Au cœur de la plaine famennoise, entouré de douves et d’une nature où s’égaient les daims, le château de Lavaux-Sainte-Anne (Rochefort) élève, en vénérable survivant des siècles ici mélangés, ses tours de pierre médiévales, ses appartements renaissants, sa ferme attenante et son jardin à la française. Mais parce qu’il n’a laissé aucune trace, bien peu de visiteurs du site et des musées qu’il abrite savent ce que fut son rôle très particulier pendant la Seconde Guerre mondiale: un refuge pour des centaines d’œuvres, de manuscrits, d’archives de tout premier plan, mis en caisses et amenés d’Anvers et de Bruges pour attendre des temps meilleurs dans les souterrains et le grand donjon. En Bert Govaerts, cet épisode singulier a trouvé son narrateur [1].
Longtemps réalisateur de documentaires historiques pour la Vlaamse Radio en Televisie (VRT), l’auteur, également biographe d’Albert De Vleeschauwer, d’Ernest Claes et de Marnix Gijsen, a exploité les sources les plus pertinentes pour son sujet. Il remonte jusqu’aux questions posées dès septembre 1938 par le bourgmestre socialiste d’Anvers Camille Huysmans aux institutions culturelles sur la protection de leurs pièces les plus précieuses. L’espoir d’échapper aux hostilités est certes toujours vivace, mais sait-on jamais… Au musée royal des Beaux-Arts (KMSKA), 115 primitifs flamands sont préventivement déplacés vers les caves, près d’une porte par où ils pourront être aisément évacués en cas de danger. Les sculptures les plus lourdes restent quant à elles en place, mais protégées par des sacs de sable entassés, alors que murs et sols sont renforcés.

Si on redoute les bombardements allemands ou alliés ainsi que les pillages propres au temps de guerre, le moindre des paradoxes n’est pas que l’occupant lui-même va se préoccuper de la sauvegarde des chefs-d’œuvre du patrimoine belge. Dans la Métropole, les mesures prises à cet égard se décident à la Propagandastaffel (Escadron de propagande) installée à la Bexstraat. Et quand Arthur Cornette, conservateur du KMSKA, relate dans son journal la visite en juin 1940 de responsables du Kunstschutz (le Service allemand des armées pour la protection du patrimoine) menés par l’historien de l’art Franz von Wolff-Metternich zur Gracht, ceux-ci, écrit-il, lui ont fait une « excellente impression » (cité p. 36).
Mais les Anversois ne tardent pas à déchanter, soupçonnant derrière les pressions croissantes des Allemands, qui exigent d’assurer la survie des œuvres en les éloignant de la ville portuaire, un agenda caché de transfert de celles-ci vers le Reich. Pour Ary Delen, nouveau conservateur du Koninklijk Museum, s’exprimant après la Libération, il n’était pas douteux que les Ardennes étaient une étape « sur le chemin qui menait vers la caverne contenant le butin du collectionneur d’art Hermann Göring » (cité p. 195). Quelle que soit l’intention finale, elle aura en tout cas permis à la plupart des joyaux de sortir indemnes des années noires.
Le premier transport pour Lavaux-Sainte-Anne a lieu le 1er juin 1942. L’état des routes étant ce qu’il est, le voyage prend toute la journée! Classé depuis 1937 et géré par une asbl, le château a été restauré par l’industriel Raymond Pelgrims, sous le contrôle de la Commission royale des monuments et des sites ainsi que de l’architecte Van der Hulst, grâce au mécénat de l’épouse du baron Maurice Lemonnier, député, bourgmestre ff – et résistant – de Bruxelles de 1914 à 1917.

Pour veiller sur les trésors qui vont s’amasser dans la forteresse, le choix se porte sur Herman Bouchery, frais émoulu diplômé en philologie classique et en histoire de l’art, devenu à l’âge de 28 ans conservateur du musée Plantin-Moretus. « Dès le début, note Bert Govaerts, le jeune scientifique, qui sur les photos a l’air d’un grand étudiant, s’est comporté comme un régisseur réaliste, pragmatique et perspicace » (p. 67). Il a d’emblée demandé que le général von Falkenhausen, commandant militaire pour la Belgique et le Nord de la France, interdise à toute unité ou tout soldat allemands de pénétrer dans le château. Il ne pourra cependant pas empêcher que pareils visiteurs se présentent, avec néanmoins pour instruction de ne pas déranger les œuvres.
Parmi celles-ci figurent les signatures de Rubens, Van Dyck, Teniers, Jordaens, Hals, Rembrandt, Van Eyck, Bosch, Memling… Pour une partie des archives anversoises, les caisses sont des urnes électorales portant toujours le numéro du bureau. Les envois muséaux de Bruges sont plus précipités et surtout mal ficelés, parce qu’on y a résisté jusqu’au bout à la perspective d’un déménagement. L’architecte Max Winders, conseiller très influent à la protection des monuments, a tenté de faire jouer ses relations à la Cour pour loger les tableaux dans les caves du château de Laeken. Le palais de Justice de Bruxelles a aussi été envisagé. C’est finalement le Kunstschutz qui a tranché: ce serait Lavaux.
Pour le « châtelain en mission » Bouchery, sa femme, sa fille de 3 ans et les pompiers, appelés à demeurer en un lieu nullement prévu pour cette destination, les conditions de vie s’avèrent spartiates. Les problèmes quotidiens sont l’eau potable, à quérir à la pompe du village, et en hiver le charbon ou le bois à brûler dont il faut être économe, sans parler des exigences de Pelgrims quant à l’entretien des meubles ou des escaliers.
Après le débarquement de Normandie (6 juin 1944), les risques de toute nature s’accroissent. Le département des beaux-arts du ministère de l’Enseignement fait rechercher à brûle-pourpoint les Memling appartenant à la collection de l’hôpital Saint-Jean à Bruges pour les emmener à Bruxelles, dans les chambres fortes de la Société générale, au nom d’une politique de dispersion des biens afin qu’ils ne soient pas tous anéantis en une fois. Les camions sont accompagnés par des gendarmes ainsi que par « l’inévitable Max Winders » (p. 152). Ce n’est encore rien au regard de la confrontation, en août suivant, avec les menaces d’un groupe de résistants du Front de l’indépendance (communiste) de « faire sauter le bazar » (pp. 161-164). L’heure du retour va sonner, mais pour un convoi ramenant des œuvres au bercail, ce sera la tragédie: il sera victime d’une attaque aérienne qui fera deux morts et cinq blessés graves.

La Belgique libérée, Pelgrims aura encore des soucis à se faire pour le château où quelques centaines de soldats alliés, établissant leur quartier, feront feu du bois d’un meuble antique et chaufferont les salles si fort que les garnitures de marbre des cheminées en seront fendues (p. 197), entre autres dégâts… Les musées anversois eux-mêmes ne reviendront que progressivement à une vie normale. Le KMSKA ne rouvrira que partiellement en 1946 et le musée Plantin-Moretus devra attendre 1951.
Le 24 mai 1945, à la Belgische Nationale Radio Omroep (BNRO), Bouchery rendra hommage à toutes les autorités qui ont contribué au sauvetage, en ce compris des membres de l’administration anversoise poursuivis pendant l’épuration. Il n’insistera que sur le rôle des Belges et minimisera celui des Allemands, en contradiction avec ce qu’on peut en dire aujourd’hui. C’est par contre en délicatesse avec le bourgmestre Huysmans qu’il rendra, l’année suivante, son tablier de conservateur du Plantin-Moretus. Sa carrière se poursuivra à l’Université de Gand jusqu’à sa mort en 1959, à l’âge de 47 ans. Quelques écrits de théorie du socialisme et un grand travail inachevé sur Juste Lipse ne l’empêcheront pas de sombrer dans un large oubli.
S’il est resté modeste sur son devoir accompli parfois héroïquement pendant l’occupation – et pour lequel il n’a jamais été officiellement récompensé ou honoré –, on ne peut en dire autant de Max Winders qui, lui, n’a pas ménagé ses efforts pour s’octroyer le premier rôle dans l’aventure, ce dont continue de le créditer l’article qui lui est consacré dans le volume 3 de la Nouvelle biographie nationale. Mort centenaire en 1982, il a continué d’occuper des fonctions éminentes et de recevoir d’importantes commandes de travaux de diverses autorités. Son passé au sein du commissariat général à la Restauration du pays, considéré comme un des rouages de l’Ordre nouveau, ne l’a, semble-t-il, jamais rattrapé.
Comme le chantait Brassens, les trompettes de la renommée, parfois, sont « bien mal embouchées » …
P.V.
[1] Erfgoed op de vlucht, Antwerpen, Manteau – Standaard Uitgeverij, 2024, 208 pp. [retour]