Vallée de la Meuse, vallée de la mort

On ne voit presque plus rien entre Liège et Huy en ces premiers jours de décembre. Mais le brouillard est aussi toxique et il sera mortel pour des dizaines d’habitants ainsi qu’une partie du bétail. En cause, des rejets industriels sulfureux combinés à un phénomène météorologique rare. Un pic dans des nuisances ici permanentes (1930)

   Le samedi 6 décembre 1930, on lit à la une du Chicago Daily Tribune ce titre en lettres capitales: « 68 DIE IN EUROPE’S « GAZ FOG »  » ( « 68 décès dans le « brouillard de gaz » en Europe » ). Le journal rapporte, parmi d’autres informations, que les autorités belges se préparent à distribuer plus de 20.000 masques à gaz et que les Bruxellois, terrorisés, se calfeutrent chez eux. Dans toute la presse des deux côtés de l’Atlantique sont relatés maints accidents, sur routes et en mer. Les effets de la purée se font sentir jusqu’à Paris mais c’est dans la vallée de la Meuse, entre Liège et Huy, qu’elle atteint son paroxysme. On n’y voit pratiquement plus rien, au point que les services de bus ont été supprimés temporairement.

   Dès le début de la semaine, les premiers « malades du brouillard » ont été signalés. Le mercredi 3 décembre, près d’Engis, un couple de fermiers et des ouvriers agricoles ont été frappés de quintes de toux, la gorge brûlée par une odeur âpre, crachant noir et jaune. Non loin de là, un éleveur, la poitrine oppressée, a dû abattre ses porcs qui suffoquaient. Après quelques jours, c’est parmi les humains que les morts se comptent par dizaines. Les victimes ont commencé par être sujettes à des essoufflements, des maux au thorax, des vertiges, des nausées. Certaines sont tombées dans le coma en pleine rue avant de rendre l’âme. Dans les étables, les cadavres de bestiaux s’accumulent. On a pu sauver certains d’entre eux en les amenant vers les hauteurs environnantes. Ce n’est qu’après le 5 décembre que l’air redeviendra à peu près respirable.

   A ce phénomène météorologique – mais pas que – ainsi qu’à ses causes et ses suites, Alexis Zimmer, professeur d’histoire environnementale à l’Université de Liège, a consacré sa thèse de doctorat, soutenue à l’Université de Strasbourg et coulée depuis dans un format accessible au grand public [1]. Il ressort de cette « contre-enquête » , comme son auteur la désigne, que la région a déjà été couverte de nuages à couper au couteau, en 1897, 1902 et 1911 notamment. Ils ont été toutefois de moindre ampleur et fatals surtout à une partie du bétail. Quant à expliquer cette catastrophe recommencée et aggravée, les hypothèses réalistes ou fantaisistes fusent de toutes parts. Des spécialistes évoquent le gel des tissus pulmonaires par le froid, l’expérimentation secrète de nouveaux gaz militaires, des asphyxies par accumulation d’humidité dans les poumons, la peste noire même…

Embarcadère à charbon sur la Meuse à Seraing, d’après une gravure d’Edouard Masson, 1903. (Source: dans François Pasquasy, « La sidérurgie au pays de Liège. Vingt siècles de technologie. De la préparation du minerai à la coulée du métal » , (Liège), Société des bibliophiles liégeois, 2013, p. 161)

   Du côté des services gouvernementaux, on privilégie prématurément la version d’hygiénistes pour qui il s’est agi de « morts naturelles, provoquées par le brouillard particulièrement intense, froid et humide » (cité p. 24). Le Dr Lacomble fait observer que si les intoxications avaient été dues à des vapeurs industrielles, elles auraient également affecté les enfants, ce qui n’a pas été le cas. En outre, « toutes les personnes décédées souffraient d’affections des voies respiratoires ou de maladies du cœur » (cité p. 25). Mais ces conclusions sont contestées au sein de la population locale. Rapidement sont montrées du doigt les usines à zinc et d’engrais, l’une des plus importantes d’Europe étant localisée à Engis, commune la plus touchée. « Chose curieuse: ce brouillard déposait une poussière gris-ardoise, grasse et collante » , témoigne André, pharmacien à Hollogne-aux-Pierres (section de Grâce-Hollogne aujourd’hui). De toute manière, fait valoir Pierre Nolf, médecin du Roi et président de la Croix-Rouge, « le brouillard pur ne peut tuer personne » (cités p. 26).

   Interpellé, le gouvernement charge deux nouvelles commissions de faire toute la lumière, l’une administrative, du corps des Mines, l’autre judiciaire, du parquet de Liège. Un an plus tard, la seconde établit le lien entre les pathologies constatées, l’accumulation de composés soufrés provenant de la consommation massive de charbon dans la vallée, la topographie de cette dernière et des conditions météorologiques particulières (p. 27). Le corps des Mines a recueilli quant à lui des avis contrastés. Les directeurs d’usines à zinc indiquent que les morts des alentours étaient « asthmatiques au dernier point » ou que, « malades depuis longtemps » , leur fin « était attendue » . Mais pour les ingénieurs, il n’est guère douteux qu’un élément nocif a dû se répandre. « A Engis, je suffoquais, je toussais violemment, comme si je respirais des fumées d’allumettes au soufre » , confie Clément Soiron, chef mineur aux charbonnages des Kessales (cités p. 60). Les résultats des premières autopsies sont allés en ce sens. L’explication exclusivement « naturelle » ne tient définitivement plus la route. Dès le 13 décembre 1930, le bourgmestre d’Hermalle-sous-Huy (Engis), en phase avec ses administrés, a demandé un examen de « la situation intolérable » que créent les nuisances générées continuellement par  l’usine des fours à zinc de la Vieille Montagne à Flône (Amay) (p. 81).

Trois photos des brouillards dans la vallée de la Meuse, ca. 1930. (Source: collection Albert Humblet, dans n. 1, p. 17)

   L’abondance et la teneur des dérivés sulfureux, dont la respiration irrite les voies supérieures et engendre des œdèmes pulmonaires, combinées avec une configuration atmosphérique exceptionnelle et des corps déjà fragilisés initialement apparaissent donc, aux yeux des enquêteurs, comme les responsables avérés de la mortalité particulièrement concentrée « dans la partie de la vallée où les fumées de la ville de Liège et des agglomérations du sud (Angleur, Chênée, Sclessin, Ougrée) commencent à s’engouffrer et où la concentration industrielle (métallurgie, centrales électriques, cockeries [sic], verreries) est notablement plus grande » (cité pp. 93-94). Nombre de facteurs permanents n’ont toutefois pas été envisagés comme de possibles causes profondes. Ainsi pour « la dégradation continue de la situation sanitaire, intérieure et extérieure, des établissements industriels » (pp. 315-316), installés en outre dans une vallée encaissée et sinueuse, d’où les fumées s’évacuent difficilement.

   Au moins n’est-il plus possible, après l’épisode de 1930, de nier les corrélations entre pollution et létalité. On ne peut plus comme en 1846, dans le cadre de la première Enquête sur la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants au plan national, soutenir que l’état sanitaire d’habitants proches de fabriques de zinc est « aussi satisfaisant que celui des autres localités » (cité p. 242). Mais dans la recherche de solutions, les airs passagèrement irritants sont loin d’être tous considérés comme dangereux. L’administration peut se contenter d’envisager, surtout les jours de brouillards, la réduction des quantités de certaines substances rejetées dans l’atmosphère. Le ministère de la Santé publique entreprend par ailleurs des expériences visant « à l’adoption d’un moyen permanent de protection collective contre le retour éventuel des accidents de 1930 » (cité p. 303). La distribution de masques à gaz, déjà mentionnée, est finalement abandonnée. Le docteur Dautrebande, professeur à la faculté de médecine de l’Université de Liège et directeur de l’Ecole supérieure de protection contre les gaz de combat, préconise pour sa part d’allumer de grands feux pour évacuer les produits toxiques vers le haut (p. 311). Imposer des mesures drastiques aux industriels serait une autre paire de manches…

   Pour Alexis Zimmer, toute expertise est « éminemment » discutable (p. 43) et il n’est pas le seul à le professer. Dans le cas d’espèce, nul besoin d’être grand clerc pour comprendre que ni les autorités politiques, ni les décideurs économiques, ni même les travailleurs des entreprises suspectées n’étaient désireux de tuer la poule aux œufs d’or. Prévaut toujours l’argument contenu dans l’arrêté royal qui, en 1851, autorisa l’établissement d’une fonderie de zinc de la Vieille Montagne en dépit de nombreuses oppositions: « Si quelques dommages partiels résultent de la mise à feu de cette usine, ils seront amplement compensés par les avantages que cet établissement apportera aux habitants des localités environnantes » (cité p. 169).

   De nos jours, le déploiement des mêmes dispositions qu’il y a un siècle ou presque est prévu en cas d’alerte, par exemple aux fortes concentrations de particules fines: réduction, le temps nécessaire, de la quantité de polluants rejetés, recommandations spécifiques adressées aux « personnes vulnérables » … Indépendamment des accidents possibles, que l’atmosphère ne puisse absorber sans conséquences toutes les émanations résultant des activités humaines est acquis. Mais sur les manières bonnes ou non de relever le défi à long terme, sur les choix à opérer donc, les conceptions divergent et l’historien se doit de céder la place au citoyen.

P.V.

[1] Brouillards toxiques. Vallée de la Meuse, 1930, contre-enquête (2016), nvelle éd., Paris, éd. Amsterdam, 2025, 390 pp. – La citation du Chicago Daily et les différents faits rapportés par la presse sont rassemblés pp. 11-22. [retour]

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