A Bruxelles au cœur du quartier royal, non loin de la place du même nom, s’élève le palais de Charles de Lorraine, témoin, certes transformé au fil du temps, des plus hauts fastes du XVIIIe siècle. De la salle d’audience aménagée par le gouverneur général des Pays-Bas méridionaux, qui ne put toutefois l’achever, l’historien d’art Reinier Baarsen (Université de Leyde, Rijksmuseum Amsterdam) écrit qu’elle constitue « une sorte d’apothéose des réalisations des artistes et des artisans » de nos régions à l’époque et même « une des pièces les plus prodigieuses créées en Europe à la fin de l’Ancien Régime » ainsi qu’ « une brillante démonstration des fruits d’un gouvernement bienveillant » .
Comment, pour parvenir à pareille réussite, se sont noués les rapports entre les métiers de la création et leurs clients ou mécènes des élites dirigeantes ? C’est ce que vient éclairer une étude de cas due à Kevin Brown, « chercheur indépendant » vivant en Ecosse, ce qui n’est pas sans lien avec le sujet [1].
En fonction de 1741 jusqu’à sa mort en 1780, le représentant de l’impératrice Marie-Thérèse s’est passionné par-dessus tout pour les arts décoratifs et l’embellissement des intérieurs. Parmi les talents mis à son service figure, à partir de 1773, le bronzier et orfèvre bruxellois Michel-Paul-Joseph Dewez, frère du célèbre architecte de la Cour Laurent-Benoît Dewez. Ce grand maître du néoclassique sous nos cieux s’est naturellement efforcé de favoriser l’ascension de son cadet. On lui doit ainsi les six bougeoirs en argent conservés à la collégiale Sainte-Begge d’Andenne, dont Laurent a assuré la restauration, et la précieuse soupière des collections du château de Seneffe, lui-même considéré comme le sommet des constructions subsistantes de son frère.

Ayant fait son apprentissage à Paris chez Jacques Roëttiers, fournisseur de Versailles, puis à Bruxelles chez de Roos, Michel s’est trouvé confronté à l’interdiction faite aux maîtres orfèvres de produire en chrysocale (bronze doré), une autre corporation en ayant l’apanage, à moins de travailler pour l’autorité habsbourgeoise. Or, il s’est beaucoup investi dans ces objets qui ont l’apparence de l’or et se vendent alors bien. En 1784, son atelier compte encore parmi les principaux de la capitale, avec cinq compagnons et un apprenti.
La vogue du chrysocale amène Michel Dewez à doter en cette matière quantité de meubles, d’ornements et d’éclairages muraux, de porcelaines montées… destinés à la salle d’audience et au grand salon de Charles de Lorraine, conformément aux vœux de ce dernier et à l’image publique qu’il entend donner. Tables, chaises, canapés… servent de canevas au bronze doré répandu en abondance. Ici aussi s’impose l’imitation des modèles antiques dans ce qu’ils ont de plus sévère, en rupture avec le rococo tombé en défaveur, ce qui n’empêche pas de couvrir de figures naturalistes les cinq paires de vases en porcelaine orientaux qui servent de chandeliers: garçons, satyres, putti tenant des branches de vigne, des fleurs et des fruits.

Dewez frère est aussi l’auteur de deux chandeliers en argent, configurés comme des colonnes cannelées de l’ordre dorique romain, sans éléments décoratifs. Ils ne sont pas assez hauts (16,5 centimètres) pour être utilisés à table lors des repas. Leur sobriété ne doit pas étonner. A Bruxelles comme à Vienne, les objets les plus élaborés ont la fonction politique de montrer aux invités la puissance et la richesse de l’Empire. Pour la vie de tous les jours, en revanche, on se contente d’articles plus simples. Sur les supports, outre le lion couronné du Brabant, la tête de saint Michel, le millésime « 78 » (pour 1778) et la marque du fabricant (un cygne tenant un fruit dans son bec) figurent les armes gravées de l’acquéreur: James Lockhart.

C’est ici qu’on retrouve le pays du tartan et de William Wallace. Né en 1727 dans le Lanarkshire, Lockhart est le second fils d’un éminent jacobite, le parti légitimiste qui soutient la cause des Stuarts contre la maison de Hanovre. N’ayant guère de perspectives dans son pays natal, il bourlingue plusieurs années durant, notamment dans l’armée du roi de Perse Nader Chah, avant de servir les Autrichiens, de se distinguer sur plusieurs champs de bataille et de grimper rapidement les échelons de la hiérarchie. En 1783, il est comte du Saint Empire romain germanique. Son rôle exact à Bruxelles auprès du gouverneur général n’est pas connu, mais certainement pas négligeable. Il sera aussi seigneur de la chambre à coucher de l’empereur Joseph II – et premier protestant à occuper ce poste.
En dépit des noms prestigieux qui ont rempli leurs carnets de commandes, l’adversité finit par frapper les Dewez à partir de 1780. Laurent l’architecte, d’abord, perd la confiance de Charles de Lorraine après avoir été accusé d’incompétence pour sa gestion d’un projet de nouvelle prison. Michel est entraîné dans la chute. Les décorations de cheminées en chrysocale au nouveau palais du prince à Tervuren lui échappent au profit d’un rival, Jacques Lefebvre-Caters de Tournai. Pour compenser le manque à gagner, il se lance dans une série d’entreprises commerciales qui s’avèrent déficitaires. La Révolution brabançonne et les bouleversements qui lui succéderont ne feront qu’accélérer la descente aux enfers. Il fournira des boulets de canon aux Liégeois, des sabres et des épées au camp traditionaliste d’Henri van der Noot et même des armements à la République française, sans pour autant parvenir à remonter la pente. La vente judiciaire de sa maison ne suffira pas à éponger toutes ses dettes. Il mourra en 1804 dans la misère, miné en outre par les émanations de mercure subies à répétition lors de la dorure au feu de ses bronzes.
Bien peu d’œuvres de Michel sont parvenues jusqu’à nous. C’est qu’après la mort du gouverneur mécène, le temps n’est plus aux réalisations patrimoniales somptueuses. Avec le temps des troubles inauguré en 1787, la plus grande partie des objets d’art du palais disparaît, victime des brigandages, des pillages de la soldatesque française ou autrichienne, des mauvaises récoltes, des assignats sans valeur imposés comme papier-monnaie. En 1793, un citoyen bruxellois déplore la rapacité des occupants français en ces termes: « Ils ne nous ont laissé que nos yeux pour pleurer » . Un peu partout, l’argenterie est saisie pour être fondue et en faire des pièces de monnaie.
Les chandeliers susmentionnés font partie des rares joyaux survivants de Dewez. James Lockhart les a emportés avec lui à Pise où il est mort en 1790, après quoi son fils héritier a dû les conserver en Ecosse. Réapparus lors d’une vente aux enchères à Vancouver (Canada) en 2002, ils se trouvent aujourd’hui sur le bureau de Kevin Brown, l’auteur de l’étude dont il a été ici rendu compte. Du chineur à l’historien – ou vice versa –, il peut n’y avoir qu’un pas…
P.V.
[1] « Artist and Patrons: Court Art and Revolution in Brussels at the end of the « Ancien Regime » » , dans Dutch Crossing. Journal of Low Countries Studies, vol. 48, issue 1, 2024, pp. 1-28. https://doi.org/10.1080/03096564.2017.1299964, Association for Low Countries Studies, Germanic Studies, School of Languages and Cultures, University of Sheffield, Jessop West, 1 Upper Hanover Street, Sheffield, S3 7RA, United Kingdom, alcs@sheffield.ac.uk. La citation de Reinier Baarsen est issue de cet article. [retour]