Le 16 août 1897 au port d’Anvers, plus de 20.000 personnes, massées sur les berges de l’Escaut, assistent au départ de la Belgica. Commandée par un capitaine de 31 ans, Adrien de Gerlache de Gomery, elle reviendra triomphalement le 5 novembre 1899 après avoir réalisé, dans des conditions extrêmes, le premier hivernage humain au cœur d’un Antarctique encore largement terra incognita. Julian Sancton, journaliste new-yorkais, a mobilisé toutes les ressources disponibles sur cette aventure qui « pouvait rivaliser avec les plus grandioses combats de l’homme contre la nature relatés dans l’histoire et dans la littérature » (Note de l’auteur) [1].
Entre autres sources, les journaux de bord tenus par neuf membres de l’expédition ont été mis à profit ainsi que les archives de la Belgica conservées en grande partie à l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique à Bruxelles. Mais l’auteur reconnaît aussi sa dette envers Jozef Verlinden, qui l’a précédé sur les traces de nos explorateurs [2]. La version originale de ce nouvel ouvrage, Madhouse at the End of the Earth…, fut sélectionnée par le Times comme un des meilleurs livres de l’année 2021. Regrettons seulement le recours peu scientifique à des dialogues approximatifs ou paraphrasés (indiqués en italiques).

Innovante à plus d’un titre, la mission Belgica l’est notamment par son caractère international. Le Norvégien Roald Amundsen et l’Américain Frederick Albert Cook, futures « stars » des voyages polaires, y font leurs premières armes. Mais rien que la navigation vers le pôle Sud magnétique s’avère loin d’être un long fleuve tranquille. Au large de la Terre de Feu, le vieux baleinier échoue sur un récif dont il se libère de justesse. Plus loin, au cours d’une tempête, le matelot Auguste-Karl Wiencke tombe à la mer et se noie.
Abordant le continent austral par la pointe de la terre de Graham, les découvreurs sillonnent le détroit qui porte aujourd’hui le nom de de Gerlache. D’autres appellations bien de chez nous sont données à la baie des Flandres, aux monts Solvay, à l’île de Liège… Mais aucune revendication de souveraineté belge ne sera émise.
Cependant, plus le navire se rapproche de sa destination, plus les bruits de la mer qui gèle autour de lui résonnent à l’intérieur. Et l’inquiétude grandit à bord. « Aucun être humain n’avait jamais hiverné au sud des îles Shetland du Sud – sans parler du sud du cercle antarctique – et les dangers d’un tel séjour dans la banquise étaient flagrants » , souligne le chercheur (1ère part., 8). Dans Ma vie d’explorateur, plutôt fielleux à l’égard de de Gerlache, Amundsen écrira qu’en décidant de s’engager dans la banquise au début de la saison froide, le responsable de l’expédition et son second, Georges Lecointe, « n’auraient pas pu commettre une plus grave erreur » . Son journal, pourtant, le montre enthousiaste devant la perspective de cette expérience inédite ( « Après la Belgica » ). La vie dans et autour du trois-mâts à vapeur prisonnier des glaces durera treize mois dont sept, après le retour du soleil, à creuser des canaux dans la banquise pour ouvrir un chemin vers la « mer promise » .

Les rares jours de clarté, la couleur explosant sur la toile blanche et vierge inspire aux hommes des descriptions lyriques, telle celle-ci due au capitaine: « La plaine, comme poudrée de diamants, étincelle sous le clair soleil. Les icebergs et les hummocks dressent leurs arêtes d’argent et projettent derrière eux des ombres diaphanes, d’un bleu si pur qu’elles semblent un lambeau détaché du ciel » (cité in 2e part., 10). Les conditions d’existence, par contre, sont loin d’être délectables. « A présent, nous sommes las de tout, écrit Cook. Tous les aliments en conserve nous répugnent » . Aucune variété, précise-t-il, ne peut compenser l’insupportable manque de consistance de la nourriture en boîte: « Nous avions tellement envie de nous servir de nos dents! » (cité in 2e part., 10). De nombreux cas de dyspepsie, d’asthénie mentale, d’irrégularité du rythme cardiaque sont constatés, parmi d’autres symptômes. A la fin du séjour, le bilan de santé dressé par de Gerlache ne sera guère brillant: « Nous sommes bouffis et jaunes; mutuellement nous nous trouvons vieillis; nos traits sont fatigués, tirés et nos visages ont conservé, des souffrances de l’hiver, une expression préoccupée et triste » (cité in 2e part., 13).
Le 5 juin 1898, Emile Danco, un des collaborateurs scientifiques, meurt d’épuisement. Pour ses « funérailles australes » , on attache des poids à ses pieds et, après l’éloge funèbre, on le fait glisser dans une ouverture pratiquée au sol jusqu’à l’eau. Malgré le froid, les officiers ont revêtu leurs plus beaux habits pour suivre le traîneau qui a amené le défunt à sa dernière demeure océanique (2e part., 11).
Les autres membres de l’état-major et de l’équipage devront en bonne partie à Cook, qui est docteur en médecine, d’avoir pu surmonter les épreuves. Celui-ci impose à ses compagnons de marcher chaque jour autour du navire, de se nourrir de viande de pingouin pour éviter le scorbut et aussi de s’exposer à la lumière du feu – une sorte de luminothérapie avant la lettre. Les recherches médicales récentes ont confirmé ses intuitions sur les impacts physiologiques et psychologiques dévastateurs du dépaysement lointain, du confinement, du temps frigorifique, de la longue nuit.

Le même Cook connaîtra cependant un singulier revers de destin un quart de siècle plus tard. Condamné à quatorze ans de prison pour escroquerie dans une affaire de système pyramidal de vente d’actions d’une société pétrolière, qualifié en outre d’ « un des plus grands imposteurs du monde » par le New York Times pour s’être vanté mensongèrement d’avoir atteint le pôle Nord, il n’en recevra pas moins la visite d’Amundsen, alors au zénith de la gloire, convaincu que ses bons soins lui ont sauvé la vie. Le héros déchu se verra accorder la liberté conditionnelle en 1930, après avoir purgé la moitié de sa peine.
De l’odyssée de la Belgica, on retiendra encore les apports substantiels à la science. Le naturaliste roumain Emile Racovitza en a ramené des observations sur le comportement des manchots et des phoques ainsi que le catalogage de milliers de spécimens de plusieurs centaines d’espèces de végétaux et d’animaux. Des poissons cauchemardesques, dont plusieurs étaient encore inconnus de la zoologie, ont été baptisés plus tard en hommage à des membres de l’expédition, comme Racovitzia glacialis, Gerlachea australis ou encore Nematonurus lecointei (2e part., 9). Une sonde d’un peu plus de 4000 mètres a permis de vérifier qu’il existe bien un continent distinct de l’Amérique du Sud. Le géologue polonais Henryk Arctowski a mis en évidence le profond abysse situé entre la Terre de Feu et la terre de Graham. Avec le concours de son compatriote Antoni Dobrowolski, il a compilé sur toute une année les premières données météorologiques et océanographiques complètes au sud du cercle antarctique.
De nos jours encore, la Nasa cherche à tirer des enseignements des expériences polaires, considérées comme les plus proches de ce que seraient les longs voyages dans l’espace et les séjours envisagés sur les plaines vides et inhospitalières de la planète Mars. L’organisme aéronautique et spatial américain a notamment collaboré avec le comportementaliste et anthropologue Jack Stuster, qui a fait de l’épisode de la Belgica une de ses principales études de cas.
La Belgique doit quant à elle à Adrien de Gerlache une réputation d’expertise polaire confirmée par son fils Gaston, par Alain Hubert et Dixie Dansercoer ainsi que par la construction en 1958 de la base antarctique Roi Baudouin, à laquelle a succédé la station Princesse Elisabeth inaugurée en 2009. Mais ce sont d’autres histoires…
P.V.
[1] Cauchemar en Antarctique. Le voyage de la Belgica dans la nuit polaire, trad. de l’américain, Paris, Payot & Rivages (coll. « Payot voyageurs »), 2023, 429 pp. Trad. néerlandaise sous le titre Waanzin aan het einde van de aarde… aux éditions Hollands Diep. [retour]
[2] Poolnacht : Adrien de Gerlache en de Belgica-expeditie, Tielt, Lannoo, 1993; Ontdekking en exploratie van de Gerlache Straat, rééd., Heverlee, chez l’auteur, 2015 (entre autres). [retour]
Un bon article à valeur historique qui retrace un voyage mythique.
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