S’il faut en croire l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la pollution de l’air dans l’espace public a été en 2019, pour l’ensemble de la planète, la cause de quelque 4,2 millions de décès prématurés. Et la Belgique, en raison de sa grande densité, ne fait pas précisément partie des pays jugés les plus « respirables » .
Pour objectiver autant que possible nos conditions écologiques, une étude a été menée dans les neuf plus grandes agglomérations du royaume (représentant 52,9 % de la population). Il s’est agi d’évaluer les liens possibles entre la mortalité naturelle et l’exposition à court terme de groupes potentiellement vulnérables à cinq polluants (dioxyde d’azote, ozone, carbone suie et deux variétés de particules fines) [1]. La recherche a porté sur les années 2010 à 2015. Ses auteurs sont attachés à l’Agence interrégionale belge de l’environnement (Irceline), à l’Institut flamand de recherche technologique (Vito), au centre de recherche sur la santé Sciensano ou aux Universités de Hasselt ou de Louvain (Leuven).
Pendant la période envisagée, 304.754 compatriotes sont passés de vie à trépas des suites d’une maladie (les données mutualistes ont été obtenues pour 300.492 d’entre eux). Sans surprise, les facteurs cardio-vasculaires et respiratoires ont été dominants, représentant respectivement 29,7 et 11,2 % des cas fatals. Les analyses de l’impact environnemental sur ces grands départs aboutissent au constat d’une hausse de 0,4 à 1 % associée à une augmentation de 10 microgrammes par mètre cube d’air (μg/m³) pour quatre des cinq polluants, proportion qui s’élève à 7,1 % pour le carbone suie (ou carbone noir) lié aux processus de combustion (trafic routier, chauffage…).
Parmi les résultats plus spécifiques de l’enquête, on relèvera, dans la catégorie des décès liés à une cardiopathie ischémique, une croissance significative de 1,6 % quand la concentration d’ozone se fait plus forte. Certains antécédents médicaux (thromboses, accidents cardio-vasculaires…) aggravent les risques liés à une présence plus importante des particules fines. La sensibilité des personnes asthmatiques à tous les polluants serait également préoccupante, mais leur faible nombre (1,5 % de la population étudiée) impose la prudence dans les conclusions. Plus généralement, les saisons froides (octobre-avril) sont forcément à plus hautes menaces liées aux particules fines, au dioxyde d’azote et au carbone noir, alors que les zones à grande densité en bâtiments sont particulièrement soumises à des variations nuisibles du taux en dioxyde d’azote. Par contre, les chercheurs n’ont pas pu établir de corrélations entre l’aggravation de la mortalité sous l’effet des agents précités et l’âge, le sexe ou le milieu socio-économique.
L’état de fait ainsi dressé implique-t-il, par rapport à un passé proche ou lointain, une détérioration ou une amélioration ? Cette question n’entrait pas dans le propos du présent l’article et si appel est fait à l’historien, il ne pourra, en tout état de cause, fournir de données quantitatives aussi précises à propos de l’air que respirèrent nos ancêtres. Il faut s’en tenir aux perceptions sensibles que rapportent les sources. Et celles-ci, même si on écarte les épisodes hors-norme (épidémies, guerres…), n’incitent guère à rêver d’un temps idyllique où on aurait senti la rose en tous lieux…
Considérons simplement, en 1838, un témoin nullement contempteur, bien au contraire, de la première révolution industrielle. Victor Hugo, sur la route de Huy à Liège voit, une fois passé « le lieu appelé la Petite-Flémalle » (Flémalle-Haute aujourd’hui), le paysage se transformer progressivement en un véritable enfer. « Toute la vallée semble trouée de cratères en éruption, écrit-il. Quelques-uns dégorgent derrière les taillis des tourbillons de vapeur écarlate étoilée d’étincelles; d’autres dessinent lugubrement sur un fond rouge la noire silhouette des villages; ailleurs les flammes apparaissent à travers les crevasses d’un groupe d’édifices. On croirait qu’une armée ennemie vient de traverser le pays, et que vingt bourgs mis à sac vous offrent à la fois dans cette nuit ténébreuse tous les aspects et toutes les phases de l’incendie, ceux-là embrasés, ceux-ci fumants, les autres flamboyants » [2].

Plus loin, en traitant de l’Ancien Régime, Peter Poulussen (Katholieke Universiteit Brussel, anciennement Faculteiten Sint-Aloysius) note à quel point « le milieu urbain intra muros est antinaturel » [3]. Les activités les plus polluantes y prolifèrent et même celles qui ont été reléguées à l’extérieur finiront par se retrouver à l’intérieur du fait de l’expansion urbaine. On peut se faire une idée des nuisances à travers le nombre impressionnant des dispositions du droit coutumier visant notamment les odeurs, les murs de séparation, les fosses d’aisance ou la hauteur et la forme des cheminées. La création en 1750 d’une fabrique de céramique à Bruges, par exemple, reçoit le feu vert du pouvoir central et des autorités communales à condition que la fumée ne gêne pas le voisinage. A la même époque, la Ville d’Anvers consulte les habitants et les industries proches sur toute demande d’établissement d’un candidat entrepreneur utilisant du charbon comme matière première.
L’image ainsi donnée des cités pourrait être idéale, s’il n’y avait des manquements à la règle et, plus encore, si le souci de préserver les intérêts économiques n’entrait pas en conflit avec la santé publique. Des services de nettoyage sont bien organisés à partir de la seconde moitié du XVe siècle, mais les problèmes générés par les décharges publiques restent entiers. Ceci sans parler des vases de nuit déversés dans les rues ou encore des lieux en surplomb ouverts sur les cours d’eau où tombent les excréments, avec pour conséquences la puanteur et les risques de contagion… La toponymie flamande est ici éloquente: « Presque toutes les villes, précise Peter Poulussen, avaient leur Vuilstraat (rue Sale), Vuilvliet (ruisseau Sale), Gruisberg (montagne des Débris), Meststraat (rue du Fumier), Kakhoek (coin de la Crotte), etc. Souvent, les citadins appliquaient ces dénominations à plus d’un endroit. Dans le langage populaire, beaucoup de villes connaissaient donc plus d’une Vuilstraat » . Les équivalents francophones, bien sûr, n’ont pas manqué.

L’herbe n’était donc pas nécessairement plus verte pour les générations qui n’ont connu ni la vapeur, ni l’électricité, ni le gaz, ni le pétrole… Ce constat est indépendant, faut-il le dire, de celui des trésors de sagesse, de spiritualité, d’art et d’artisanat que nous avons perdus.
P.V.
[1] Claire DEMOURY, Raf AERTS, Finaba BERETE, Wouter LEFEBVRE, Arno PAUWELS, Charlotte VANPOUCKE, Johan Van der HEYDEN & Eva M. De CLERCQ, « Impact of short‑term exposure to air pollution on natural mortality and vulnerable populations: a multi‑city case‑crossover analysis in Belgium » , dans Environmental Health, 23, art. 11, 2024, 10 pp., https://doi.org/10.1186/s12940-024-01050-w (en libre accès). [retour]
[2] Impressions de Belgique, textes rassemblés par Pierre Arty (1968), 2e éd. rev. et augmentée, Bruxelles, Luc Pire – Dexia, 2002, p. 81. [retour]
[3] « Ennuis de voisinage et pollution de l’environnement », dans La ville en Flandre. Culture et société 1477-1787, dir. Jan Van der Stock, trad. du néerlandais, Bruxelles, Crédit communal, 1991, pp. 71-76. [retour]