Cela peut surprendre aujourd’hui mais il fut un temps où Anvers était à la pointe en matière d’habitats collectifs inspirés par la gauche. Savoir si cette politique a atteint ses objectifs est une autre question. Rick Faust (Université d’Anvers) a entrepris d’y répondre en dressant le bilan des sociétés de logement social SM Huisvesting et Onze Woning, porteuses de projets de grande ampleur dans trois quartiers de la Métropole [1].
Tout commence dans le contexte de la reconstruction qui suit la Seconde Guerre mondiale ainsi que de l’émergence de l’Etat provindence. Les initiatives anversoises profitent alors des ressources octroyées en vertu de la loi Brunfaut, votée en 1949 comme réponse socialiste à une autre loi, sociale-chrétienne celle-là, la loi De Taeye datée de l’année précédente. Cette dernière avait été conçue pour venir en aide financière aux Belges, nombreux comme on le sait, qui ont « une brique dans le ventre » . La préférence allait donc au développement de maisons particulières hors des villes. Avec Brunfaut, changement de cap: il faut impulser l’érection d’immeubles à appartements dans et autour des grands centres urbains.

En cette matière comme en beaucoup d’autres, le rôle du pouvoir communal est chez nous prépondérant, sous contrôle limité de la Société nationale du logement. Alors que le vent dominant dans l’ensemble du pays encourage le développement des foyers unifamiliaux, la très durable majorité rouge-romaine de la Cité scaldienne, menée par le bourgmestre socialiste Lode Craeybeckx, s’inscrit à contre-courant, tout en admettant – petite concession entre partenaires – que quelques demeures individuelles jouxtent le grand complexe d’appartements.
Le chercheur porte d’abord son regard sur le bloc d’habitations de la Zaanstraat, dans le quartier du Kiel, érigé entre 1950 et 1957, et les longs blocs et tours du Luchtbal, sortis de terre entre 1954 et 1962. Son principal constat, sans appel, est que les sociétés fondatrices ne sont pas restées longtemps sur les rails de leur finalité sociale. « Par manque de régulation financière, écrit-il, les sociétés de logement social anversoises ont fonctionné pratiquement comme des entreprises en quête de rentabilité » . Le subventionnement public ne pouvait suffire et la participation d’actionnaires privés apparaît rapidement dans les rapports annuels. La viabilité de la SM Huisvesting comme d’Onze Woning dépend largement des revenus de location. En 1955, ceux-ci, avec les paiements de charges de chauffage, représentent 91,6 % des rentrées de la première citée. C’est la quadrature du cercle: comment distribuer des dividendes satisfaisants tout en continuant à proposer des toits abordables aux plus pauvres ?
Poussés à la hausse par la nécessité de réaliser des gains, les prix du louage l’ont aussi été par l’importance des coûts et surcoûts de construction. Appel a été fait à des architectes de renom, marchant sur les pas de Le Corbusier, du constructivisme russe, des Congrès internationaux d’architecture moderne (Ciam) « imprégnés d’ambitions utopistes » : Renaat Braem avec Hendrik Maes et Victor Maeremans au Kiel, Hugo Van Kuyck au Luchtbal. Qualitativement, ils ont visé haut. Les équipements publics sont soignés et tous les appartements du Kiel disposent d’une salle de bains, ce qui n’est le cas en 1947 que pour 8,4 % des domiciles en Flandre. Fatalement, ce « paradis » socialiste n’est pas pour toutes les bourses, même si des aides particulières peuvent exister pour compléter celles qui sont trop dégarnies. En 1953, seuls 5,5 % des locataires de la Zaanstraat ont occupé précédemment un taudis. En 1976, ils seront sensiblement plus nombreux mais toujours minoritaires (14,8 %). Les sources rendent en outre perceptible, dans le chef des gestionnaires, une certaine réserve et une sélectivité dans l’acceptation de personnes que leur situation a pu rendre « déviantes » ou insolvables. Et si elles sont admises, il n’est pas rare qu’elles soient surveillées de près… On lit ainsi dans le rapport de 1955 de la SM Huisvesting que « quelques familles, qui n’avaient pas leur place [niet thuis hoorden] dans des immeubles d’appartements modernes, ont été transférées dans les complexes plus anciens » .

On ne se cache pas, dans les sociétés concernées, que l’offre dépasse les moyens d’un grand nombre. L’examen des profils des locataires fait ressortir une surreprésentation des familles nombreuses – en phase ici avec les intentions sociales –, mais aussi de la classe moyenne et notamment des employés communaux. Les inévitables passe-droits peuvent aussi, bien sûr, entrer en ligne de compte. Au Luchtbal, on a bien cherché à bâtir à moindres frais, la Société nationale du logement veillant au grain, mais sans élargir considérablement l’ouverture aux plus défavorisés. Dans son jaarverslag de 1969, Onze Woning justifie sa politique restrictive en constatant que les gens venus des galetas ont un « comportement hostile » à l’égard « d’une habitation plus confortable et des règlements de location qui les obligent à modifier leur mode de vie » .
Le grand écart qui s’est ainsi creusé entre la raison d’être des bailleurs et l’origine des preneurs n’a pas échappé au gouvernement. Celui-ci impose un tournant majeur avec la promulgation, le 14 décembre 1960, d’un premier arrêté royal qui fixe un salaire maximum pour pouvoir être candidat au logement social. Les plus aisés des locataires existants voient en outre leur loyer augmenter, ce qui n’empêche pas les sociétés, contraintes d’adapter leurs tarifs à la population la plus indigente, d’enregistrer des pertes sèches. Pour sauver ce qui peut l’être de leur modèle économique, elles n’ont d’autres choix que d’opérer des coupes sombres dans leurs dépenses. Le quartier Europark, aménagé sur la rive gauche par la SM Huisvesting entre 1967 et 1979, est conçu dans cet esprit. En est bannie « toute forme de politique de luxe » dans les équipements collectifs comme particuliers afin de pouvoir offrir à moindre prix. Lors de l’inauguration de la première série d’appartements, le bourgmestre Craeybeckx soupirera que « cela ne correspond pas toujours à ce que nous aurions bien voulu » . Pour autant, les propriétaires ne cessent pas d’être guidés par la quête du profit: « D’une analyse des données tant qualitatives que quantitatives des rapports annuels ultérieurs, précise l’historien, il apparaît de surcroît qu’on ne cherche plus à atteindre un profil spécifique d’habitants et que les ambitions utopistes-modernistes ont été abandonnées » . Pour compenser les manques à gagner, appel sera fait aux politiques et des locaux seront transférés à la Ville. En 1978, les loyers seront adaptés aux moyens des locataires, ce qui les rendra forcément moins attractifs pour les catégories à hauts revenus.
Du Kiel, cité en exemple à l’étranger pour ses atouts architecturaux, au Luchtbal déjà moins prisé et à l’Europark réalisé à moindres frais, on mesure le chemin parcouru sur la pente d’un appauvrissement des logis… pour pauvres. C’est du reste une tendance internationale à partir de la fin des années ’60, quand s’approche l’heure de l’adieu aux Trente glorieuses.
P.V.
[1] « Sociaal voor wie ? De relatie tussen de inrichting van de stedelijke ruimte en het beoogde bewonersprofiel in de Antwerpse sociale woonwijken het Kiel, Luchtbal en Linkeroever, 1949-1978 », dans Stadsgeschiedenis, 20e jaargang , n° 1, 2025, pp. 23-39. https://lup.be/journal/stadsgeschiedenis/, sg@uantwerpen.be, Universiteit Antwerpen / Stadscampus, Sint-Jacobsmarkt 13 KS 116, 2000 Antwerpen. [retour]