S’il est bien une spécificité de nos régions depuis la fin du Moyen Age, c’est leur densité urbaine, devenue à la longue la plus élevée du monde. En 1700, 46 % de la population des Pays-Bas actuels vivait dans des villes de plus de 5000 habitants. En Belgique, on se bornait à 29 % mais on occupait la deuxième place, loin devant l’Angleterre, l’Italie ou l’Espagne (14-15 %). En 1870, Pays-Bas et Belgique étaient à égalité (32 %) mais dépassés par l’Angleterre (50 %). Aujourd’hui (chiffres de 2023), nous avons repris la tête (98 % des Belges, 93 % des Néerlandais) devant les Anglais (85 %). Les fusions de communes aidant, le seuil des 5000 âmes est certes facilement dépassé dans le temps présent, mais il est considérable pour l’Ancien Régime.
Proches les unes des autres, alors que Londres et Paris ont évolué en mégapoles désertifiant les campagnes environnantes ou lointaines, nos cités se signalent aussi par leur internationalité – leur présence à travers le monde ou la présence du monde en elles. C’est cette dimension qui a retenu l’attention de cinquante historiens, réunis pour une vaste fresque couvrant l’espace bénéluxien (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) dans la longue durée, de l’Antiquité à nos jours [1].
Traitant de toutes les formes possibles de liens avec l’étranger, l’ensemble se révèle des plus hétéroclites. On passe du destin de Tournai, la capitale des Nerviens qui fut selon les moments française, habsbourgeoise et même anglaise, à l’aide internationale organisée pour la population bruxelloise pendant la Première Guerre mondiale, en passant par le cosmopolitisme convivial de L’Ecluse (Sluis) où le voyageur castillan Pedro (ou Pero) Tafur a vu en 1438 « toutes les nations du monde manger à une table commune sans se disputer » (cité par Wim De Clercq & al., deel I). On est par ailleurs plus proche de l’anecdote que de l’indice d’un rayonnement ou d’une orientation hors frontières quand il est question des rues de Borgerhout (Anvers) qui reçurent, autour de 1900, les noms de héros de la guerre des Boers par sympathie pour les descendants de colons dont beaucoup étaient venus du plat pays. Des toponymes devenus quelque peu provocateurs quand les polémiques firent rage autour de la République d’Afrique du Sud et de son régime d’apartheid (Christophe De Coster & Léa Hermenault, deel III)…
Les poids anversois et amstellodamois dans les échanges commerciaux, en revanche, ne demandent pas de démonstration, les ascendants bruxellois et luxembourgeois aux plans européen et financier pas davantage. Ypres a ici sa place pour avoir exporté sa draperie jusqu’en Russie et au Levant. Au temps des cathédrales, la production textile y concerne directement ou indirectement plus de la moitié de la population (Lennert Lapeere, deel I). Depuis Liège, ce sont les fournitures d’armes à feu civiles et militaires qui prennent toutes les routes du monde à partir du XVIIe siècle. Pendant la révolte des Pays-Bas notamment, la principauté excipe de sa neutralité pour vendre tant à l’Espagne qu’aux insurgés. Sans oublier que la sidérurgie suédoise naissante porte notamment le nom du Liégeois Louis De Geer (Michael Depreter & Mathieu Willemsen, deel II). Des agglomérations petites et moyennes se sont aussi inscrites dans le cluster urbain belge. C’est notamment le cas d’Ostende, notre seule ville sur mer avant d’être couronnée « reine des plages » (Torsten Feys & Michael-W. Serruys, deel II). C’est aussi le cas de Hasselt pour sa position « pivotale » dans les axes terrestres et navigables. A la fin du XVe et au début du XVIe siècle, un de ses marchands peut acheter en cinq ans quelque 1500 bœufs à Hambourg et jusqu’au Jutland du Sud, ce qui n’est pas rien à cette époque (Jeroen Benders, deel I).

On trouvera un peu partout, bien sûr, des traces de l’activité coloniale. Alost a ainsi droit à son chapitre pour la société anonyme La Centrale africaine qui y fut fondée par un groupe de notables et d’industriels en 1898. Le bateau à vapeur qui transportera le précieux caoutchouc sur le fleuve Congo recevra le nom d’Alostville, mais la concession obtenue s’avérera peu rentable à terme et il faudra chercher d’autres plans (Yves Segers, deel III). Bien auparavant, dans les années 1780, la firme Romberg & consorts inscrit Gand sur la carte du trafic d’esclaves transatlantique, avec un grand impact sur toute la ville et, aux yeux du gouvernement, des effets « à tous égards avantageux au Paijs » (cité par Stan Pannier, deel II).

Les contreparties sociales de l’essor économique sont illustrées notamment par la « rébellion des crieurs » (krijtersopstand) contre les taxes survenue en 1525 à Bois-le-Duc, une des quatre villes principales du duché de Brabant, connectée au marché mondial via Anvers. Le nom de belduque donné par les Espagnols aux gros couteaux des artisans locaux est toujours d’usage en Amérique latine (Bruno Blondé, deel II).
A mondialiser nos métropoles, les migrations n’ont évidemment pas peu contribué. Jusque 1800 environ, un bon tiers des habitants des villes n’y sont pas nés et la proportion est plus élevée encore dans les grands centres tel Anvers. Même Audenarde, « une ville endormie des Ardennes flamandes » (c’est Leen Bervoets qui le dit, deel I), absorbe au XIIIe siècle, du fait de son caractère frontalier, une population étrangère qui conduit à modifier les règles d’accès à la citoyenneté pour ceux qui s’y établissent. Ce statut, pour rappel, libère des devoirs envers le seigneur local, remplacés par les charges militaires et fiscales qu’impose le pouvoir communal.
Pour prendre la mesure des plus hauts lieux de la multiculturalité contemporaine, le cas de Ledeberg, section de Gand, a été retenu. Pas moins de 137 nationalités s’y côtoient actuellement sur une superficie d’un kilomètre carré. Deux siècles d’allées et venues dans un contexte de vieille industrialisation ont formé ce melting-pot, devenu assez classiquement un secteur de bouillonnement politique et culturel, la place du Beurre étant « un endroit où vous trouvez toujours bien quelqu’un avec qui vous entretenir d’un plan de protestation ludique ou politique » (Tina De Gendt, deel IV).
S’agissant des influences culturelles et sociétales, enfin, Bruges ressort naturellement au XVe siècle comme capitale artistique de l’empire bourguignon, comme foyer donnant le ton aux peintres de tous pays et même comme pionnière de l’organisation d’une loterie en Europe [2] (Jeroen Puttevils, deel I). Namur apparaît comme un réceptacle singulier d’influences architecturales françaises et italiennes, renaissantes, baroques et classiques (Emmanuel Bodart, deel II). Le pouvoir d’attraction de Spa, la station thermale où on venait de loin dès les temps modernes (Gerrit Verhoeven, deel II), est bien sûr d’une autre nature que celui, au Moyen Age, de Cambrai et d’Arras, alors liées au Saint-Empire et au comté de Flandre, sur… les hérétiques dont certains sont arrivés d’Italie (Brigitte Meijns, deel I). Mais fallait-il ajouter aux raisons de planétariser Bruxelles le fait que Karl Marx y séjourna et en tira quelques enseignements (Ilja Van Damme, deel III) ?…
En complément au dossier, j’ajouterai une petite pièce. Le président Charles de Gaulle aurait déclaré un jour (en privé) que la Belgique n’est pas un pays mais « un ramassis de villes » [3]. Le propos se voulait acide, comme il arrive fréquemment quand les Français se hasardent à parler de nous. Il constitue néanmoins, à sa manière, un témoignage des fondements citadins de notre identité, assez manifestes pour être perçus de l’extérieur. Il fallait seulement dire « un maillage de métropoles » , général!
P.V.
[1] Wereldsteden van de Lage Landen. Stadsgeschiedenis van Nederland en België, dir. Nadia Bouras, Jan Hein Furnée, Hilde Greefs, Jelle Haemers, Manon van der Heijden & Anne-Laure Van Bruaene, Amsterdam-Antwerpen, Atlas Contact, 2025, 448 pp. – Les chiffres cités au paragraphe précédent figurent dans le chapitre introductif. Conformément au propos de ce blog, je rendrai compte pour l’essentiel des parties relatives aux villes belges. [retour]
[2] Cfr l’article de ce blog, Dans la tête des participants à la plus vieille loterie, 14 août 2023. [retour]
[3] Cité in Jacques HALKIN & Louis NIEUWENHUYS, L’indispensable refonte d’un Etat belge, 2e part.: Le fédéralisme provincial…, Schaerbeek – Dion-le-Mont (Chaumont-Gistoux), 1982, p. 32). [retour]