La présence d’une femme à la tête d’une entreprise aux débuts de la révolution industrielle ne constitue pas en soi un fait rarissime. Il s’agit cependant le plus souvent de veuves assurant la « régence » pendant la minorité du principal héritier. De notables exceptions ont toutefois existé, aujourd’hui mises en lumière par la recherche historique. La carrière de Marie-Anne Biolley-Simonis (1758-1831) à Verviers, que retrace Freddy Joris [1], présente à cet égard bien des similitudes avec celle, que j’ai déjà évoquée ici, de Marie-Thérèse De Decker (1805-1871) à Saint-Nicolas (pays de Waes) [2]. Figures majeures du secteur textile l’une et l’autre, elles ont exercé de facto les plus hautes responsabilités dès le vivant de leur mari. Pour la seconde, ce fut par la volonté du conjoint de l’associer d’emblée à la gestion dans tous ses aspects. Dans le cas de la première, ce fut pour obvier à l’impotence de l’époux.
Née Simonis, une grande famille drapière, Marie-Anne est « un des plus beaux partis de Verviers » (p. 35) quand est célébré en 1777 son mariage avec Jean-François Biolley, rejeton d’une lignée qui collectionne les teintureries et fouleries le long du canal de la Vesdre ou de ses dérivations. On ne dira jamais trop l’importance de l’ancienne cité lainière dans la montée en puissance économique de la Belgique. Un père François-Xavier de Feller peut y constater et déplorer que « le succès des manufactures répand l’abondance et les vices » (cité p. 46)…
Quand, au milieu des années 1790, Jean-François passe à sa femme la direction de la firme, une des plus importante de la place, celle qui demeurera trente-cinq années durant la patronne de centaines d’ouvriers est alors à peine quadragénaire. Loin de se contenter de gérer au jour le jour, elle va laisser une empreinte modernisatrice profonde et durable.

Diplômé de l’Université de Liège, Freddy Joris a dirigé l’Institut du patrimoine wallon, parmi d’autres fonctions. Son travail, enrichi par un important fonds d’archives familiales, retrace notamment la conception et la réalisation du premier projet de cité ouvrière en Europe, due à un groupe de notables verviétois soutenus par « la Grande Madame » , ainsi que les travailleurs l’auraient surnommée. La motivation sociale est certes ici inséparable de l’intérêt bien compris: la production a besoin de main-d’œuvre et on n’attire ni ne retient les mouches avec du vinaigre. Peut-être un certain « attachement » envers l’initiateur, le bourgmestre Mathieu-Renat Godart, a-t-il aussi pesé sur la balance (pp. 86-87). Il n’empêche que Marie-Anne Biolley-Simonis se tiendra fermement au programme de « maisons pour le peuple » . Dans les premières années du XIXe siècle, une souscription en sa faveur sera relancée par le nouveau maire, « à la demande une fois de plus de Marie-Anne au vu du montant des sommes versées par elle » (p. 116).
La même capitaine d’industrie apparaît à l’origine de la première étape en terres liégeoises de William Cockerill et de ses deux fils. Rencontrés à Hambourg par Henri Mali, délégué et prospecteur d’Iwan Simonis, frère de Marie-Anne, l’homme d’affaires britannique et sa progéniture s’installent en octobre 1799 dans une propriété Biolley, une ancienne foulerie où ils vont travailler « de longs mois en secret » (p. 108). Comment ces sujets anglais ont-ils obtenu les passeports leur permettant d’entrer sur le territoire de la République française, à laquelle nous sommes alors annexés, au moment où le conflit est ouvert avec Albion ? « C’est par l’intermédiaire de Talleyrand [3] directement, et donc grâce encore aux bonnes vieilles relations de Marie-Anne » (p. 107). Laquelle investira elle-même dans la fabrication de machines à vapeur et acquerra des houillères pour les alimenter.
Dans un tout autre domaine, mais toujours en quête d’innovations, Madame Biolley entreprend en 1803 d’acclimater des moutons mérinos espagnols avec des ovins du pays sur les hauts plateaux verviétois, ceci afin de produire la laine dont la guerre compromet l’importation. L’élevage industriel lui réussit: « En 1809, Marie-Anne possède 725 ovins et elle fait des émules en la personne de son frère François-Xavier (413 bêtes à Séroule) et de sa sœur la veuve Plomteux (210 têtes au château de Hodbomont à Theux, autre propriété Biolley). Le troupeau allait monter jusqu’à quelque 4000 têtes! » (p. 120). Au bilan de l’entrepreneuse, il faudrait encore mentionner la diversification notamment dans le coton ainsi que les contributions sonnantes et trébuchantes à la bienfaisance publique hospitalière, au théâtre communal, à la création d’un deuxième journal local…
En 1804, pas moins de 43 % des ouvriers du textile à Verviers sont au service de la « Grande Madame » . Leur condition n’est pas plus idyllique qu’ailleurs. L’âge moyen des fileurs aux mécaniques est de 15 ans. Malgré les efforts consentis en matière de logements, beaucoup habitent à l’usine. Dans celle des Surdents, en dehors de l’agglomération, un inventaire de 1811 mentionne la présence « d’un dortoir non chauffé équipé de cinquante-cinq matelas » (p. 116). L’état physique des Verviétois en général est jugé déplorable par l’officier de santé Beauvois, auteur en 1802 d’un rapport détaillé où il conclut que « le peuple depuis la révolution paraît plus asservi à l’ouvrage. Il ne songe guère à vivre heureux, il ne songe qu’à vivre » (cité p. 116). La firme Biolley connaît en 1812 une première tentative de résistance ouverte des travailleurs à la mécanisation. Mais en cette matière comme au plan salarial, les troubles sociaux échouent à entamer la détermination des fabricants et du pouvoir politique.

Le rôle de celle qui aura tenu les rênes de l’entreprise depuis le début du régime français jusqu’en 1830, l’année de l’indépendance, a-t-il été sous-estimé ? Certainement pas par les contemporains. En rapportant son décès, le Journal de Verviers des 21 et 22 novembre 1831 précise que « longtemps les pauvres, dont elle était la protectrice, en conserveront la mémoire » (cité p. 135). Quelques années après, Antoine Gabriel de Becdelièvre, auteur de la première Biographie liégeoise, évoque son « influence heureuse sur le commerce et l’industrie de cette ville » (ibid.). En 1868 encore, plus d’une génération après donc, une notice lui est consacrée dans la Biographie nationale, sous la signature de Gilles Dewalque qui affirme que « dans l’ordre matériel, notre patrie ne compte guère de noms qui puissent être comparés à celui-là » (ibid.).
La tombée dans un oubli relatif est venue plus tard. Par le présent livre, il est en bonne voie de réparation.
P.V.
[1] Marie-Anne Biolley-Simonis 1758-1831. Une Verviétoise, première capitaine d’industrie en Belgique, Bruxelles, Archives générales du Royaume (coll. « Studies in Belgian History » , vol. 13, publication n° 6497), 2024, 159 pp. [retour]
[2] Cfr l’article de ce blog, Industriels, chrétiens, sociaux: une « forte femme » et son fils au pays de Waes, 5 janv. 2025. [retour]
[3] L’homme de tous les régimes est alors ministre des Relations extérieures. [retour]
Excellent compte-rendu. Merci. Freddy Joris.
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