Quand le régime français recyclait les ci-devant processions et géants

Ils avaient disparu du paysage à Anvers quand l’administration les réveilla pour les mettre au service des fêtes républicaines. Tout ce qui pouvait évoquer l’Ancien Régime en fut effacé. Druon Antigone dut arborer les couleurs tricolores, puis célébrer les victoires de Bonaparte. La tradition a ainsi survécu, mais pas son esprit (1795-1815)

   « Du passé faisons table rase » : si on ne chantait pas encore ces paroles fameuses d’Eugène Pottier, elles n’en définissent pas moins ce que fut, à bien des égards, la politique du régime révolutionnaire, sous nos cieux comme ailleurs, après l’annexion à la France (1795). Métiers, confréries, jours fériés, carnavals, calendrier grégorien… devaient passer à la trappe en même temps que les fiefs, les gouverneurs des Habsbourg ou les princes-évêques.

   Les processions et leurs géants, en raison de leurs liens avec la religion et les pouvoirs d’antan, firent aussi les frais de la chasse aux traditions. Et pourtant, la table ne fut pas totalement rase… Ainsi à Anvers, ces usages festifs ont-ils traversé la période d’une manière inattendue, que vient éclairer un article de Brecht Deseure, chercheur attaché à la Bibliothèque royale de Belgique et à l’Université libre de Bruxelles [1].

   A l’origine partie intégrante des fêtes de la Trinité et de l’Assomption, les figurants de grande taille y représentant des personnages bibliques, l’Ommegang anversois s’était ensuite « sécularisé » . Les chars étaient souvent décorés par les puissantes corporations pour défiler à l’occasion des visites de souverains. La Joyeuse Entrée des archiducs Albert et Isabelle (1599) fut ainsi saluée par un grand Neptune, divinité ad hoc pour une ville portuaire. Mais le plus symbolique et le plus populaire des participants au cortège était le Géant, de Reus, venu rappeler qu’Anvers, selon la légende, était née au lieu où le soldat romain Brabo tua le tyrannique Druon Antigone et jeta sa main coupée dans l’Escaut.

L’Ommegang d’Anvers sur le Meir en 1689, peint par Alexander van Bredael. (Source: vendu par la maison Bonhams à Londres le 7 juillet 2004, lot 136)

   Pourtant, quand arriva le temps des révolutions, la procession n’existait déjà plus que dans la mémoire des personnes âgées. Elle avait été encore organisée en 1766 pour célébrer la fin de la guerre de Sept Ans, mais elle s’était arrêtée ensuite. Un peu partout, la coutume avait été la cible des autorités tant temporelles que spirituelles. « L’ironie, note l’historien, a voulu que ce soit justement l’administration française qui allait raviver l’intérêt pour les géants et l’Ommegang » . Hegel y aurait peut-être vu une ruse de l’histoire…

   Dans une première phase, il est vrai, le Directoire a interdit les ci-devant festivités identifiées aux « superstitions » . Mais les cérémonies publiques conçues pour les remplacer et susciter un état d’esprit républicain sont boudées par la population qui les juge ennuyeuses et/ou entend manifester son rejet de l’occupant et de son idéologie démocratique antireligieuse. Du coup naît, dans les cercles dirigeants d’Anvers et du département des Deux-Nèthes (dont elle est le chef-lieu), l’idée de réveiller les chars mis au rancart depuis trente ans pour les intégrer aux défilés des temps nouveaux. Le conseiller communal Jean Mesigh décrit parfaitement le processus d’instrumentalisation envisagé: « On pourra, dit-il, objecter que c’est une statue de l’ancien Régime, que c’est du vieux tems ou on amusait le peuple avec des geans, mais citoiens ne peut on pas la décorer avec la cocarde tricolore, un drapeau de la même couleur à la main, en faire pour ainsi dire l’emblème du gardien de la constitution » .

   Dès le 22 septembre 1796 (1er vendémiaire an 5), premier jour de l’année du calendrier officiel, les voitures décorées de l’Ancien Régime sont amenées pour commémorer la fondation de la République française. Bien sûr, le recyclage a fait disparaître tout ce qui pouvait évoquer le passé ducal et impérial. La tenue et les plumes du casque de Druon Antigone ont été peintes aux couleurs tricolores et le géant est identifié à l’Héraclès (Hercule) grec, considéré alors comme l’incarnation du peuple. Les trois autres chars ont été réaménagés autour du thème de l’Escaut et de la navigation, en phase avec le contexte de la fin mise à deux siècles de blocage hollandais de l’embouchure du fleuve (la République batave étant sous contrôle français). En tête, l’image de la Baleine porte l’inscription: « L’Escaut est libre à jamais » . Et comme cerise sur le gâteau, une pierre en provenance de la Bastille, rasée en 1790, est baladée sous les yeux des citoyens émus ou non.

Le Géant à la fête du 1er vendémiaire an 5 (22 septembre 1796). (Source: Pierre Goetsbloets, « Tydsgebeurtenissen » , Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles, ms. II 1492, dans n. 1, p. 207)

   L’exemple anversois fera école, notamment à Borgerhout, aujourd’hui partie intégrante de la Métropole. Mais après un succès de curiosité initial, « l’intérêt du public ne s’étend pas aux festivités républicaines proprement dites, souligne Brecht Deseure. Les plaintes quant à la faible affluence aux fêtes restent aussi légion au cours des années suivantes » . Une chanson satirique antifrançaise dénonce la récupération du Géant ressuscité, notamment en lui faisant dire qu’il ne comprend pas ses accompagnateurs… parce qu’ils parlent la langue de Voltaire ( « Hy vroeg waerom hy mee moest gaen / Maer hy en kon hun niet verstaen » ). Et le chroniqueur contre-révolutionnaire Pierre Goetsbloets décrit con amore l’enthousiasme populaire pour l’antique fête patronale, supprimée du calendrier, contrastant avec le dédain pour les célébrations républicaines.

   Avec Napoléon, les modèles traditionnels sont réadmis dans la culture politique, au moins pour revêtir les conceptions issues de 1789. La visite du Premier consul à Anvers en 1803 permet ainsi à l’Ommegang de renouer avec sa fonction d’hommage aux souverains, certes non sans mises à jour: sur le Géant, resté la star du spectacle, est écrit « Mole mea magnus sed tu, Bonaparte, triumphis » ( « Je suis grand par ma corpulence mais toi, Bonaparte, tu l’es par tes victoires » ); et la représentation du Bateau tout comme celle de Neptune sont enrichies d’allusions à l’ambition du futur empereur d’abolir la domination de l’Angleterre sur les mers. La procession sera de nouveau mobilisée pour les retours ultérieurs de Napoléon et tout autant pour se joindre aux réjouissances quand Marie-Louise lui donnera un héritier.

   Après 1815, les géants et les chars restaurés par la Révolution et l’Empire lui survivront et continueront de parcourir les rues en fête, des copies modernes remplaçant les originaux usés par le temps. Mais les significations qui avaient présidé à leur déploiement ne reviendront jamais. « Les fastes d’antan ont disparu » , déplorera l’historien Jan Baptist Van der Straelen dans une chronique qui s’achève en 1817. Demeurera, nourri par les sentiments romantiques nationaux et régionaux, l’intérêt pour le folklore et les usages de jadis en tant qu’expressions d’un caractère populaire profondément enraciné. Cet attachement collectif peut être mis en parallèle avec la vogue du néogothique au XIXe siècle: on renoue avec les formes, mais pas avec l’esprit.

   Dans le même ordre d’idées,  faut-il comme le chercheur acquiescer à ceux qui considèrent la Zinneke Parade, organisée à Bruxelles depuis 2000, « comme une sorte de version actuelle de l’Ommegang » ? Comparaison n’est pas toujours raison…

P.V.

[1] « Antwerpse reuzen en ommegangen onder Frans bewind » , dans Volkskunde, 124e jaargang, 2023/2 (mai-sept.), pp. 199-218. https://www.volkskunde.be/, Reykerslaan 28, 2550 Kontich. [retour]

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