Le « Canon flamand » , si critiqué… en Flandre

Achevée en mai dernier, cette présentation de l’histoire en cinquante « fenêtres » (faits, personnages, lieux…) s’inscrit-elle dans une stratégie nationaliste ? Son contenu n’a rien de militant a priori, mais le passé y est considéré en lien étroit avec le présent et comme si les frontières politiques actuelles avaient toujours existé. Avec des oublis de taille…

   Le 9 mai dernier à Genk, sur le site de l’ancien charbonnage de Waterschei devenu un parc scientifique, était présenté aux médias le Canon de Flandre, fruit de deux ans et demi de travail d’une commission d’experts dirigée par le professeur Emmanuel Gerard (Katholieke Universiteit Leuven) [1]. L’événement s’est déroulé en présence  du ministre flamand de l’Enseignement Ben Weyts et du ministre-Président et ministre de la Culture Jan Jambon, tous deux issus de la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA), le parti indépendantiste devenu (tactiquement ?) confédéraliste. Le premier nommé a précisé que le Canon devait présenter « ce qui a fait de nous la Flandre et les Flamands » .

   L’inspiration vient du Nord. Les Pays-Bas, de fait, s’étaient engagés dans une démarche similaire dix-sept ans auparavant [2]. Soixante « fenêtres » (cinquante outre-Moerdijk) ouvrent sur des moments forts, des personnalités marquantes, des œuvres remarquables, des lieux exemplatifs, des traditions durables, des mots typiques… glanés de la préhistoire à nos jours. Si l’espoir des auteurs et décideurs est d’intéresser le plus large public, des cibles sont explicitement privilégiées: les enseignements primaire et secondaire, bien sûr, mais aussi les secteurs du tourisme et du patrimoine ou encore les parcours d’intégration des nouveaux arrivants.

Le comté de Flandre, dont on voit ici l’écu avec lion noir rampant porté par un chevalier au combat, était une tout autre entité géographique que la Flandre du « Canon » . (Source: illustration dans « Li ars damour, de vertu et de boneureté » , fin XIIIe siècle , Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles, Ms. 9543, f° 121 (détail), dans « 1302. Le désastre de Courtrai… » , dir. Raoul C. van Caenegem, Anvers, Fonds Mercator, 2002, p. 13)

   Il s’en faut pourtant de beaucoup que le Canon van Vlaanderen fasse l’unanimité, tant dans son principe que dans son contenu. Dès la constitution de la commission en 2020, des historiens universitaires flamands tels que Gita Deneckere ou Koen Aerts ont exprimé la crainte que le projet prenne une allure identitaire et nationaliste. Bruno De Wever, frère du patron de la N-VA, n’a pas été le dernier à émettre de nettes réserves. Le produit fini une fois connu, les critiques ont continué de plus belle. Pour Marc Boone (Universiteit Gent), « ce Canon flamand, très N-VA d’allure, prend bel et bien la forme d’une bible culturelle et idéologique qui sent le nationalisme à plein nez, même s’il est porté par les trois partis de la majorité flamande » [3].

   Comparant les deux exercices, le néerlandais et le belge néerlandophone, l’historien et journaliste Rolf Falter observe qu’ils sont « très nettement nés du sentiment que nous étions tombés dans l’incertitude quant à notre identité (réelle ou supposée), les Pays-Bas au temps de Pim Fortuyn, la Flandre dans une période d’apparente flambée nationaliste » [4]. Et cependant, d’un côté comme de l’autre, les spécialistes qui ont été partie prenante nient toute intention politique. Dans le cas qui nous concerne plus directement, la composition de l’équipe rédactionnelle était plurielle et on ne peut pas dire que le récit proposé est calqué sur le credo du parti de Bart De Wever, encore moins sur celui de Tom Van Grieken. Les néandertaliens de Veldwezelt (Lanaken), Charlemagne, les ports du Zwin, le Roman de Renart (Van den Vos Reynaerde), l’impératrice Marie-Thérèse, la Constitution de 1830, la première ligne de chemin de fer, l’aventure coloniale, l’avènement de la télévision, la construction européenne, l’immigration… ou même l’ancien comté de Flandre (une tout autre entité géographique que la Flandre actuelle) sont difficilement mobilisables au service d’un discours unilatéralement cocardier. Et si le mouvement flamand n’est certes pas oublié, on ne fait pas davantage l’impasse sur les engagements enthousiastes qu’il a suscités dans la collaboration avec l’occupant allemand.

   Que des manquements aient été épinglés avec force indignations, c’est sans doute la loi du genre. Parmi les plus étonnants, on retiendra l’absence d’entrées consacrées au poète Guido Gezelle, pourtant élu le plus grand héros brugeois en 2012, et plus encore au père Damien, l’apôtre des lépreux aux îles Hawaii, le seul étranger à avoir sa statue au Capitole de Washington, vainqueur en communauté flamande (et troisième en communauté francophone) d’un sondage organisé en 2005 pour désigner le plus grand Belge [5]! Les responsables de l’inventaire n’ont pu qu’en reconnaître eux-mêmes les limites. La porte est ouverte, si j’ose dire, à l’ajout de fenêtres supplémentaires dans les années à venir. La plus récente version du geschiedeniscanon hollandais, datée de 2020, en contient déjà dix nouvelles sur les cinquante.

Jozef De Veuster, en religion le père Damien, a sa statue au Capitole de Washington, mais pas de fenêtre dans le « Canon van Vlaanderen » . (Source: éd. Clifford, Molokai (Hawaii), 1888, dans Gavan Daws, « Nous autres lépreux. Le père Damien de Molokai (1840-1889) » (1973), trad. de l’anglais, Paris, Nouvelle Cité, 1984, couverture)

   Plus fondamentalement, selon Rolf Falter, les choix opérés pèchent par leur excès de « présentisme » , leur connexion trop étroite à l’actualité. Aux Pays-Bas, certaines des modifications apportées ont ainsi visé à une meilleure adéquation au courant de pensée woke axé sur les minorités. Chez les sujets de Willem-Alexander comme chez ceux de Philippe, les deux derniers siècles se taillent la part du lion et les frontières d’aujourd’hui sont privilégiées au détriment de la culture commune forgée naguère dans le cadre des Dix-Sept Provinces. « La tradition picturale des Pays-Bas, poursuit Rolf Falter, est un patrimoine mondial et elle est commune, même si l’épicentre s’est déplacé avec le temps de Bruges, Gand, Bruxelles et Anvers vers Delft, Leyde et Haarlem. Mais le Canon flamand revendique Van Eyck, Bruegel et Rubens, le néerlandais Vermeer, Rembrandt et Van Gogh. Aucun peintre n’est commun » . Dans les autres domaines, on ne trouvera comme exception que celle d’Erasme, retenu de part et d’autre, mais c’était un globe-trotteur.

   Sans surprise, il ne manque pas de points d’ancrage – la pilule, le mariage gay… – pour  souligner que la Flandre naguère massivement catholique a fait sa révolution tranquille. D’autres – le festival Rock Werchter, le livre de cuisine du Boerinnenbond, le Tour des Flandres cycliste… – serviront à attirer le chaland. Il semble malheureusement perdu de vue que ce n’est pas seulement en fonction de notre contexte contemporain que le passé nous enrichit: c’est aussi en nous montrant en quoi le monde de nos ancêtres fut différent du nôtre.

   Enfin, on peut s’amuser à relever les inévitables casse-tête sur lesquels bute toute tentative d’ériger en Belgique la frontière linguistique en frontière historique. Maurice Maeterlinck, le seul Prix Nobel de littérature belge, mais natif de Gand, écrivant en français, demeurant le plus souvent en France, et pourtant profondément imprégné de germanité, a droit à une phrase et une image. L’existence d’une culture flamande francophone est néanmoins bien actée (Verhaeren, Rodenbach, Eekhoud…) et Jacques Brel est mis en exergue pour son Plat pays, « une des plus belles odes au paysage flamand » , quoique « avec les Flamands même le chansonnier bruxellois entretînt une relation compliquée » ( « avec les flamingants » aurait été plus juste)…

Jacques Brel a son entrée pour son « Plat pays » , « une des plus belles odes au paysage flamand » … (Source: photo Grooteclaes, dans Olivier Todd, « Jacques Brel. Une vie » , Paris, Robert Laffont, 1984, 4e de jaquette)

   L’effort d’ouverture est donc palpable, tout en se heurtant aux limites qu’impose une quête d’indices d’identité, avec ou sans nationalisme affirmé. On se trouve en présence d’un fourre-tout hétérogène, où la seule ligne directrice semble être l’Etat (les Pays-Bas) ou l’entité fédérée (la Flandre) actuels. Mais une collection de faits forts ne constitue pas une preuve de continuité.

   Certes, dans tous les pays ou toutes les régions du monde, l’histoire nationale ou régionale part du territoire actuel pour examiner ce qui s’y est déroulé et comment on y a vécu au cours des siècles. Rien de plus légitime, tant qu’on n’instille pas l’idée que la construction politique moderne aurait toujours existé virtuellement, comme une fin à atteindre nécessairement au bout d’un chemin unique.

   Pour adoucir la rigidité des « cinquante fenêtres » et éviter que le Canon devienne… canonique, il a été suggéré de le mettre en concurrence avec d’autres. Nos voisins du Nord se sont déjà engagés sur cette voie en initiant des canons partiels pour chaque province. Dans son article, Rolf Falter a posé sans peine des jalons de ce qui pourrait être un éventuel canon belge. Pourquoi pas aussi des canons liégeois, anversois, ardennais, campinois, thudinien, waesien… ? Si cela peut meubler des conversations et des échanges de bon niveau sur les réseaux sociaux, si cela peut accroître l’intérêt du grand public pour l’histoire, si, surtout, cela peut inciter nos dirigeants à réserver un meilleur traitement à Clio dans l’enseignement obligatoire, alors, certainement, il ne s’en trouvera plus beaucoup pour tirer à boulets rouges sur le Canon.

P.V.

[1] De Canon van Vlaanderen in 60 vensters, Gent, Borgerhoff & Lamberigts, 2023, 320 pp. L’ouvrage est doublé d’un site web, https://www.canonvanvlaanderen.be/. [retour]

[2] De Canon van Nederland. Vijftig vernieuwde vensters voor onze tijd, nvelle éd., Amsterdam, Amsterdam University Press, 2020, 132 pp., https://www.canonvannederland.nl. [retour]

[3] La Libre Belgique, 2 juin 2023. [retour]

[4] « Vaderlandse verdwazing in de Canons van Vlaanderen en Nederland » , dans De Lage Landen, 66ste jaargang, août 2023, pp. 65-73. https://de-lage-landen.com/, Murissonstraat 260, 8930 Rekkem. [retour]

[5] La Libre Belgique, 23 oct. 2023. [retour]

Une réflexion sur « Le « Canon flamand » , si critiqué… en Flandre »

  1. Bonjour Paul, Fort intéressant et n’oublions noss binamée Principauté millénaire de Liège et le comté de Looz… Amitiés. Bruno ________________________________

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