« Si nous sommes des djusses, ils sont des pètés »

Le relevé des sobriquets par lesquels se désignaient les habitants des communes namuroises témoigne de processus de formation à peu près partout identiques. Ils font écho à des épisodes historiques, des rivalités, des données religieuses ou culturelles, des activités économiques… et plus souvent encore à des traits de caractère supposés

   Rien de plus enraciné chez nous que l’esprit de clocher. Il s’est concrétisé notamment par la propension à se définir en opposition à ses plus proches voisins. Par contraste et aussi, bien souvent, par dérision… « Nos concitoyens ont gardé l’habitude de spoter [surnommer], au moyen d’un sobriquet, les habitants de nos diverses localités » , constatait ainsi en 1924 Fernand Danhaive, docteur en histoire et professeur à l’Athénée royal de Namur, auteur pour sa province d’un relevé de ces spots poursuivi par Herman Pector, membre correspondant de la Société archéologique de Namur. Cette étude est aujourd’hui rééditée [1].

   Beaucoup d’eau a certes coulé sous les ponts de nos villages depuis la première publication, mais il reste des traces de ces anciens usages qui appartiennent à notre patrimoine langagier et peuvent s’avérer riches en enseignements. « Le sobriquet, expliquait en effet l’érudit local, rappelle souvent un fait historique, social ou religieux ou économique. Il témoigne d’un sentiment d’envie, de haine, de sympathie ou de mépris » . Il reflète la vie en somme, avec ses grandeurs et ses travers.

   Danhaive n’était pas parti de rien. Il avait à sa disposition le volumineux ouvrage d’un chercheur allemand naturalisé belge, Jean-Théodore De Raadt, portant sur l’ensemble du pays [2]. Il l’a amplement utilisé et complété, uniquement pour le Namurois comme je l’ai indiqué, mais les processus de formation de ces aimables ou moins aimables appellations ont été partout à peu près identiques.

   Certaines s’inspiraient de jalousies ou de rivalités entre communes, pouvant même provoquer des algarades lorsqu’elles étaient prononcées. « Cela devient rare, toutefois » , pouvait déjà rassurer l’enseignant au lendemain de la Grande Guerre. Mais à l’époque où le tirage au sort désignait les jeunes gens qui devaient accomplir le service militaire, il fut reproché aux habitants de Bioul (aujourd’hui une section de la commune d’Anhée) d’avoir été trop chanceux. Ils écopèrent ainsi d’être appelés les rachisses ou les rebuts

   Dans un registre plus bucolique, des caractéristiques du milieu naturel ont alimenté des surnoms, tel celui des tchic-tchac pernèlots appliqué aux Philippevillains à cause des oiseaux qui foisonnent sur les nombreux prunelliers du pays. Ailleurs, c’est la structure de la localité qui a pu être décisive. Les bourdjwès de Ciney ont ainsi été considérés comme tels parce que la ville avait son faubourg.

   Il est arrivé qu’une moquerie soit formée par simple dérivation à partir du toponyme. Les rhinocéros de Rhisnes (La Bruyère), les spirous (écureuils) de Spy ou les moustachus de Moustier-sur-Sambre (Jemeppe-sur-Sambre dans les deux cas) en ont fait les frais. Des constructions moins, disons enfantines, ont pu naître de certaines données religieuses ou culturelles. Ainsi fait-on toujours partie des jobins (ou Djobins) si on vit à Villers-deux-Eglises (Cerfontaine) ou à Mettet, en raison de l’essor qu’y a connu  le culte de saint Job – une fontaine lui est dédiée à Mettet. Ainsi les Namurois aimaient-ils à dire que « c’est todi dicauce à Belgrade » ( « c’est toujours la fête à Belgrade » ) parce qu’ils avaient fait du patelin, aujourd’hui fusionné, un haut lieu de promenade. Ainsi Florennes a-t-elle eu ses pêtards, mot désignant non pas les missiles de l’US Air Force mais surtout les membres des familles du quartier de la chapelle Saint-Pierre dont les aïeux, paraît-il, portaient des habits aux couleurs criardes.

La fontaine de Mettet dédiée à saint Job dont le culte, remontant au moins du XVIIIe siècle, vaut aux habitants d’être appelés les « (D)jobins » . (Source: musée de l’Eau et de la Fontaine, Ottignies-Louvain-la-Neuve)

   Les souvenirs d’épisodes historiques même lointains peuvent se révéler très vivaces. Bouvignes et Dinant forment une même commune depuis 1965, mais du temps où la première relevait du comté de Namur et la seconde de la principauté de Liège, deux entités aux relations fréquemment conflictuelles, ont été hérités les spots de houlotes di Bovègne (qui ululent) ou encore de rapècheûs d’curie au pont d’ Givet (repêcheurs de femmes débauchées ?) appliqués aux Bouvignois. Si Jambes (Namur) a traîné la réputation d’être on payis d’ Prussiens, serait-ce en raison de son appartenance à l’évêque de Liège qui dépendait du Saint-Empire romain germanique ? Fernand Danhaive ne l’envisage pas. Il mentionne en revanche que naguère encore, le Namurois, s’il était du genre grossier, invitait celui qui l’énervait à aller « tch… à Malonne, au payis d’ Lîdje! » . Malonne, rattachée à Namur depuis les mégafusions de 1977, était jadis terre liégeoise et servait de refuge à ceux qui avaient maille à partir avec la justice du comte.

   Aux spécificités économiques et sociales, réelles ou supposées, font allusion les nombreuses expressions épinglant les mougneûx d’djote (mangeurs de choux) de Velaine-sur-Sambre (Sambreville) ou « d’fromadje » de Leffe (Dinant) ou « d’gozète » (gosettes) de Flawinnes (Namur) et de Rosée (Florennes) ou encore « d’lumeçons » (escargots) de Namur. La présence de deux confitureries sur leur territoire explique que ceux de Temploux (Namur) étaient des mougneûx d’sirope. Les durès crousses (croûtes dures) de Vierves (Viroinval) n’avaient pas de plus mauvais boulangers qu’ailleurs, mais allaient travailler dans les bois où leur pain de provision avait le temps de rassir. Les pauvres cloutiers de Bohan (Vresse-sur-Semois) n’étaient pas mieux lotis: on disait qu’ils trimaient pour ne gagner que du « pwin sètche » (pain sec). Beaucoup plus positivement, au Roux (Fosses-la-Ville), les maswis (ou mansionnaires) formaient des communautés qui, à côté de leurs biens propres, jouissaient en commun de certains droits administratifs, judiciaires et d’usage sur certaines terres. Ce qui suit sera moins ragoûtant. Les Couvinois, pour avoir raccordé leurs latrines à l’Eau Noire, la rivière qui traverse la bourgade, furent appelés les chitards à l’êwe. Les Andennais furent affublés de la même métaphore scatologique pour le même motif. De manière guère plus laudative, on a dit des villageois de Morialmé (Florennes) qu’ils étaient des cous parce que telle était l’interjection par laquelle ils se reconnaissaient à voix basse quand, au temps de l’exploitation minière, ils allaient la nuit chercher frauduleusement dans les bois du voisinage des matériaux pour étançonner leurs galeries En revanche, allez savoir pourquoi les gens d’Yvoir étaient des p’tits monsieûs sins l’sou!

Les villageois de Vierves travaillaient longuement dans les bois environnants où leur pain avait le temps de rassir. Ils furent surnommés les « durès crousses » (croûtes dures). (Source: « Guide touristique de Viroinval » , Viroinval, Maison des jeunes & asbl Documentation et information régionales sur l’environnement, s.d., p. 41)

   Sans grande surprise, c’est au chapitre des traits de caractère peu flatteurs que la moisson est la plus abondante. On essentialise à vitesse éclair! Les citoyens de Matagne-la-Grande (Doische) sont des bieus (bœufs) à cause de leur démarche pesante et de leur parler lent, ceux de Leuze (Eghezée) sont des siyas, siyas (oui, oui) parce qu’ils ont la manie de répéter leurs affirmations, ceux de Doische sont des cailloux rudes et grossiers, ceux de Mouzaive (Vressse-sur-Semois) et de Liernu (Eghezée) des bédouins (gens intraitables), ceux d’Yves-Gomezée (Walcourt) des têtes d’en corne (moqueurs)… A fortiori, comment supporter d’être compté parmi les cuchets (cochons) de Mesnil-Saint-Blaise (Houyet), les aragnes (avares) de Resteigne (commune transférée au Luxembourg en 1977), les maquèts (toqués) d’Alle (Vresse-sur-Semois), les baloûjes (hannetons mais aussi hurluberlus) de Bouge (Namur), les foûs de Bovesse (La Bruyère)… ? Le cas des bouyards de Waret-la-Chaussée (Eghezée) et alentours est discuté. Pour De Raadt, la rumeur leur a attribué le penchant d’ouvrir la bouche démesurément. Son continuateur les voit plutôt réputés batailleurs (bouye = bosse). A Saint-Germain (Eghezée), « les bravès djins sont rares » et il en va de même à Romedenne (Philippeville) où il n’y a « ni bon vint, ni bonès djins » . On se défend d’être naïf en disant: « Dji n’sos nin d’Djève, savos mi! » ( « Je ne suis pas de Gesves, vous savez! » ). Mais à ce jeu, il n’est pas rare que l’arroseur soit à son tour arrosé. Ainsi les Lustinois, spotés comme étant des djusses (cruches) par leurs voisins de Profondeville, ont-ils fait de ceux-ci des pètés (souvent traduit par toqués). A noter qu’ils sont tous aujourd’hui à la même enseigne (Profondeville).

   Trouvera-t-on ici l’une ou l’autre gausseries sur la lenteur présumée des Namurois ? Le défaut d’être nawes (flemmards) a d’abord été attribué à la population des vieux quartiers qu’on disait peu attirée par les métiers requérant un effort physique. Les villageois des alentours ont davantage exprimé leurs appréhensions à l’égard des citadins considérés comme des djodjos (niais) qui prenaient les éteules pour des plantations ou le persil pour du cerfeuil et qui, pour cueillir une fleur, allaient piétiner toutes les denrées. Les Namurois n’ont pas manqué de renvoyer la balle à ces payisans, mot qui fut tout sauf élogieux dans leur lexique.

   On pourrait, bien sûr, multiplier les exemples. Je me suis surtout efforcé ici d’inscrire dans une typologie les résultats de cette enquête faite il y a cent ans, quand il suffisait d’interroger les habitants pour savoir comment ils se désignaient ou se brocardaient. La mobilité qui caractérise notre époque, les rapprochements opérés à la longue entre communes fusionnées ainsi que le déclin du wallon comme langue parlée ont fait tomber en désuétude la plupart de ces sobricots. Gratifiants ou vexants, ils n’en étaient pas moins porteurs de sens.

P.V.

[1] Fernand DANHAIVE, « Sobriquets des communes namuroises », dans Cahiers de Sambre et Meuse, 2024/3, juillet-déc. https://www.sambreetmeuse.be/les%20cahiers.htm, Les Tiennes 47, 5100 Wierde (Namur). A l’occasion du centenaire de la revue, ce numéro et le précédent contiennent la republication d’une série d’articles parus depuis un siècle. Version originale de celui dont il est question ici dans Le Guetteur wallon sous les signatures de Fernand DANHAIVE et Herman PECTOR, 1ère année, n° 11, 20, (Namur), 15 juillet 1924, 1er janv. 1925, pp. 131-135, 265-266, en libre accès sur https://neptun.unamur.be/ark:/83449/00d720ef28. [retour]

[2] Les sobriquets des communes belges (blason populaire), Bruxelles, Constant Baune, 579 pp. dans l’édition de 1903. – On peut aussi se reporter à la version remaniée et actualisée de Yannik Delairesse, Les sobriquets des communes de Belgique, Grivegnée, Noir Dessin, 2004, 192 pp. [retour]

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