement de la loi sur le service [militaire] obligatoire » (30 mars 1886). Plus tard, l’anticléricalisme et l’antisocialisme affleurent: « Notre malheureux pays est entre les mains du clergé. Les socialistes sont puissants eux aussi et le parti des causes dites libérales n’existe pratiquement plus » , la raison étant que « les vieux libéraux se font cléricaux par peur des rouges » (à l’auteure italienne Emilia Peruzzi, 23 mars 1896 et 9 janv. 1897). En 1915, elle manifestera au cours d’un congrès à La Haye sa joie de voir le droit de vote octroyé aux femmes danoises.
Multipliant les cordes à son arc, Marguerite est aussi aquarelliste tout en pratiquant la peinture à l’huile. Peu de ses œuvres sont aujourd’hui conservées et connues, mais elle a participé à des expositions ainsi que des ventes de charité. Gratifiée de critiques positives, elle est une des cofondatrices du Cercle des beaux-arts de Liège. Elle s’adonne en outre au tennis, même après avoir abandonné la compétition où elle n’a pas brillé autant que sa fratrie.

Dès 1889, l’année de ses 30 ans, ses convictions trouvent à se concrétiser dans l’adhésion à la section belge de l’International Arbitration and Peace Association, qui œuvre pour « le règlement pacifique des conflits internationaux » . Sous la présidence d’Emile de Laveleye, la société est animée par le futur Prix Nobel Henri La Fontaine, avec qui le courant ne passe toutefois pas, surtout quand elle a l’audace de lui recommander une organisation dont elle s’occupe et qui est concurrente de la sienne. Elle figurera plus tard au sein d’un groupe pacifiste qui portera le nom de son père.
Restée célibataire, elle ne tarde pas à prendre une place éminente parmi celles qu’on appelle désuètement les « dames patronnesses » , attelées à la bienfaisance mais, précise l’historien, « une bienfaisance aussi discrète qu’efficace qui se démarque fort d’une pratique ostentatoire de la charité » . Elle n’est pas visée par le brocard de Jacques Brel! Concevant l’action philanthropique comme une application des principes évangéliques au monde moderne, elle s’inscrit aussi dans une stratégie qui vise à faire contrepoids aux « piliers » – comme on ne dit pas encore – catholique et socialiste. Sans surprise, les structures où elle s’insère se caractérisent souvent par une forte présence protestante.
En 1890, elle siège au comité administratif de La Fourmi, œuvre fondée dans la Cité ardente pour aider les femmes sans travail de la classe ouvrière en leur fournissant un gagne-pain qui leur permettra « d’échapper à la dégradation de l’aumône » (La Meuse, 17 nov. 1892). Elle a auparavant rejoint par le travail de terrain, avec sa mère, le combat paternel contre la prostitution réglementée. Un travail d’accueil, d’éducation et de placement des « jeunes filles inexpérimentées » qui risquent, comme servantes ou cuisinières, d’être « la proie du vice » ou, si le piège s’est déjà refermé, de relèvement des « femmes tombées » , victimes de la traite des blanches. Hélas! les moyens ne suivent pas…
Chez Marguerite, « féminisme, pacifisme et antialcoolisme sont étroitement liés » , constate le chercheur, mais c’est le troisième « isme » qui semblera bien avoir la priorité. Elle marche ici aussi sur les pas d’Emile en s’investissant dans la Ligue patriotique contre l’alcoolisme, ainsi appelée à partir de 1884, et dans une série d’organisations politiquement et/ou religieusement marquées. A la Ligue qui est pluraliste, elle préfère la Croix-Bleue (ou plus tard Société de Sainte-Marguerite) liée à l’Eglise évangélique. Elle en devient secrétaire adjointe, collecte des fonds, ouvre ses portes aux militants ouvriers. Elle participe aussi à la World’s Woman’s Christian Temperance Union et à ses réunions à travers le monde, ce qui constitue à ses yeux une autre manière de militer pour la paix. Avec sa sœur, elle s’embarque dans la section liégeoise de l’Union des femmes belges contre l’alcoolisme, qui voit le jour en 1900. Il s’agit notamment de faire campagne pour l’ouverture d’établissements où les redoutables boissons seront proscrites.

Chemin faisant, des divergences de vues apparaissent entre les promotrices de la tempérance. Avec l’Alliance des femmes belges contre l’abus d’alcool, la rupture est consommée en 1905. C’est qu’on y prône une consommation modérée comme objectif réaliste et qu’on y cherche à atteindre le plus grand nombre par le biais de représentations théâtrales. Mademoiselle de Laveleye, elle, n’est pas loin de prêcher la prohibition et entend faire progresser la cause à coups de conférences. Elle ouvre par ailleurs un asile pour buveurs, accueillis sur une base volontaire, dans son domaine de Bérinzenne, sur les hauteurs de la fagne spadoise, où elle-même vivra une grande partie de l’année. Mais ce dernier projet se solde par un échec.
Arrive la Grande Guerre pendant laquelle elle se dévoue comme infirmière tout en effectuant avec une grande liberté des déplacements hors de la Belgique occupée « qui ne laissent pas de surprendre » . Après l’Armistice, elle apporte sa contribution à la relance de la Fédération des sociétés antialcooliques belges d’abstinence totale. Mais l’âge venant – 60 ans en 1919 – elle apparaîtra de moins en moins à l’avant-plan.
Devant une vie à ce point remplie, faut-il souscrire au propos de l’écrivain Henri Davignon qui, après avoir rendu visite à Marguerite de Laveleye dans les années 1930, évoqua avec une condescendance datée une personne « originale et même un peu excentrique » ? Michel Dumoulin préfère voir en elle « un bon exemple de la tension entre la liberté et l’intransigeance qui caractérise le féminisme protestant » .
P.V.
[1] Je me réfère à l’édition de 2021. [retour]
[2] « Marguerite de Laveleye (1859-1942), « opiniâtrement humanitaire » » , dans la Revue d’histoire liégeoise, IV, 2024, pp. 89-138. Centre liégeois de documentation archivistique (Celida) – Archives de l’Etat, rue du Chéra 79, 4000 Liège, celida@arch.be. – L’encyclopédie en ligne Wikipedia version anglaise lui consacre une petite notice, axée sur son action antialcoolique au plan international (https://en.wikipedia.org/wiki/Marguerite_de_Laveleye). Il n’y a pas d’article en version française. [retour]