S’il faut en croire l’écrivain Sir Richard Steele, qui vécut au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, « près des deux tiers de la nation » (anglaise) « avaient laissé les affaires et les plaisirs envahir les heures de repos » . La cause de ce changement dans les habitudes ? La nuée des réverbères érigés dans les rues des cités à cette époque… Mais faut-il prendre le propos pour argent comptant ? Selon Gerrit Verhoeven (Université d’Anvers, Musées royaux d’art et d’histoire), dont la démonstration repose sur le cas anversois, il faut y apporter plus d’une nuance [1].
La question des sources sur pareil sujet est forcément ardue. L’originalité de l’auteur est d’avoir tiré ample parti des témoignages recueillis par la cour locale de justice criminelle (Hoge Vierschaar). Les milliers d’indications qu’ils contiennent sur les moments et durées des activités quotidiennes ont été stockées dans une base de données, non sans les soumettre aux règles de la critique historique, en tenant compte notamment des limites de représentativité des personnes interrogées.
Il ne fait pas totalement noir, une fois la nuit tombée, dans la Métropole aux dernières décennies de l’Ancien Régime. Les auberges, les magasins, les demeures patriciennes, les portes de l’enceinte… sont éclairés par des lanternes. On illumine aussi les statues de la Vierge et des saints (ou potales) fixées sur les façades. Mais dans les mêmes années, les rues de Londres, de Paris ou d’Amsterdam, et même de villes secondaires comme Turin, Copenhague ou Lille, jouissent de dispositifs beaucoup plus élaborés. C’est que les moyens sont ici limités: si quelques activités proto-industrielles se sont développées (dentelle, filature…), l’âge d’or a pris fin avec la fermeture des bouches de l’Escaut par les Provinces-Unies. Sous le scalpel du chercheur, la modernisation des luminaires dans l’espace public n’apparaît toutefois nullement comme un préalable pour que les rythmes journaliers soient déconnectés du cycle solaire.
Dans la cité scalienne comme ailleurs, bien des métiers impliquent des horaires tardifs: domestiques, aubergistes, musiciens, gardiens de nuit… Des « examinatieën en informatieën » (examens et informations) judiciaires, il ressort en outre que nombre d’artisans, de marchands, d’ouvriers sont toujours au travail à 9 ou 10 heures du soir. Peter Dom, un compagnon plombier, déclare ainsi, le 14 avril 1766, qu’il avait fini sa journée vers 9 heures 30 quand lui-même, son frère et son neveu ont été molestés sur le chemin du retour par « de la racaille de la ville » . Il ne s’agit certes pas d’un archétype du service accompli par la majorité des gens actifs: pour la plupart, en moyenne, le long labeur s’arrête autour de 7 ou 8 heures du soir après avoir commencé vers 6 heures du matin. En hiver, on démarre grosso modo une demi-heure plus tard et on termine une demi-heure plus tôt qu’en été, mais sachant qu’au plus profond de la saison froide, il ne fait pas clair avant 8 heures du matin et le soir tombe à partir de 5 heures de l’après-midi, un temps de travail important se déroule inévitablement dans l’obscurité, à la lumière des bougies, des lampes à huile, des lanternes, des torches ou d’autres moyens artificiels. La colonisation de la nuit (nocturnalisation) n’est dès lors pas moindre en bord d’Escaut qu’en bord de Tamise où les réverbères prolifèrent.

Les archives de Thémis ne font pas davantage état d’une croissance significative des activités nocturnes au cours du siècle. Si les débuts de l’industrialisation impriment leur marque, c’est davantage dans l’abandon de certains de jours chômés liés à des fêtes religieuses. On aura par ailleurs davantage tendance, quand il fait noir, à se replier intra muros. En décembre 1769, le greffier de la cour, entendant les réponses d’un touche-à-tout, note « qu’il vend des moules dans la rue jusqu’à 7 heures, rarement aussi tard, puis qu’il passe ses soirées chez lui à enrouler de la soie et à fabriquer des filets pour gagner sa vie. De temps en temps, il va aussi boire une bière au Jaeger » (au Chasseur).
La dernière phrase de cette déclaration nous fournit la transition vers le domaine des loisirs, que Gerrit Verhoeven a également envisagé. Pour les classes inférieures et moyennes, les délassements commencent le plus souvent après 7 ou 8 heures du soir. Dans plus de 70 % des cas que donnent à connaître les dossiers du tribunal, il s’agit de retrouver des amis à l’auberge, au café, au bistrot… Des limites temporelles sont toutefois fixées: la fermeture des portes de la cité et le couvre-feu, abandonnés un peu partout mais pas à Anvers, ont lieu respectivement à 5 heures en hiver et à 22 h. 30 en toutes saisons. Aller faire la fête dans les villages environnants, où les boissons alcoolisées sont moins taxées, n’est donc pas sans contrainte. En ville, en revanche, les témoignages relatifs aux refus de clients de quitter la taverne à l’heure de la fermeture sont légion. Ils semblent bénéficier d’une certaine tolérance de la part du bailli et des veilleurs de nuit.
Si le manque d’éclairages dans les quartiers ne décourage pas davantage les noctambules, ceux-ci ne constituent cependant qu’une minorité, issue tantôt de la haute société, tantôt des bas-fonds. Il en va d’ailleurs de même dans tous les grands centres urbains. A 11 heures du soir, à peine 6 % des Anversois sont toujours debout. « La nocturnalisation fut en somme tout sauf un phénomène de masse à Anvers, résume l’historien, mais elle pouvait être observée aux marges de la société » , quand « la majorité silencieuse des habitants de la cité se trouvaient alors déjà profondément plongés dans le pays de Nod » . Pas de différences significatives entre les genres: « Le stéréotype classique des sphères séparées, où les hommes sont libres de se balader dans les rues quand les femmes sont tenues de rester à la maison, ne correspond pas aux faits pour Anvers » . Tout au plus observe-t-on une diminution de la présence féminine dans les cabarets à mesure que l’heure avance.

Sur les plages de sommeil aussi, les dépositions peuvent nous instruire indirectement. Appelé à témoigner dans une affaire de suicide en 1752, Guilelmus Colenberger; qui affiche de multiples professions, explique aux juges qu’il a accompagné les époux Vanderneusen jusqu’à leur domicile un dimanche hivernal vers 11 heures 30. D’après ses dires, le mari aurait insisté pour que sa femme se dépêche, ajoutant: « Je dois me lever tôt demain » . Mais il s’agit ici plutôt d’une exception. L’Anversois moyen va habituellement au lit entre 10 et 11 heures. Et comme il se lève entre 5 et 6 heures, il passe dans les bras de Morphée autour de sept heures tout au mieux, sans changement substantiel entre le début et la fin du XVIIIe siècle. Son repos, qui correspond au strict minimum biologique, est un bien auquel il tient d’autant plus, comme l’illustre le nombre des plaintes déposées pour tapage nocturne et des pétitions adressées au gouvernement municipal contre les nuisances de cette nature. Même si récriminer n’est pas toujours sans risques… En 1779, le fileur de coton Peter Genaert est agressé par un membre d’une bande de jeunes fêtards pour avoir protesté contre leurs chansons obscènes qui l’empêchaient de dormir entre 10 et 11 heures.
C’est au cours du XIXe siècle que l’éclairage public moderne va se répandre dans la Métropole. Il ne modifiera guère les distributions quotidiennes entre turbin, détente et dodo. Il reste trop peu de nuit à grignoter.
P.V.
[1] « The Remains of the Night: Nocturnalization, Street Lighting, and Urban Life in Eighteenth-Century Antwerp » , dans Early Modern Low Countries, vol. 7 , n° 2, Deventer, 2023, pp. 239-259, https://emlc-journal.org/article/view/18372 (en libre accès). [retour]