En 1957 paraissait, sous le titre Le Vatican contre la France d’outre-mer ?, un ouvrage qui fit le buzz, comme on dirait de nos jours. Dans l’esprit de son auteur François Méjan, le point d’interrogation était en fait superflu. La papauté poussait bel et bien à l’indépendance des peuples colonisés, selon ce haut fonctionnaire socialiste qui le déplorait, et il n’était pas le seul. Chez nous aussi, l’idée d’un soutien du successeur de Pierre aux émules de Senghor et de Sékou Touré était et demeure répandue.
Qu’en fut-il pour le Congo belge et les territoires sous tutelle (Ruanda-Urundi) ? Guy Vanthemsche, professeur émérite d’histoire contemporaine à la Vrije Universiteit Brussel (VUB) et spécialiste de notre histoire africaine, a interrogé à ce propos les sources disponibles, particulièrement celles émanant des diplomates en poste auprès du Saint-Siège. La réalité qui en ressort s’avère des plus nuancées [1].
La prospérité des missions et le soutien qu’elles ont reçu de la part des autorités publiques ont suscité de longue date pour notre colonie la sympathie active de la hiérarchie de l’Eglise catholique. Citant un propos qui lui a été rapporté, Prosper Poswick, ambassadeur de Belgique au Vatican, écrit le 10 mai 1958 au ministre des Affaires étrangères Victor Larock que Pie XII accorde une importance toute particulière au Congo belge car c’est là, « au cœur même du Continent noir, que le catholicisme a poussé ses racines les plus profondes » . La bonne entente entre politiques et religieux a certes commencé à s’ébrécher sous l’effet des initiatives anticléricales du ministre libéral des Colonies Robert Godding (1945-1947) et surtout du gouvernement socialiste-libéral d’Achille Van Acker (1954-1958). Tout a baigné, en revanche, sous la majorité catholique homogène (1950-1854), moment marqué par un projet non abouti de concordat avec le Saint-Siège, et de nouveau sous la coalition sociale-chrétienne – socialiste issue des élections de 1958.
Au cœur des préoccupations de la curie romaine, il y a la question de l’africanisation du clergé congolais. « L’appareil ecclésiastique s’était […] ouvert aux éléments autochtones « bien avant » l’administration coloniale et les entreprises » , note le professeur Vanthemsche. Le premier prêtre noir avait été ordonné dès 1917. En 1961, on comptera 14 % de curés autochtones au Congo et 32 % au Ruanda-Urundi. Dans le cas du Congo, cette proportion sera nettement moindre qu’au Dahomey (Bénin aujourd’hui, 33 %) mais plus forte qu’au Congo Brazzaville (12,6 %). Verre à moitié vide ou à moitié plein ? Les chiffres d’ordinations jugés trop modestes et l’autonomie parcimonieusement octroyée donnent lieu à des critiques, mais du côté belge, on juge devoir donner du temps au temps. Même le théologien et sénateur coopté Gerard Philips, favorable à l’émancipation, se montre des plus réservés à l’égard des abbés du cru qui se posent beaucoup de questions, ont peu de réponses et « sont rarement des administrateurs de première classe » [2]. A Bruxelles comme au Vatican, la nécessité de garder un certain contrôle s’impose comme une évidence, d’où notamment le projet d’envoyer plusieurs dizaines de prêtres séculiers belges dans l’important vicariat apostolique de Léopoldville (Kinshasa aujourd’hui), ce qui ne va pas sans heurts avec les « Noirs évolués » et les scheutistes très puissants localement, même dans des matières temporelles comme la production agricole et le commerce.
L’historien date de 1956 le tournant opéré dans l’expression publique d’une partie du monde ecclésial colonial en faveur de l’affranchissement du peuple congolais, que ce soit par conviction ou par opportunisme. Un tournant qui coïncide avec la publication du manifeste nationaliste de Conscience africaine, un groupe d’obédience chrétienne auquel appartient l’abbé et futur cardinal Joseph Malula. Mais large est l’éventail des positionnements comme des motivations, « car il est fallacieux de parler de l’Eglise comme d’un monolithe » .
Il en va de même au plus haut niveau. Si les messages papaux de Noël 1954 et 1955 affirment la légitimité du désir d’indépendance nationale des colonisés, la menace communiste pèse en faveur d’une approche plus prudente et réaliste. Mgr Celso Costantini, secrétaire de la congrégation pour la Propagation de la foi, qui a manifesté un peu trop d’enthousiasme pour la cause décolonisatrice, reçoit un bâton de cardinal qui permet de l’écarter en douceur de ce poste clé. Son successeur Pietro Sigismondi, qui a été précédemment délégué apostolique au Congo, apparaît « nettement défavorable à l’accélération du mouvement nationaliste dans nos colonies » , écrit Prosper Poswick le 30 novembre 1957. Le même signalera, au printemps suivant, que le Souverain Pontife est spécialement « préoccupé par le sort de l’Afrique où va se jouer prochainement la grande bataille d’influences entre le monde soviétique et le monde libre » . Indépendance oui, enseigne alors le magistère, mais graduellement et sans rompre tous les liens avec la métropole (encyclique Fidei donum, 21 avril 1957).
En janvier 1959 éclatent les émeutes de Léopoldville, qui n’épargnent pas certains postes missionnaires. L’indépendance est mise à l’ordre du jour par le roi Baudouin et le gouvernement Eyskens, sans toutefois qu’ils s’enferment dans un échéancier contraignant ni n’envisagent un largage de toutes les amarres. Il n’empêche qu’à Rome, où Jean XXIII a entre-temps succédé à Pie XII, l’annonce n’est pas accueillie avec un enthousiasme délirant. En mars, le secrétaire de la congrégation pour les Affaires ecclésiastiques extraordinaires Mgr Antonio Samorè fait savoir à notre ambassadeur que la Secrétairerie d’Etat, pratiquement la première instance collaboratrice du Pape, souhaite que la Belgique se maintienne au Congo « pendant des générations » , trouve « qu’il a été trop question d’indépendance dans les déclarations du Roi et du gouvernement » et aurait préféré qu’on se dirige plutôt vers « l’autonomie » de la colonie. Sigismondi, alors très influent, est plus carré: il déclare sans ambages que les émeutes auraient été rapidement étouffées « si l’on avait pendu quelques coupables noirs, au lieu d’aller leur rendre visite en prison » .

Difficile d’harmoniser ces propos avec ceux qu’a tenus, quelques semaines auparavant, le cardinal secrétaire d’Etat Domenico Tardini. Toujours selon Poswick, le prélat « approuvait sans restriction les déclarations du Roi et du gouvernement belge » , ajoutant que « la Belgique devait craindre dans cette affaire non pas d’aller trop vite, mais d’aller trop lentement » . Le diplomate ne s’est pas avancé sur ce que pouvait en penser le nouveau Saint-Père…
Le front de la fermeté a semblé l’emporter quand, au début de l’année, le délégué apostolique au Congo Mgr Alfredo Bruniera a été débarqué pour incompétence par Sigismondi à la suite de ses déclarations, reproduites notamment par le journal Le Monde, critiquant « l’aveuglement » des autorités et des missionnaires devant la montée du nationalisme congolais. Le diplomate belge assure toutefois que Tardini soutenait Bruniera et n’avait pas été mis au courant de son éloignement. Il y a manifestement plusieurs demeures dans la maison vaticane!
Mais tout change avec la nuée de nouvelles de provenance africaine sur l’accélération des événements, la radicalisation des esprits dans la future RDC et la politique hésitante suivie du lâcher tout de la Belgique. La ligne Sigismondi prend du plomb dans l’aile. Le secrétaire de la Propaganda Fide lui-même se monde désormais favorable à l’indigénisation des cadres ecclésiaux et refuse la nomination d’un Belge à la tête de l’évêché de Léopoldville. Le pas décisif est franchi en novembre 1959 avec la décision de faire de l’Eglise au Congo, jusque-là terre de mission, une hiérarchie ecclésiastique à part entière. La structure et les responsables locaux ne sont néanmoins pas bouleversés et continuent en fait de relever de la congrégation pour la Propagation de la foi. La volte-face a ses limites.
Tout aussi contrastées s’avèrent les réactions aux décisions de la Table ronde de janvier-février 1960 mettant le cap sur l’indépendance pour le 30 juin. Parmi les instances romaines, écrit Poswick, « on craint l’anarchie, les luttes tribales, le fanatisme des sectes, l’explosion du Congo, les ambitions de nos voisins. On estime que le seul frein à ce processus de décomposition serait d’amener les Noirs à choisir le Roi comme chef d’Etat » . En termes beaucoup plus diplomatiques, Jean XXIII exprimera dans un radio message sa joie et sa confiance face à l’accession du Congo à l’indépendance, tout en invitant les Congolais à poursuivre une collaboration étroite et loyale avec la Belgique à laquelle ils doivent l’Evangile et la civilisation. Selon l’ambassadeur, ce plaidoyer pour le maintien de notre présence active « a dépassé tout ce que nous pouvions espérer » .

Pour Guy Vanthemsche cependant, « nous ignorons la position exacte de Jean XXIII dans ce dossier » . Sur la base des éléments disponibles, en attendant l’ouverture des archives vaticanes pour cette période, on peut au moins estimer que le pape Roncalli ne s’est pas écarté fondamentalement de la voie de son prédécesseur. Soulignant certes le devoir des colonisateurs d’acheminer les peuples sous leur dépendance vers un self-government, il envisageait ce processus comme devant être progressif et n’impliquant nullement la cessation de tous les rapports entre dirigeants et sujets des anciens empires.
Mais dans le cas congolais, la suite de l’histoire dissipera rapidement toute illusion que l’indépendance pouvait être une continuité dans le changement.
P.V.
[1] Guy VANTHEMSCHE, « Le Saint-Siège et la fin du Congo belge (1958-1960) » , dans la Revue d’histoire ecclésiastique, t. 109, n° 1-2, 2014, pp. 196-233. https://www.rhe.eu.com/fr/, place Cardinal Mercier 31, bte L3-04-03, 1348 Louvain-la-Neuve. [retour]
[2] Sur le témoignage et les positions de Gerard Philips, on peut se reporter à mon compte-rendu de son journal de voyages récemment édité, Quand l’Afrique belge a basculé, 7/11/2020. [retour]
Excellent travail , j’aimerai bien votre façon d’explication et comment vous dirigez les informations vers nous merci bien et bonne continuation
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Merci pour cet encouragement.
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