Deux caveaux peints, deux gisants fragmentaires de pierre blanche et les éléments d’un soubassement comportant des personnages sous arcatures: tels furent les fruits des fouilles de sauvetage menées à Valenciennes en 1973, à l’occasion de travaux entrepris sur le site de l’ancien couvent des dominicaines dites « de Beaumont » . Mais qui donc avait reposé dans ces tombeaux ? Une enquête récente menée par Ludovic Nys, professeur d’histoire de l’art à l’Université polytechnique Hauts-de-France, aboutit à des conclusions bien différentes de celles qui s’étaient imposées initialement [1].
La tâche était ardue. On dispose bien de descriptions anciennes des églises et des sépultures importantes qu’elles comportaient ainsi que de relevés des épitaphes, mais les erreurs abondent dans ces sources que les destructions révolutionnaires et les reconstructions du XIXe siècle ont, en outre, souvent rendues caduques. En ce qui concerne les caveaux, qui ont été à peu près localisés et peuvent être datés du XIVe siècle par le style de leurs peintures, il a été et reste admis qu’ils furent destinés à deux religieuses dont on ne sait rien de plus, faute d’effigie ou d’épitaphe.
Les deux gisants et les fragments, quant à eux, ne se trouvaient manifestement plus à leur emplacement d’origine. Et aucune donnée épigraphique ou héraldique ne pouvait contribuer à leur identification. Peu après les mises au jour de 1973, les archéologues André Hardy et Philippe Beaussart, suivis par d’autres, ont resserré le champ des possibles. La facture des statues, qui renvoie la fin du XIVe siècle, le fait qu’il s’agisse d’un homme en armes et d’une femme ainsi que les similitudes (dessin, costume…) qui témoignent d’un seul et même ensemble funéraire, firent déduire qu’on était en présence de parties des dernières demeures de Simon de Lalaing, seigneur de Quiévrain et grand bailli (officier de justice supérieur) de Hainaut, mort en 1386, et de Jeanne d’Ecaussinnes, dite du Rœulx, son épouse [2]. Dans son Histoire ecclésiastique de la ville et comté de Valenciennes datée de 1650, Simon Le Boucq, qui fut un haut fonctionnaire (prévôt) local, décrivant le couvent, localise une sépulture où « y avoit cy devant la représentation d’un homme armé, vestu de sa coste d’armes, sa femme lez luy » . S’il en parle au passé, c’est que les œuvres sculptées ont dû être retirées ou cachées après le passage des iconoclastes, les protestants destructeurs d’images, en 1566 ou en 1572.

Cette version a tenu la route jusqu’en 2014, quand arriva au musée des Beaux-Arts de la ville de Watteau une tête de femme provenant du domaine des dames de Beaumont. C’était, taillée dans la même pierre, la pièce qui manquait à la supposée Jeanne d’Ecaussinnes, qui n’allait plus être supposée telle longtemps. L’examen détaillé fit en effet ressortir, outre des différences significatives entre les deux gisants, qu’il fallait en reculer de plusieurs décennies la genèse, jusque-là située à la fin du XIVe siècle. Exit, dès lors, la veuve de Simon de Lalaing… Parmi les hypothèses qui pouvaient être retenues sur la base des sources écrites, c’est une figure de grand format qui l’emporta: rien moins que Béatrice d’Avesnes, morte en 1321, fille de Baudouin d’Avesnes, seigneur de Beaumont, et mère d’Henri VII de Luxembourg, élu Roi des Romains en 1308 avant d’être sacré Empereur du Saint-Empire romain germanique à Rome le 29 juin 1312. Cerise sur le gâteau: ayant perdu son époux Henri VI comte de Luxembourg, tué à la bataille de succession du duché de Limbourg à Worringen (1288), Béatrice se fit alors la fondatrice, en accord avec son fils, du couvent des dominicaines auquel fut cédé son hôtel dit « de Beaumont » . Elle y finit ses jours parmi les religieuses, dont faisait partie sa fille Felicitas, et prononça elle-même ses vœux complets probablement peu avant sa mort.
La solution est compatible avec certains détails de la statue féminine qui témoignent d’une opulence, comme la belle broche orfévrée maintenant les deux pans de son mantel ou la présence à ses pieds de ce qui semble avoir été deux chiens accroupis. Un habit profane ? Par allusion peut-être au statut de « béate » , soit de religieuse ne vivant pas dans la clôture, qui fut le plus longtemps celui de la fondatrice. Par ailleurs, une longue historiographie tient pour acquis, selon les termes d’Henri d’Outreman dans son Histoire de la ville et comté de Valentiennes (1639), que la comtesse de Luxembourg a « fondé à ses fraix ce couvent au lieu propre de sa nativité, où aussi après sa mort elle a mérité d’avoir sépulture » . Le Boucq signale pour sa part que « cette princesse gist au meillieu du chœur des Dames, où parcidevant se voyoit sa tombe fort magnificquement relevée, et pardesus sa représentation en allebastre, ayant son manteau semé des armes de l’Empire, Lutzembourg et Avesnes, et sur sa robe celles de Couchy, Dreux et Utrecht » .
Deux indices encore sont fournis, cette fois par le dominicain d’origine lorraine Charles-Louis Richard dans un ouvrage publié à la fin du XVIIIe siècle. Il indique que les yeux de la défunte comportaient des incrustations « de pierres précieuses » , en réalité sans doute des insertions de pâte de verre colorée, auxquelles la configuration idoine apparaît dans les pupilles creusées de la tête recueillie par le musée. Et quand il mentionne « 18 niches, dans lesquelles on voyoit des figures d’albâtre dorées, représentant les princes & et princesses de sa famille » , les fragments de soubassement avec les personnages issus des fouilles de 1973 constituent les candidats idéaux. Quant à l’absence d’inscription épigraphique, elle n’aurait rien d’exceptionnel dans le cas d’un monument érigé du vivant de sa commanditaire. L’épitaphe devait être alors, ainsi que le suggère d’Outreman, « gravé en une lame de cuivre, qui n’y est plus » . Une plaque de cuivre ou de laiton.
Savoir à qui fut confiée l’œuvre sépulcrale est une autre paire de manches. Comme il existe une grande parenté entre le tombeau de Béatrice et celui de sa belle-sœur Philippine (ou Philippa) de Luxembourg, établi au milieu du chœur des frères mineurs de Valenciennes (même dalle de « marbre noir » , probablement de Dinant, même(s) gisant(s) de pierre blanche disposés sur la dalle du couvercle…), et comme, en outre, un compte de 1313 permet l’attribution probable du travail des pierres de Philippine et de son époux Jean (II) d’Avesnes à un certain « maistre Gillebert » , à qui une rente semble avoir été payée pour ses services à la famille comtale à partir de 1305, il est tentant d’en faire aussi l’artiste de la mère de l’Empereur.

Cette piste ne conduit toutefois pas nécessairement à bon port. Car ce qui se reflète dans les éléments conservés de la base tombale est surtout l’influence capitale de l’art français, voire de l’Ile de France, sur les créateurs hennuyers. « Maistre Gillebert » n’en faisait pas partie. Il provenait manifestement du comté de Flandre, ainsi que l’atteste la mention dans le compte de la Ville de Gand de l’année 1323-1324 d’un « meester Ghis(elbert) van Curt(erike) » . Or, on sait à quel point les relations Flandre-France étaient alors conflictuelles (batailles des éperons d’or en 1302 et de Mons-en-Pévèle en 1304) et elles le sont restées au moins jusqu’en 1316. Une formation du sculpteur au royaume de Philippe le Bel paraît difficilement concevable dans ces conditions.
« D’un point de vue critique et méthodologique, remarque le professeur Nys, le cas est exemplaire, qui voit s’opposer ici deux réalités en apparence contradictoires, celle que trahit le strict langage des formes et celle, d’une tout autre nature, que révèlent le dossier documentaire et le contexte global ayant présidé à cette commande importante. En l’absence de plus amples précisions, la question restera ouverte » .
P.V.
[1] « Le gisant présumé de Béatrice d’Avesnes († février 1321), mère de l’empereur Henri VII de Luxembourg, au musée des Beaux-Arts de Valenciennes » , dans la Revue du Nord. Histoire, t. 105, n° 446, 2023/2, pp. 331-353 (volume de mélanges en l’honneur du professeur Bertrand Schnerb). https://revue-du-nord.univ-lille.fr/, Université de Lille, domaine universitaire du Pont de Bois BP 60149, 59653 Villeneuve-d’Ascq Cedex (France). [retour]
[2] Rappelons qu’il est ici question d’un Hainaut encore uni, avant que Louis XIV ne fasse tomber dans son escarcelle sa partie aujourd’hui française. [retour]
Lorsqu’on se sent progressivement de plus en plus concerné par la mort, ces divagations sur ce qui reste des grands de monde nous imposent, cela va de soi, une humilité de bon aloi sur le présent et le futur de notre personne. Comme nous ne sommes, en somme, que des conglomérats du passé, ces recherches savantes nous passionnent, nous éclairent et nous font oublier parfois un quotidien que nous voudrions plus riche et plus inspirant. Libre à nous de faire en sorte que les traces que nous laisserons derrière nous, intéressent un temps soit peu, notre progéniture et plus si affinité. Merci encore pour vos billets, lus plus d’une fois pour en retirer la substantifique moëlle.
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Ces statues dégage quelque chose de profond… merci pour cet bel article historique. Jauges de profondeur
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