Une visionnaire et ses envolées

A la mystique hesbignonne Christine l’Admirable sont attribués nombre de faits surnaturels, culminant dans son retour à la vie pour témoigner de l’au-delà. Elle figure parmi ces nombreuses femmes qui ont cherché une voie religieuse autonome, tout en recevant le soutien d’hommes d’Eglise de premier plan (1180-1220)

   Lire la vie de Christine l’Admirable, c’est se plonger, croirait-on, dans une sorte de roman fantastique, truffé de visions impressionnantes et de phénomènes paranormaux. Mais il s’agit de tout autre chose qu’une fiction, comme vient nous en convaincre l’édition de cette biographie, en latin avec traduction, accompagnée des commentaires de Sylvain Piron, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) [1].

   Selon la tradition, la sainte – dont Pie IX autorisera la vénération – est née vers 1150 à Brustem, aujourd’hui une section de Saint-Trond, dans le comté de Looz qui relève alors du diocèse de Liège. Elle sera commémorée, surtout localement, le 24 juillet, jour anniversaire de sa mort en 1224 à l’abbaye bénédictine Sainte-Catherine, à Saint-Trond également. Les témoins des prodiges qui lui sont attribués sont encore légion dans toute la région quand, en 1232, Thomas de Cantimpré, un jeune religieux, futur dominicain, entreprend de les relater. Son texte aujourd’hui publié a été établi en confrontant dix-sept manuscrits complets, un nombre qui en dit long sur le succès du récit, « l’un des plus souvent lus et recopiés jusqu’au XVe siècle » , précise le médiéviste (p. 10).

Christine l’Admirable par le peintre local Godfried-Hubert Schoofs (1863), réplique d’un original d’Abraham Van Diepenbeek (XVIIe siècle). Le tableau est conservé en l’église Notre-Dame à Saint-Trond. (Source: n. 1, p. 52)

   Pour en saisir le sens, il faut certes prendre en compte les codes de la littérature édifiante. La Vita beate Cristine cognomento Mirabilis est avant tout conçue par celui qui l’a écrite comme une exhortation à la pénitence ainsi qu’à la prière pour les âmes du purgatoire récemment défini en tant que lieu. Son héroïne ne propage pas cet appel par la prédication, mal perçue chez une femme. Mais selon Thomas de Cantimpré, « par de nombreuses paroles, des larmes, des cris, des clameurs infinis, par l’exemple de sa vie, elle l’a davantage enseigné et proclamé que nul autre » (§ 56, p. 38).

   Les épisodes extraordinaires s’éclairent par ce qu’il s’agit de transmettre: ils expriment une urgence. Christine assied sa crédibilité en prédisant puis annonçant la prise de Jérusalem par Saladin et « les Sarrasins impies » (§ 32, p. 28). Grimpant au sommet des arbres et même des églises, entrant dans des fours à pain enflammés, nageant des semaines entières dans la Meuse, elle peut être soudainement ravie dans une extase qui fait tourbillonner son corps sur lui-même « comme une toupie avec laquelle jouent des enfants » (§ 35, p. 29). Elle a partagé les peines du purgatoire avec l’âme du comte Louis de Looz qu’elle a assisté dans ses derniers moments (§ 44-45, p. 33). Lors d’une de ses fréquentes disparitions dans les bois, elle s’est nourrie au bout de neuf semaines de son propre lait, alors que la lactation est normalement une conséquence de la maternité. Sylvain Piron y voit l’expression en termes concrets de « la confiance en la providence divine qui l’a aidée à trouver sa nourriture pour survivre en forêt » (p. 122).

   Elle n’en suscite pas moins par moments l’inquiétude du clergé qui la presse de mettre fin à ses démonstrations de piété spectacle. La biographie mentionne quatre captures mais n’en détaille qu’une ainsi que deux enfermements et  une évasion (§ 17-19, pp. 22-23). Même les sœurs et amis de Christina Mirabilis « ne cessèrent de la persécuter » avant que, devant un écoulement d’huile de ses seins, ils se rendent à l’évidence de « la volonté divine qui se manifestait dans les miracles » (§ 19, p. 23).

   Ce qui peut apparaître comme le point culminant de ce « tissu de merveilles » (pp. 107-129) est raconté dès le début de la Vita: au cours de la messe célébrée après la mort de Christine, le mouvement de son corps « s’envolant comme un oiseau » et s’élevant « jusqu’aux poutres de l’église » (§ 5, p. 17), puis son retour à la vie pour témoigner du purgatoire et de l’enfer où des anges lui ont servi de guides (§ 6, pp. 17-18).

   L’historien nous l’assure: Thomas n’a rien d’un affabulateur, même s’il a dû se nourrir de romans de chevalerie. « Aussi curieux de comprendre les lois de la nature que d’observer les prodiges qui les excèdent » (p. 11), ayant compilé par ailleurs une vaste encyclopédie du savoir naturel (Liber de natura rerum), il n’a pas été enclin à en rajouter par rapport aux témoignages recueillis « avec la plus grande circonspection » (p. 9).

Une carte de prière datée de 1892 par laquelle l’évêque de Liège Victor-Joseph Doutreloux confirme que Christine figure au calendrier des saints et que sa fête sera célébrée le 24 juillet. (Source: photo Lagad Zoltec, Wikimedia Commons)

   L’ouvrage s’inscrit dans un courant qui, de sainte Ivette (ou Juette) de Huy à sainte Julienne de Cornillon, valorise les mulieres religiosæ, les femmes contemporaines menant une vie religieuse ou caritative sous différents statuts. « Ce sont aussi, soutient le chercheur, des femmes libres, dont le geste fondateur a consisté à secouer la tutelle du clergé masculin, pour revendiquer l’autonomie d’une voie féminine dans l’accès au divin » (p. 10). Ce qui suppose un contexte historique et culturel à tout le moins favorable: on ne trouvera pas pareille posture à cette époque sous toutes les latitudes du monde! Il est d’ailleurs remarqué que si les béguines et autres dévotes ont suscité des critiques, elles ont aussi reçu les soutiens de personnages de premier plan. Christine, s’inscrivant parmi les « pionnières » d’un « mouvement d’émancipation » (p. 132), n’est contrôlée par personne et n’entre dans aucune institution, mais elle n’en a pas moins droit à « l’éloge inconditionnel » de son biographe, chanoine régulier et professeur de théologie réputé. Elle peut en outre s’appuyer, après l’avoir rencontré, sur la caution du chroniqueur et prédicateur Jacques de Vitry, futur cardinal, confesseur de Marie d’Oignies, une autre mystique célèbre. Plus tard, saint Robert Bellarmin, haute figure de la Réforme catholique, approuvera à la fois la sainte et l’auteur de sa Vie. De quoi alimenter le débat sur les limites d’une lecture rétrospective et « genrée » …

   Si on envisage les pratiques de dévotion, les accumulations de jeûnes et de prières, les transes et phénomènes surnaturels, ils ne diffèrent guère de ceux qui caractérisent des saints masculins. Des sources telles que le Dialogue des miracles du cistercien Césaire de Heisterbach font ressortir « qu’en Hesbaye, du vivant de Christine, les récits de voyage dans l’au-delà ou de traversée des fleuves par lévitation n’étaient pas si exceptionnels » (p. 133). Le choix de vivre dans la pauvreté et de dépendre d’aumônes ainsi que la réprobation de ceux qui ont accumulé des richesses injustement obtenues – qualifiés ici de « publicains » , terme issu des Evangiles – complètent un portrait où Sylvain Piron voit « l’équivalent féminin le plus proche de François d’Assise » (p. 95), tout en cherchant aussi des points de comparaison du côté du chamanisme.

   Devant tout ce qui paraît irréel en fait de mortifications ou de thaumaturgie, le parti pris proposé au lecteur est de « suspendre l’incrédulité » (pp. 10-11, 148). La condescendance courante à l’égard des sources du passé est congédiée. « Comment, demandait le psychologue et philosophe William James, refuser le nom de réalité à ce qui produit des effets au sein d’une autre réalité ? » (cité p. 147). La raison pragmatique peut faire preuve de modestie et deviner « l’existence de capacités de l’esprit qui demeurent habituellement inaccessibles » (p. 148).

   Christine l’Admirable, en tout cas, n’est pas près de disparaître de la mémoire longue où elle est ancrée. Dans une conférence prononcée en 1924, l’islamologue Louis Massignon la présenta comme « le premier cas intégral et exclusif en Chrétienté occidentale » d’une vocation de victime visant à contrebalancer « le poids croissant des iniquités commises » (cité p. 56). Plus récemment et dans un tout autre genre, le chanteur-compositeur australien Nick Cave a consacré un morceau à Christina the Astonishing sur son album Henry’s Dream enregistré en 1991 (pp. 56-57). Le post-punk s’impliquant dans l’hagiographie: qui niera que la stupéfiante Trudonnaire continue de faire des miracles ?

P.V.

[1] Sylvain PIRON, Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles, précédé de Thomas de CANTIMPRÉ, Vie de Christine l’Admirable, éd. et trad. du latin en collaboration avec Armelle Le Huërou, Bruxelles, Vues de l’esprit, 2021, 204 pp. [retour]

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