C’est un destin bien singulier que celui des habitants des cantons de l’Est nés au début du XXe siècle: Allemands avant la Grande Guerre (par la volonté des vainqueurs de Napoléon en 1815), Belges après en application du traité de Versailles, de nouveau Allemands pendant la Seconde Guerre, de nouveau Belges ensuite. Venue au monde à la fin des années 1920 dans un Malmedy où les deux tiers de la population parlaient la langue de Goethe, Lily (Elisabeth) Pierry n’a pas connu la première intégration à la Belgique, qui ne se déroula pas sous les meilleurs auspices: plutôt à la manière d’une réparation de guerre. Elle peut en revanche témoigner des chapitres ultérieurs. C’était une raison amplement suffisante pour que son petit-fils instituteur Ronald Goffart lui donne la parole et se fasse son biographe [1].
Cet éclairage de la « grande » histoire par la « petite » , personnelle et particulière, nous dit comment une question frontalière a pu – et peut encore – déchirer des familles entières. Ceux qui, comme le précise en préface Francis Balace, professeur honoraire de l’Université de Liège, ne furent considérés par les autorités national-socialistes que comme des Beutegermanen (Germains de prise) (p. 8), ont vécu un retour au statu quo ante bellum assombri par la suspicion, pesant sur beaucoup, d’avoir été de gré plutôt que de force au service du Reich.

Si, après la capitulation de mai 1940, le décret par lequel la Cité du Cwarmé revient au Reich réjouit les membres du Heimattreue Front, qui revendiquaient ce rattachement, voir le nom des rues et des places se germaniser blesse l’âme de nombreux enfants du pays. Ce ne sera là que la moindre des épreuves. Lily, qui a 13 ans en 1940, est réquisitionnée après ses études primaires pour la Landjahr, un service de huit mois en zone rurale au cours duquel les adolescents, éloignés de leurs proches, sont endoctrinés tout en accomplissant des travaux au service de la collectivité. Dans la campagne des environs de Kassel, la nostalgie du pays rend les cœurs de la petite Pierry et de ses amies « tristes et lourds à en mourir » (p. 49).
En été 1944, alors que les Américains progressent vers Malmedy, la famille prend comme beaucoup d’autres la décision, lourde de conséquences, de fuir vers l’intérieur de l’Allemagne, d’abord à Bonn où August, le père, a de la parenté, puis à Erfurt. Pourquoi cet exil volontaire ? Si incroyable que cela puisse paraître, Lily l’a expliqué par l’appréhension de représailles de la part de ceux que, de l’autre côté de la frontière, on accueillait en libérateurs: « On avait peur, pas des Américains, plutôt des GI’S Noirs, je ne vais pas dire qu’ils allaient manger les Blancs, mais on nous avait raconté qu’on serait probablement massacrés. On a eu peur et on est parti surtout à cause de ça » [2].
En mars 1945, Elisabeth est convoquée à l’aérodrome d’Erfurt où elle reçoit une formation de base pour faire d’elle « un rempart contre l’ennemi » (p. 127). Hitler use ses dernières cartouches, mais la guerre est perdue. La jeune fille, qui a eu l’occasion de voir les ruines fumantes et les « montagnes de briques et de poutres enchevêtrées » (p. 70) d’Aix-la-Chapelle après un des cinq bombardements qui l’anéantiront presque totalement, découvrira bientôt le sort guère plus enviable de la ville de son enfance. Quand elle la reverra, elle ne pourra plus « situer les endroits où elle avait grandi et circulé tant de fois! » (p. 168). C’est à la Noël 1944 que le centre a été ravagé par des bombardements américains mal ciblés, qui ont fait plus de 200 victimes.
S’ouvre alors le temps de la méfiance pour ceux qui, nolens volens, ont été allemands. Nombre de résistants malmédiens ont pourtant péri dans les camps. Quand la croix gammée flottait sur les bâtiments publics, des jeunes belgicains affichés, portant au revers de la veste l’edelweiss des opposants au nazisme, n’hésitaient pas à s’en prendre aux membres des Hitlerjugend (Jeunesses hitlériennes), saccageant leurs locaux ou les rossant à la sortie de leurs réunions. La petite bande « ira jusqu’à encadrer un portrait du Führer de cette matière brunâtre dont on ne se débarrasse d’habitude que dans les WC! » (p. 88). Evidemment, la répression a frappé.

Ceux qui combattirent dans les rangs de la Wehrmacht furent-ils plus nombreux que les réfractaires ? Vraisemblablement et pour cause. Se dérober aux obligations militaires, c’était exposer ses parents à des mesures de représailles telles que la perte de l’emploi, la privation de tickets de rationnement ou le versement dans un bataillon disciplinaire afin de remplacer le fils déserteur. Mais la compréhension des contraintes fait bien souvent défaut après la victoire. Au retour à Malmedy, tout le monde est arrêté pour être interrogé à la Sûreté. « La revanche patriotarde » se déchaîne contre ceux qui ont endossé l’uniforme ennemi. Une guéguerre après la guerre commence, « qui minerait des années durant la vie malmédienne! » (p. 161). Le père de Lily mourra peu avant d’être libéré du centre de détention de Verviers.
C’est assez dire si la Libération ne fut pas pour tout le monde un moment d’euphorie. Aux difficultés du quotidien s’ajouteront pour la Fraulein Pierry les quolibets subis parce qu’elle a ramené un « paquet d’Allemagne » , entendez qu’elle est enceinte (p. 217). Une vie matérielle et familiale difficile attend celle qui tiendra un magasin de jouets comme sa mère auparavant.
Au moins aura-t-elle, par le présent livre, donné un nom et un visage aux tribulations des femmes et des hommes qui, sans l’avoir demandé, avaient basculé du côté réprouvé de l’histoire.
P.V.
[1] Lily, une enfance à Malmedy pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Jourdan, 2019, 227 pp. Nouvelle édition à Bruxelles, Racine, 2025. Version allemande: Lily. Eine beschlagnahmte Jugend in annektiertem Land, Bullay-Mosel (Rheinland-Pfalz, Deutschland), Rhein-Mosel-Verlag, 2022. Je citerai d’après l’édition Jourdan. [retour]
[2] Interview à la RTBF Liège, 10 déc. 2019, https://www.rtbf.be/article/l-exil-d-une-famille-malmedienne-vers-l-allemagne-a-l-ete-44-10384647. [retour]
Quel malheur, toutes ces vies brisées, ces malentendus parce qu’une frontière fluctue, qu’un régime politique chasse un autre. Que ceci ne nous empêche pas d’aller au carnaval et de visiter cette belle région.
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Claude Callens, lecteur attentif du Passé belge, m’a fait parvenir ce récit vécu qui trouve pleinement sa place ici:
Cet article a réveillé un très vieux souvenir. Peu après la seconde guerre mondiale, nous étions allés, en famille, à Monschau. On s’est rendu compte que le projet d’annexion de la région à la Belgique restait bien vif, depuis la grande guerre, dans l’esprit des habitants qui, semble-t-il, n’avaient toujours pas digéré le projet. En effet, alors que nous étions entrés dans une boutique, le commerçant, mine de rien, nous a lancé des injures en allemand. Il ignorait évidemment que mon père qui, grâce à Adolf, avait passé un long séjour linguistique dans divers camps de « vacances », comprenait la langue de Goethe… D’un tempérament très sanguin, mon père lui a répondu violemment dans sa langue et j’ai appris ainsi un gros mot allemand que j’ai gardé en mémoire, mon père ayant pris plaisir à nous traduire ensuite ce qui avait été échangé comme amabilités…
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