Le bourgeois dans ses meubles

Au salon « féminin », d’inspiration aristocratique française et richement décoré, est fréquemment opposée la salle à manger « masculine », sobre et de style Renaissance. Mais les distinctions ne sont pas aussi nettes en fait. Et si l’offre d’ensembles préconstitués croît, une aspiration à la personnalisation des intérieurs s’affirme aussi (1850-1914)

   En 1850, un demi-million de Belges (10 % de la population) appartiennent à la bourgeoisie, proportion qui ne fera que croître par la suite. Cette montée n’est pas sans influence sur l’offre et la demande pour toute une série de biens, notamment ceux qui touchent à l’aménagement des foyers. Le concept d’ « habitation bourgeoise » se répand d’ailleurs dans les quartiers nouvellement créés au cœur et autour des centres-villes. Il s’agit souvent de  maisons offrant de grands espaces intérieurs, à la manière des hôtels de maître du XVIIIe siècle, mais jouant sur la profondeur plutôt que la largeur.

   Comment les meubler, selon quels goûts, quelles modes, quelle culture de l’intimité ? Bart Nuytinck (Universiteit Gent, Vrije Universiteit Brussel) a pris la question à bras-le-corps dans une étude qui porte sur le segment le mieux nanti de la classe moyenne, entre le milieu du XIXe siècle et la Grande Guerre, le focus étant mis sur ces deux lieux hautement stratégiques que sont le salon et la salle à manger [1].

   Le premier s’inspire des prestigieux salons de réception de la noblesse française. Les classes montantes imitent volontiers celles qu’elles déclassent! On y trouvera donc du « Louis » à profusion. La seconde, centrée autour de la table familiale, implique plus de sérieux et moins d’ostentation. Des meubles sculptés plus lourds, initialement en acajou et en palissandre, davantage en chêne et en noyer locaux au tournant du siècle, caractérisent ce qu’on appelle à Paris un « intérieur hollandais familial » . Le style Renaissance flamande est adopté comme étant, selon l’architecte contemporain Théophile Fumière, « celui qui convient le mieux au caractère belge et à l’esprit de famille qui règne encore chez nous » . Le « siècle des nationalités » se tourne tout naturellement vers les périodes glorieuses du passé mais chez soi, plus que le pays, c’est le milieu proche qui est mis en valeur et on combine volontiers des cachets différents, tout n’était pas toujours acquis en une fois.

La famille Favette-Sante photographiée dans son salon à Liège vers 1910-1915. Ses meubles d’assise en acajou ou en palissandre de style Louis-Philippe étaient déjà considérés comme démodés depuis les années 1860 (5ource: collection privée, dans n. 1, p. 42).

   Les effets de l’historicisme alors en vogue, enclin à opposer les splendeurs d’antan aux nouveautés (semi-)industrielles, se font sentir dans les instructions gouvernementales à l’enseignement artistique. Les musées et les expositions emboîtent le pas. Ceux qui ont accédé à la richesse s’ouvrent en même temps à la curiosité encyclopédique et sont donc bon public. Cependant, à quelques exceptions près, la production de meubles ne recourt aux modèles antiques, médiévaux ou renaissants qu’à partir d’exemples livresques – au détriment du résultat selon les critiques – et en les adaptant aux exigences modernes de confort. L’évocation des temps antérieurs se niche plutôt dans l’ornementation. Du moins tend-on à organiser chaque pièce autour d’un thème cohérent.

   Chemin faisant, le chercheur voit s’établir vers la fin du siècle, en tout cas dans les livres d’étiquette, « une différenciation de genre plus nette » , par laquelle « le salon et la chambre à coucher étaient liés à la maîtresse de maison et le cabinet de travail et la salle à manger à l’homme » . En résulteraient la pléthore dans les salons d’objets orientaux, de photos encadrées, d’images et de bibelots en porcelaine émaillée, de petits vases, de plantes d’intérieur… alors que la salle à manger est beaucoup plus sobre. Bart Nuytinck nuance toutefois aussitôt ces liens. Ils sont loin d’être toujours très stricts, d’autant que la salle à manger, par exemple, peut très bien pendant la journée servir de lieu de travail ou d’étude pour les deux sexes. « On voulait surtout montrer une culture de la nouvelle convivialité: la création de salles de séjour particulières, où tant la réception que l’usage du temps libre pouvaient trouver place dans le confort » .

James Ensor a laissé plusieurs tableaux de salons bourgeois. Celui-ci est daté de 1881 et intitulé « La musique russe » . (Source: musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, inv. 4679, dans « Du réalisme au symbolisme. L’avant-garde belge 1880-1900 » , dir. MaryAnne Stevens & Robert Hoozee, Bruges, Fondation Saint-Jean, 1995, p. 103)

   Ce n’est pas là le seul décalage entre les préconisations des ouvrages de bonnes manières et les ameublements réels, tels qu’on peut les connaître à travers les inventaires de succession ou les collections de photographies privées. Même si les périodiques de mode vantent les salons de type français, leur coût peut s’avérer dissuasif pour plus d’un. Et les nombreux ensembles complets proposés à la vente n’impliquent pas que l’homogénéité stylistique règne sous tous les toits. Sur 47 successions gantoises émanant de milieux aisés, épluchées par l’auteur, moins de la moitié (45 %) fait état nommément d’un salon et d’une salle à manger. Et des meubles de prix sont installés dans l’un comme dans l’autre, constituant des sortes de « salons à manger » . Quant aux salons Louis XV ou XVI et aux salles à manger Renaissance en chêne, tant promus et vantés, il faut que le XXe siècle pointe à l’horizon pour qu’ils fassent l’objet à Gand d’un véritable engouement.

   Parallèlement se dessine, à la fin de la période envisagée, une évolution vers des sweet homes « pittoresques » et reflétant la personnalité du propriétaire, le bonheur et la stabilité du ménage. Les arts décoratifs et les peintures d’intérieur interagissent pour rendre visible cet idéal. Des recommandations sont prodiguées pour composer les espaces de son logis à la manière d’un tableau, jusque dans l’imitation des effets du clair-obscur. Tout le monde ne s’en réjouit pas. La baronne Staffe (Blanche-Augustine-Angèle Soyer), dans ses Règles du savoir-vivre (1889, nombreuses éditions ultérieures), met en garde contre l’impression possiblement « étouffante » produite par les « intérieurs artistiques » et invite à opérer des « choix réfléchis » dans la grande masse des objets.

Le catalogue (non daté) de meubles pour salles à manger de style Renaissance du magasin Au Lion d’or – Louis Bourguignon à Liège. (Source: collection privée, dans n. 1, p. 45)

   Les assortiments de mobilier préconstitués s’inscrivent à l’opposé de cette individualisation. Ils s’adressent à des consommateurs n’aspirant guère à une coresponsabilité. Ainsi pour le succès des « salons Marie-Antoinette » (boiseries blanches, papier peint clair à nœuds et chaises dorées) et des imitations de styles anciens à bon compte, des salles à manger fournies « clé sur porte » . La firme malinoise Zech met sur le marché un eetkamerset en chêne ou en noyer consistant en un buffet, une armoire à desserts, une table et six chaises disponibles en « Renaissance flamande » , « genre Anglais » , « style Louis XIII » ou « genre hollandais » . Les nouveaux bourgeois peuvent être désireux de s’aligner sur leurs prédécesseurs, mais sans qu’il leur en coûte trop. Plutôt que de diriger les travaux à l’instar des aristocrates, ils font appel à un tapissier- ou à un peintre-décorateur.

   L’histoire peut ici se nourrir de la réflexion philosophique d’un Gabriel Marcel dont la présente recherche m’a rappelé ce passage: « Je ne puis parler d’un « chez moi » qu’à condition d’admettre ou de sous-entendre que le soi s’apparaît ou peut s’apparaître comme imprégnant d’une certaine qualité qui lui est propre l’ambiance qui lui est sienne, ce qui lui permet de se reconnaître dans cette ambiance et d’entretenir avec elle une relation familière » [2]. Avec les moyens du bord, les hommes et les femmes du « petit peuple » mettaient eux aussi beaucoup d’eux-mêmes dans leurs lieux de vie.

P.V.

[1] Bart NUYTINCK, « Zoals men zijn bed opmaakt, zo slaapt men » . De zoektocht naar stijl in het Belgische privé-interieur (1850-1914) » , dans Tijd-Schrift, jaargang 13, Brussel, 2024/3, pp. 36-55, https://histories.be/tijdschrift/thuis/ (en libre accès). La thèse de doctorat complète de l’auteur est disponible à l’Universitaire Bibliotheek Gent ou à la Bibliothèque royale à Bruxelles (taper « Bart Nuytinck Frans salon » dans le moteur de recherche du catalogue général). [retour]

[2] Essai de philosophie concrète (1940), rééd., Paris, Gallimard NRF (coll. « Idées – philosophie » , 119), 1967, p. 47. [retour]

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