On peine à imaginer de nos jours l’ampleur du leadership exercé par la Belgique, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sur le développement des chemins de fer et de la traction électrique dans les quatre coins du monde. Si la famille Empain, fondatrice de la Compagnie des railways à voie étroite en 1881, donne le ton, l’impulsion vient aussi de Léopold II. Aucune contrée lointaine – c’est notoire – ne laisse le Roi insensible quand il parcourt du regard la carte du monde. Mais comment ne porterait-il pas un intérêt tout particulier à la Chine, cet immense pays alors en pleine décadence politique et en proie aux appétits des puissances européennes ?
Dès 1872, notre deuxième souverain met sur pied un comité chargé d’investiguer sur les occasions commerciales à saisir dans le Céleste Empire. Même si le gouvernement considère ses initiatives avec frilosité, il convainc le mandarin Li Hongzhang, en tournée en Europe, de confier aux Belges la construction d’une partie du réseau ferroviaire chinois. Peu après est fondée la Société d’études des chemins de fer en Chine, qui associera non sans mal des capitaux belges et français ainsi que l’Etat indépendant du Congo (propriété personnelle du Roi).
En 1898, le contrat est décroché pour un projet d’envergure: la construction, sous la conduite de l’ingénieur Jean Jadot, de la première ligne de train importante au pays du Milieu, longue de 1200 kilomètres et reliant Pékin à Hankou (une partie de Wuhan aujourd’hui). Les travaux n’iront pas sans mal, victimes notamment de la révolte dite des Boxers (1899-1901) contre les concessions de secteurs aux Occidentaux et les inventions modernes jugées maléfiques. Les insurgés, ralliés derrière un poing levé, tueront quelque 500 ressortissants étrangers, parmi lesquels plusieurs missionnaires belges. Mais au final, selon l’historienne britannique Barbara Emerson, Pékin-Hankou est « pour la Belgique une réussite extraordinaire » , qui « devait marquer l’apogée de la politique chinoise de Léopold II » [1].

Bien d’autres entreprises de pénétration économique ou de transferts technologiques sont cependant à mentionner, dont celle de la Compagnie de tramways et d’éclairage de Tientsin (ou T’ien-tsin) (CTET), qui équipe le port principal de la Chine du Nord de 1905 à 1908, avec le groupe Empain pour principal investisseur. On doit à Johan J. Mattelaer, urologue prolifique sur beaucoup de sujets, et à Mathieu Torck, des Universités de Gand et de Louvain (Etudes chinoises), avec différents collaborateurs, d’avoir éclairé originalement cette aventure et la précédente en mettant l’accent sur trois figures qui leur sont étroitement liées [2].
Médecins l’un et l’autre, les frères gantois Philippe et Adolphe Spruyt ont été appelés à dispenser les soins sur les chantiers de construction. Le premier est à Hankou quand le second, en 1905, s’embarque pour servir la compagnie de chemin de fer Pien-Lo (Kaifeng-Luoyang), au sud du fleuve Jaune (Huang He). Dans ce dernier cas, les Chinois sont à la manœuvre sous contrôle belge. Le périple des Spruyt a surtout intéressé la recherche pour les centaines de photographies et d’antiquités qu’ils ont ramenées. Adolphe, qui sera considéré dans le monde artistique comme « un véritable apôtre » (p. 136), déploiera une importante activité de conférencier, figurera en 1929 parmi les fondateurs de l’Institut belge des hautes études chinoises et fera don d’une grande partie de sa collection au Bijloke Museum à Gand (aujourd’hui le Stam).
Gantois également, l’ingénieur François Nuyens signe en mai 1905 un contrat de trois ans avec la CTET comme directeur de l’atelier et du dépôt de Tianjin, où la Belgique a obtenu l’administration d’une zone territoriale. Il s’installe avec sa femme et son fils dans un pays qui se remet alors à peine de la période trouble des Boxers. Mais il y règne un climat un peu plus favorable aux efforts de modernisation dont l’impératrice douairière Cixi prend un temps la direction. Nuyens dressera les plans électriques et travaillera à la construction et à la mise en service du tram de la vieille cité avec des compatriotes techniciens et d’autres métiers.

Si l’homme est resté longtemps sous les radars des historiens, ce n’est plus le cas de nos jours, grâce surtout au journal qu’il a tenu durant son voyage et son séjour asiatiques. Ce document transmis à sa descendance, dont la Gazette van Gent publia des extraits dans les années ’30, frappe et vaut par le luxe de détails dont il regorge. Géographie, climat, conditions sanitaires, transports, alimentation, fêtes, ameublements, langue, rites funéraires, jusqu’aux méthodes d’exécution des condamnés…, rien ne lui échappe.
Ainsi, dans le domaine de l’habitat, décrit-il, dessin à l’appui, les dispositions prises par les autochtones pour que leur chez-soi ne puisse être vu de l’extérieur: « On ne peut jamais entrer directement dans une maison chinoise. Devant la première et la deuxième entrées, il y a habituellement des murs formant un écran qui cache l’intérieur » (cité p. 208). A en croire notre ethnologue amateur, les mandarins sont sinistrement prévoyants: « Quand les riches Chinois voyagent, il arrive souvent qu’ils emportent leur cercueil avec eux » . Ce que fit Li Hongzhang quand il se rendit en Europe, paraît-il (cité p. 222)… Certains morts ne sont pas enterrés: « Une partie de leur logement est aménagée comme leur dernière demeure et n’a aucun autre usage » (id.). Mention, bien sûr, est faite de la « coutume barbare » chez les femmes des pieds mutilés, enserrés pour empêcher leur croissance, coutume qui « a presque disparu, mais n’a pas encore été complètement éradiquée » (cité p. 229).
Le diariste s’exprime en Européen de son temps, qui regarde les mœurs locales avec un fréquent mélange de dédain et d’amusement, sans douter en tout cas de la mission civilisatrice des Occidentaux. « Prenez le fardeau de l’homme blanc » ….
P.V.
[1] Léopold II. Le royaume et l’empire (1979), trad. de l’anglais, Paris-Gembloux, Duculot (coll. « Document » ), 1980, p. 221. – Sur ce sujet, la thèse de Ginette KURGAN – Van HENTENRYK demeure indispensable, Léopold II et les groupes financiers belges en Chine. La politique royale et ses prolongements (1895-1914), Bruxelles, Académie royale de Belgique (Mémoires in -8°de la classe des lettres, 2e série, t. LXI, fasc. 2), 1972. [retour]
[2] A Belgian Passage to China. Belgian-Chinese historical relations (1870-1030) and the construction of the railway and the tramway network based on the personal documents and pictures of François Nuyens and Philippe & Adolphe Spruyt, Gorredijk (Opsterland, Nederland), Sterck & De Vreese, 2020, 304 pp. [retour]