Les animaux dans la ville, quelle histoire!

Amies ou utiles, ennemies ou esclaves, les bêtes couraient les rues sous l’Ancien Régime. Focale sur les relations entre la faune et l’homme à Liège et à Namur, de l’éloignement ou l’abattage des espèces nuisibles ou alimentaires à l’adulation des compagnons à poils et à plumes dans la sphère privée (XVIIe-XVIIIe siècles)

   Les archives des autorités locales, centrales et provinciales des villes de Liège et Namur contiennent la bagatelle de 134 règlements relatifs aux relations entre l’homme et l’animal rien que pour les XVIIe et XVIIIe siècles. C’est dans ce cadre géographique et chronologique que William Riguelle s’est attaché à éclairer les rapports anthropozoologiques en milieu urbain. Son livre, issu d’une thèse soutenue à l’Université catholique de Louvain, prend appui sur la plus grande diversité de sources possible [1].

   On pouvait soupçonner une omniprésence des chiens et des chevaux. Elle est ici plus que confirmée et paraît même écrasante dans certaines circonstances. En périodes de conflits notamment, les écuries ne désemplissent plus, ce qui entraîne la réquisition des pièces d’habitation bourgeoises ou des jardins ecclésiastiques pour y installer les équidés. Des plus envahissantes peuvent s’avérer aussi les espèces vouées à l’alimentation. En 1701, une enquête du Conseil provincial namurois portant sur le paiement d’une taxe fait état d’un troupeau de 52 porcs conduits dans les rues étroites par deux personnes qui « avoient de la peine a retenir lesdits porcques en la rue outre le pérille qu’il y avait que l’on en purent faire entrer adroitement quelques uns dans une maison voisinne » (cité pp. 129-130). Si les chats et les rats sont plus rarement mentionnés, on n’en inférera pas leur faible densité effective. Ils peuvent être partout mais demeurer dans l’ombre ou, dans le cas des minets, participer à la vie des foyers sans y être attachés de manière permanente. Une enseigne liégeoise « A Chat » , datant de 1646, représente le félidé dans un rôle qui lui est volontiers attribué: il semble tenir dans sa gueule un petit rongeur (p. 342).

Dans cette enseigne liégeoise datée de 1646, le chat paraît représenté dans son rôle le plus apprécié, avec un rongeur dans la gueule. (Source: musée de la Vie wallonne, Liège, n° d’inventaire 1064561, n° de collection 5016985, dans n. 1, p. 342)

   Il ne faut pas s’étonner si, à l’époque, les apôtres de la condition animale ne sont pas légion. De la singularité et de la supériorité de l’homme résultent un droit de vie et de mort sur les bêtes, sans limites explicites. « En ville, où leur exploitation est à son comble, explique l’historien, la violence est quotidienne. Que ce soit par le biais des modes de transport, de l’abattage à des fins alimentaires, des tueries de chiens ou de l’expérimentation scientifique » (p. 469). Ces comportements peuvent puiser à des racines lointaines, comme le rejet des divinités zoomorphes par les premiers chrétiens, ou contemporaines, comme le cartésianisme qui, à la suite du Discours de la méthode (1637), professe que les animaux sont des machines animées insensibles. Des correctifs s’imposent cependant. Les images bibliques valorisant les êtres de la création autres que son « roi » ne manquent pas, du repos accordé au bœuf et à l’âne le jour du sabbat (L’Exode, 23:12) aux symboles des quatre évangélistes, un homme et trois animaux tous ailés. Par ailleurs, les paysans, à la différence des penseurs en chambre, savent pertinemment que leurs veaux, vaches et autres cochons ressentent la douleur. Il faut, en outre, prendre en compte le contexte des relations interhumaines elles-mêmes, qui peuvent être brutales, ainsi que l’importance de l’exploitation animalière pour l’économie préindustrielle. Les Pays-Bas méridionaux semblent avoir été en pointe dans l’utilisation de chiens (robustes) comme animaux de trait, usage qui ne sera interdit dans l’ensemble de la Belgique qu’en 1975 (pp. 15, 386).

   S’il faut attendre le XIXe siècle pour voir s’ébaucher une protection formelle de nos compagnons à plumes, à poils, voire à écailles, l’impunité n’est pas pour autant totale sous l’Ancien Régime. Le chercheur nous indique ainsi qu’à Liège en 1614, un garçon est banni du territoire pour avoir frappé un chien en plein marché avec son épée (p. 75). Rien n’arrête, en revanche, les amateurs de combats tel celui qui, dans la même cité, oppose le 29 juin 1788 un ours et des dogues, ces derniers au nombre de dix pour assurer la victoire de la culture sur la nature, des bêtes domestiques sur leur adversaire sauvage (p. 266, n. 74). Les domestiques n’en ont pas moins et le plus souvent l’occasion de se colleter entre elles.

   A l’opposé de la faune plus ou moins apprivoisée, en tout cas détenue par un maître, celle qui vagabonde sans appartenance est la plus stigmatisée. Les facteurs sécuritaires et hygiéniques sont ici déterminants. Les « chiens mordants » qui menacent de la rage inspirent nombre de mesures de police. A la fin des années 1660, les Liégeois sont autorisés à mettre à mort toutes bêtes errantes « quelles qu’elles soient » trouvées dans les rues (p. 174). En 1780, les Namurois sont enjoints par le magistrat (l’autorité communale) à couper la tête à leurs trop libres pigeons. Les sergents peuvent aussi s’en charger (id.).

« De Oude Ossenmarkt te Antwerpen » , tableau de Pieter van Bredael (1629-1719), où l’élevage envahit la ville. (Source: Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerpen, © Institut royal du patrimoine artistique (Kik-Irpa), dans n. 1, p. 131).

   Plus largement, tout ce qui génère déchets et odeurs putrides met la population et les pouvoirs en alerte. L’expérience des épidémies et des zoonoses a conscientisé sur les dangers réels, auxquels s’ajoutent ceux, imaginaires, instillés par la théorie des miasmes selon laquelle la puanteur est en soi vectrice de maladies. Or, la présence animale a bien des moyens d’éprouver les nez citadins: fumiers, urines, excréments…, sans oublier les abandons de sang, de boyaux et de carcasses sur la voie publique lors des mises à mort. De passage dans la capitale des princes-évêques au début du XVIIe siècle, Philippe de Hurges, échevin et jurisconsulte de Tournai, trouve la ville « fort semblable à celle de Paris, tant pour la salleté de ses rues couvertes de fanges puantes et noires, comme pour leur estroiteur, car il y en a fort peu de larges » (cité p. 107). Namur ne sent pas non plus la rose. En juillet 1653, par exemple, ses échevins signalent que le débit de poissons opéré par les vendeurs sur la place principale nuit à la santé « par les pourritures des entrailles et ordures qu’ils y laissent » (cité p. 458).

   En réponse se développent dans nos régions des services de ramassage des immondices, un contrôle de la qualité des denrées carnées ainsi que des décisions d’éloignement des activités jugées nuisibles. A Liège, les ateliers des maréchaux-ferrants, les écuries militaires et les combats publics sont ainsi déplacés de la place des Chevaux, au centre, à la porte de Vivegnis, périphérique. La tendance est encore renforcée par l’intolérance à la vue du sang, dont les travaux d’Alain Corbin ont montré la croissance au cours du siècle dit des Lumières. En 1655, des témoins cités dans une enquête menée sur un boucher en bord de Sambre et Meuse soulignent significativement que l’individu incriminé tue ses animaux dans une étable non visible des passants, que « la chair y estante pendue » ne peut pas être aperçue de la rue et que le sang ne coule pas sur le pavé mais est emmené vers la rivière, comme il convient (p. 466). Les nuisances sonores sont également moins supportées. L’élevage de chiens à l’ombre de Saint-Loup donne lieu à des plaintes en 1758 parce qu’il trouble notamment « la tranquillité publique » de jour comme de nuit (cité p. 240). Mais le bruit, en règle générale, sera traité avec moins de vigueur que les émanations nauséabondes.

Dans tout le monde occidental, des œuvres picturales célèbrent la complicité entre les hommes et les animaux familiers. Ici, le « Portrait de groupe avec enfants » de Nicolaes Maes (1634-1693). (Source: Dirk De Vos, « Musée Grœninge. Bruges » , Bruxelles, Crédit communal (coll. « Musea Nostra », 1), 1987, p. 79)

   Pour les bêtes qui ne sont pas reléguées hors des enceintes ou dans des quartiers excentrés, c’est l’installation dans les habitations qui constitue la meilleure option aux yeux des autorités, plutôt urbaines à Namur et centrales à Liège. Mais ce repli sur la sphère privée témoigne aussi des progrès de l’intimité et de l’individualisation, caractéristiques de la période étudiée. A l’animal noble ou sale, utile ou hostile, apprécié ou moqué, esclave ou ennemi, s’ajoute celui dont la fonction majeure n’est que d’être familier ou de compagnie. Il figure au plus près des personnages dans les œuvres picturales où sa complicité est particulièrement manifeste avec les enfants dans leurs jeux et les érudits dans leur cabinet de travail. Tel tableau du Liégeois Léonard Defrance, où un chien côtoie un ecclésiastique plongé dans l’écriture et portant un livre à la main (pp. 322-323), n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.

   A l’échelle de l’histoire, il n’est plus très loin, le temps où nous aurons « 30 millions d’amis » (pour la France, disons 5 millions pour nous), sur lesquels veilleront des sociétés protectrices et une Ligue internationale, épaulées par une Déclaration universelle des droits des non-humains…

P.V.

[1] L’homme et la ville par le prisme de la bête. L’animal comme marqueur identitaire et révélateur de la gestion, des activités et des espaces urbains. Pays-Bas méridionaux et principauté de Liège, XVIIe-XVIIIe siècles, Bruxelles, Académie royale de Belgique (« Mémoire de la classe des lettres et des sciences morales et politiques » , coll. in 8, IVe série, t. 25, n° 2138), 2023, 563 pp. Le nombre des règlements est mentionné p. 175, n. 54. [retour]

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