Le missionnaire comme personnage romanesque

Après l’indépendance congolaise, les « success-stories » sur fond de progression du christianisme en Afrique ont fait place à une littérature reflétant davantage les doutes et les conflits intérieurs des évangélisateurs sur le sens et les modaliés de leur mission (1885-1973)

   Avant indépendance = après indépendance ? Ce fut, on le sait, le vain espoir du lieutenant-général Janssens, qui commandait la Force publique congolaise bientôt mutinée. L’équation ne s’est pas davantage vérifiée pour l’Eglise, même si elle n’a pas connu les mêmes troubles en interne. Le tournant de 1960 a contraint les prêtres et les religieux, tant autochtones que belges, à repenser leurs activités. Les représentations même dont ils étaient l’objet, dans l’ex-colonie comme dans l’ex-métropole, en ont été transformées. La littérature constitue à cet égard une source de choix, comme l’illustre une récente étude due à Lieselot De Taeye (Fonds Wetenschappelijk Onderzoek – Universiteit Gent) [1].

   Au temps du Congo belge, les écrits de fiction comme les mémoires des acteurs nous disent comment le projet missionnaire et le projet colonial se chevauchent – ou pas. Ils peuvent être un reflet parfait des fameux « trois C » , civilisation, christianisation et commerce, comme ils peuvent souligner l’universalisme de l’égalité des hommes devant Dieu et contredire par là même la ségrégation pratiquée par les Blancs ou certains d’entre eux.

Reflet d’une vie aventureuse: un missionnaire de la congrégation des Pères de Scheut et son auto en panne dans la traversée d’une rivière. (Source: collection C. Blanchart, dans « La colonisation belge. Une grande aventure » , Union royale belge pour les pays d’outre-mer, éd. rev., (Jette), Gérard Blanchart & Cie, 2004, p. 446)

   Rien d’étonnant si les récits de conversion sont des plus prisés par les évangélisateurs: ils peuvent y voir une forme de communication directe sur la finalité de leur présence en terres africaines. Le plus souvent, la narration montre comment la découverte de la foi libère l’indigène de sa condition misérable et ignorante, lui permet d’accéder à la paix, voire de devenir à son tour un témoin du Christ. Les données du genre sont définies dès le début du XXe siècle et les textes qui en relèvent figurent parmi les plus anciens en langues autochtones. La chercheuse en mentionne deux exemples. Dans Longwangu de smid (Longwangu le forgeron, 1937) [2] d’Alfons Walschap, missionnaire et frère de Gerard, le personnage éponyme s’affranchit en devenant chrétien d’une malédiction d’origine ancestrale. Dans De kerstnacht van Baliongo (La nuit de Noël de Baliongo, 1949) [3] de Bert Nacht, également ecclésiastique en mission, le héros, venu dans notre pays, est touché par la visite de la cathédrale Notre-Dame d’Anvers à la manière de Claudel à Notre-Dame de Paris.

   Par comparaison, la présente étude traite du regard porté sur notre aventure d’outre-mer plusieurs années après que celle-ci a pris fin. Deux romans publiés au début des années ’70 retiennent l’attention. Ils nous mettent chaque fois en présence d’une figure de prêtre exerçant son apostolat au Congo, sans rien toutefois qui indique si l’intrigue se situe avant ou après 1960.

« Het stigma », le roman de Jacques Bergeyck. (Source: Schrijversgewijs. Vlaamse schrijvers 1830 – heden, Jan Venderickx)

   Het stigma (Le stigmate) de Jacques Bergeyck [4] est paru en néerlandais, ce qui ne le destine guère au lectorat de l’ancienne colonie où la langue de Gezelle n’a pas été enseignée de manière extensive. L’auteur relate la lente transmission de l’Evangile aux habitants du village de Kinzya sous l’influence du père flamand Leo. Celui-ci, qui fut un enfant adopté dont la famille a mal accepté la vocation, subit cependant l’attraction du monde spirituel initial de ses ouailles. « Peu à peu, écrit Bergeyck, l’idée s’imposa à lui qu’il serait consumé par cette terre, lentement mais sûrement » [5]. S’opère en lui une sorte d’hybridation où le culte des ancêtres est réinterprété dans une optique chrétienne et où les esprits de la nature sont hiérarchisés de sorte que l’un d’eux peut être identifié au seul Dieu. Leo n’en conserve pas moins dans la communauté son leadership d’Européen, grâce auquel il est en mesure de résoudre les conflits ou de valider les liens de parenté. Revers de la médaille: sous l’effet de l’instruction scolaire qu’il a donnée aux villageois, ceux-ci seront tentés de partir pour la ville où triomphent le chaos et le mal modernes. Si la connotation du dessein missionnaire demeure ici positive dans l’ensemble, il s’y ajoute des couches de complexité absentes chez les écrivains de l’ère coloniale.

La couverture d’ « Entre les eaux » de Valentin-Yves Mudimbe (Source: Présence africaine)

   Entre les eaux de Valentin-Yves Mudimbe [6] marque une rupture plus nette encore avec le récit classique. Le romancier fait partie des premières générations congolaises d’hommes de lettres formés après la Seconde Guerre mondiale, souvent dans des écoles catholiques. Le choix du français inscrit l’œuvre dans un cadre de référence international, ou à tout le moins occidental, plutôt que prioritairement national. Le titre exprime de façon imagée le tiraillement entre deux cultures de Pierre Landu, un curé noir qui a dû se détourner des siens pour qui le catholicisme est une religion étrangère. En quête d’un nouveau christianisme africain, il rejoint un groupe de rebelles antigouvernementaux et vit ce ralliement comme une re-conversion. Pour lui, c’est désormais Karl Marx « qui a le mieux incarné, depuis le siècle passé, l’inquiétude et l’amour évangélique. Tout était à refaire » [7]. Contrairement au Leo de Het stigma, il n’est pas séduit au départ par la « magie débordante » du système de croyances traditionnel, mais il le réévalue chemin faisant, n’étant plus satisfait par « la foi aride, rationaliste » .

   La rudesse de la vie dans la guérilla et la mort de plusieurs camarades au cours d’un affrontement ont raison de l’engagement révolutionnaire de Landu: « Je n’ai apparemment aucune civilisation à imposer » , constate-t-il. Il épouse alors une Congolaise mais ne trouve pas davantage la paix dans cette deuxième re-conversion. Finalement, il retourne au bercail, à l’Eglise qui recueille la brebis égarée et lui offre une vie confortable dans la quiétude d’un monastère. Il se sent cependant vide et avili, s’étant souvent demandé si la vocation ne résultait pas chez lui de l’attrait exercé par la position privilégiée et les avantages matériels qu’offre la prêtrise. Dieu serait-il « une compagnie d’assurances » ? Un problème lancinant des Eglises en Afrique…

   Les deux itinéraires ici imaginés diffèrent sur bien des points et pas seulement par les origines des deux protagonistes. La contestation de l’exploitation coloniale ou postcoloniale, en particulier, ne figure pas sur la feuille de route de Leo. En commun, ils ont d’être confrontés aux tensions de leur époque et aux sens divers donnés à l’évangélisation dans un contexte nouveau. Leurs missions sont l’une et l’autre inachevées. « Leo, note Lieselot De Taeye, doit admettre que sa vision utopique d’une communauté rurale congolaise chrétienne stable ne peut pas être réalisée. Pierre fait face à une désillusion plus fondamentale, quand le christianisme noir qu’il cherche à instaurer demeure hors de portée » .

   A ces constats, j’ajouterai une question. Par ce qu’ils suggèrent d’oppositions entre personne et institution ou de conciliations entre élans spirituels et pesanteurs terrestres, les deux romans ne reflètent-ils pas surtout les années qui les ont vus paraître, celles de l’après-Vatican II et de l’après-68 ? Le désenchantement distingue à coup sûr cette littérature des success-stories missionnaires en vogue quand le drapeau belge flottait encore sur cette immense partie du continent noir. En toile de fond des œuvres de Bergeyck et Mudimbe, nous avons une Eglise et un Occident moins sûrs d’eux-mêmes, en quoi on ne peut leur contester d’être réalistes.

   Et cependant, les conflits intérieurs qui taraudent les deux personnages finissent par être surmontés. Ni l’un ni l’autre ne rompent les liens de la foi. Ils sont en cela à l’image des âmes pour lesquelles eux et leurs semblables se sont dévoués. Dans l’actuelle République démocratique du Congo, selon les enquêtes les plus récentes, entre 90 et 96 % de la population est chrétienne [8]

P.V.

[1] « Conversion and Missionary Narratives in Post-Independence Congo. A Comparative Analysis of Jacques Bergeyck’s « Het stigma/The Stigma » (1970) and V.Y. Mudimbe’s « Entre Les eaux/Between Tides » (1973) » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 47, n° 1, 2023, pp. 19-34. https://www.tandfonline.com/journals/ydtc20. [retour]

[2] Réédité dans Het letterkundig werk van Alfons Walschap, Antwerpen, De Sikkel, 1952. [retour]

[3] Réédité dans Kongo ya lobi, Leuven, Davidsfonds, 1961. [retour]

[4] Leuven, Davidsfonds, 1970. [retour]

[5] Citation d’après la traduction en anglais de Lieselot De Taeye. [retour]

[6] Paris, Présence africaine, 1973. [retour]

[7] Citation d’après l’édition originale (p. 114). Il en va de même pour les suivantes. [retour]

[8] « Religion en République démocratique du Congo » (2012, éd. rev. 2023), dans Wikipédia. L’encyclopédie librehttps://fr.wikipedia.org/wiki/Religion_en_r%C3%A9publique_d%C3%A9mocratique_du_Congo. [retour]

2 réflexions sur « Le missionnaire comme personnage romanesque »

  1. Mon oncle Albert Gillain professeur de dessin et prêtre avait dessiné une banderole dans les années 60 sur laquelle on voit des missionnaires noirs évangéliser des petits blancs avec des pagnes dans un villages avec des huttes. C’était intitulé « les missions en l’an 2000 ». La plupart des paroisses sont maintenant occupées par des noirs. Merci pour vos articles toujours aussi pertinents. F

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